Les basses œuvres d'une basse police

La bataille de Bab-El-Oued, elle, est terminée depuis samedi soir, et les commandos OAS ont forcé le siège, déguisés en infirmiers ou camouflés en blessés. Gendarmes et CRS passent le quartier au peigne fin en perquisitionnant systématiquement dans chaque boutique, chaque entrepôt, chaque appartement. Ils sont venus chez moi mais, comme je leur ai dit que j'étais journaliste, ils n'ont pas poussé les choses trop loin. De 6 heures él 8 heures, les femmes ont été autorisées à aller aux provisions. Beaucoup d'entre elles qui ont stocké des conserves n'en ont pas besoin ; mais elles veulent savoir et, grâce à elles, les informations circulent.
Mon téléphone non plus n'arrête pas et de partout, on me cite des faits révoltants. Au 24 de la rue Vasco-de-Gama, les gendarmes ont, en perquisitionnant, volé à Mme Kalifa -- dont le mari a été tué par le FLN et qui est mère de quatre enfants - une somme de 200000 francs.
Chez une de ses voisines, Mme Si, ils ont raflé 100 000 francs en argent français.
Chez une autre, Mme Achard qui est métropolitaine, ils ont dérobé 500000 francs dans son appartement, 200000 francs dans le magasin de son mari qui est frigoriste, emporté deux caisses d'outils valant au moins 250 000 francs et laissè leurs excréments bien en vue sur le bureau.
Rue Christophe Colomb, ils ont, en lui disant qu'ils cherchaient le docteur Jean-Claude Perez (un des responsables de l'OAS Ndlr), oblige une jeune femme à se mettre entièrement nue devant eux. Elle leur a fait observer : " Je ne le cache pas dans mon cul. "
Au 16 de ma rue, une jeune femme et sa mère âgée de soixante-dix ans ont dû également se déshabiller devant eux.
Au 37, d'ou ils ont cru qu'on avait tirè sur eux, ils ont lancé une grenade dans la loge de la concierge puis dans les étages, défoncé à coups de hache la porte d'un officier de réserve, M. Abdon, et saccagé entièrement son appartement, démolissant vaisselle, radio et télévision, et piétinant les papiers de famille.
Chez M. Kadouche, ils ont trouvé une affichette tricolore portant les mots : " Je suis Français. " Ils l'ont déchirée en morceaux et oblige M. Kadouche a la manger sous leurs yeux.
Chez M. Julien, qu'ils ont fait descendre les bras en l'air comme tous les hommes de la maison, ils ont foulé au pied un drapeau français. Comme Mme Julien s'insurgeait, un gendarme l'a rabrouée : " Vous n'avez plus besoin de drapeau; vous n'êtes plus Français ", et il s'en est fait un foulard.
Sur le même palier, les gendarmes ont complètement ravage l'appartement du pasteur Kowalski et, d'un tiroir, une enveloppe a glisse sur le carrelage sur laquelle je lis : " Dernieres volontés de Marie-Louise Broekman. " Dans les débris, une pancarte : " Je m'end0rs en paix car toi seul, ô Eternel, tu me donnes la sécurité dans ma demeure. "
Dans l'entrée de l'immeuble, ils ont, durant toute la perquisition, gardé les hommes les bras en l'air pendant que l'un d'eux ne cessait de crier : " Plus haut ! " et qu'un de ses camarades l'excitait en lui répétant : " Tire-leur dans le dos ! "
Le pharmacien du quartier me téléphone. Rue Soleillet, derrière chez moi, on a trouvé le cadavre d'un Européen dans un sac. Il m'apprend aussi que, dans la même rue, la fillette d'un ami qui se tenait derrière les volets a été tuée sous les yeux de ses parents par une rafale venue d'on ne sait où…

… Le siege est terminé. Ce quartier si bavard est plongé un demi silence consterné.
Je rencontre mon ami Nicolas Loffredo, premier maire de Bab-el-Oued qui en est aussi le coeur. Il a les larmes aux yeux :
Pendant le siège, nous sommes allés voir tout le monde. Et tout le monde nous a insultés. Le préfet de police a interdit de laisser entrer le ravitaillement sauf le lait et les médicaments. Il nous a dit :
" Je vous ferai mettre les genoux à terre ! Je sais qu'il y a à Bab-el-Oued des armes et des milliers de tueurs. Je ne fais confiance à personne : ni à la Croix-Rouge ni aux médecins.
" Le général Capodano, à la caserne d'Orléans, à été encore plus odieux : " Je ne peux et ne veux rien faire pour la population. Mais si vous me livrez quelques mitrailleuses lourdes, quelques bazookas et une douzaine de tueurs, alors on verra. "
Puis il ajoute :
- Tu comprends ce qu'ils veulent dire, toi ? Et le général a ajouté : " L'honneur de l'armée doit être sauvé ! "
Ce n'est pas tout :
- Nous sommes intervenus en faisant remarquer que des bébés étaient en train de mourir. Tu sais ce que nous a répondu un officier de gendarmerie ?
" Tant mieux! Plus il en crèvera, mieux ça vaudra ! Il y en aura moins pour nous tirer dessus. "
Et comme nous demandions qu'on enlève au moins les morts, il a éclaté : " Vos cadavres, mangez-les ! "

Gabriel Conesa - Bab-el-oued, notre paradis perdu.
Ed - Robert Laffont

Gabriel Conesa est né le 15 décembre 1921 à Alger, a vécu trente-cinq ans a Bab-el-Oued.
Elève au lycée Bugeaud. Il est mobilisé en 1942 lors du débarquement allié : campagnes de Corse, d'Italie, de France.
S'ennuie pendant quatre ans dans l'entreprise familiale - malgré Ie sport : football et water-polo - avant d'entrer à la Dépêche quotidienne d'Alger, en 1950, puis au Journal d'Alger.
Dans une série d'articles publiés en octobre 1954, il annonce le premier la rébellion algérienne, à laquelle personne ne croit.
Il suit, aux premières loges, toute " l'affaire algérienne " pour Le Journal d'Alger et pour Paris-Match.
En 1962, il s'installe à Paris, toujours à Paris-Match, pour lequel il effectue de grands reportages en Europe, en Algérie, en Afrique noire, en Asie (Vietnam) et en Amérique du Sud.
Il décède le 16 janvier 2001 à Nice.

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Mis en ligne le 04 octobre 2023

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