Ali-Chaouch
Deli Ibrahim eut pour successeur Ali Chaouch, " honnête homme et fort raisonnable, " dit le consul Clairambault. Les insurrections qui, depuis plus de vingt ans, ensanglantaient la ville, y avaient amené de véritables hordes de brigands ; Ali rendit une justice draconienne, et, dans les premiers mois de son règne, abattit plus de dix-sept cents têtes ; c'est à ces rigueurs nécessaires qu'il dut de pouvoir gouverner en paix.

Il refuse de recevoir le pacha envoyé par la Porte
Il avait vu que les pachas envoyés par la Porte, quoique ne jouissant d'aucun pouvoir effectif, étaient une cause permanente de troubles, intriguant sans cesse dans l'espérance de voir revenir le passé, ou servant tout au moins de drapeau aux agitateurs ; il se décida à les supprimer. En 1711, il refusa de laisser entrer à Alger Charkan Ibrahim, qui venait d'y être envoyé, et le fit menacer de mort, s'il insistait pour débarquer. Le pacha se retira, et fut jeté à Collo par la tempête ; il y mourut de maladie. En même temps, le Dey envoya une ambassade à Ahmed III, en lui représentant les graves inconvénients de la multiplicité des pouvoirs ; les bonnes raisons qu'il donna, jointes aux présents qu'il n'avait pas ménagés, suffirent à convaincre le Grand-Divan, et les deux dignités furent réunies sur la même tête. A partir de ce moment, les Deys gouvernèrent comme ils voulurent, et l'instrument de pouvoir qu'on avait jadis appelé le Divan d'Alger, n'exista plus que pour la forme.

Conspirations
Pendant les trois premières années de son règne, Ali se vit demander la paix par les Hollandais, les Siciliens, les Anglais et l'Empire ; tous firent d'énormes présents pour l'obtenir : elle ne fut accordée qu'à la Hollande. En 1716, on lui déclarait de nouveau la guerre. Les Suédois et les Danois ne furent pas plus heureux, et la Course reçut une grande impulsion ; car le Dey, instruit par l'exemple de ses prédécesseurs, voyait que c'était le seul moyen d'assurer la paie de la Milice. Celle-ci essaya de renouveler les séditions accoutumées ; le 23 juin 1713, quelques Ioldachs se jetèrent sur Ali, au sortir de la mosquée ; mais il se tenait sur ses gardes, et ne fut que légèrement blessé. Les insurgés, vivement poursuivis, se retirèrent dans une maison voisine, et s'y défendirent si désespérément qu'il fallut en faire sauter les murs ; trente des conjurés furent étranglés.

Tremblement de terre
Le 3 février 1716, à deux heures du matin, un terrible tremblement de terre vint bouleverser la ville d'Alger et la campagne voisine : beaucoup de maisons s'écroulèrent ; toutes les autres furent endommagées. De nombreux incendies éclatèrent ; le vol et le pillage vinrent s'unir à ces horreurs ; le Dey, à la tête de ses chaouchs, parcourait sans cesse les décombres, faisant sabrer sur place tous les coupables pris en flagrant délit. Le 4 et le 5, le tremblement de terre continua, avec des secousses un peu moins violentes, mais répétées toutes les demi-heures ; la population toute entière se réfugia aux champs ; Ali s'installa au Bordj de l'Etoile, où il fut assiégé pendant quelques jours par une troupe de mécontents, commandée par un vieux Janissaire, qui leur racontait, qu'ayant été témoin d'un semblable fléau quarante ans auparavant, le mal n'avait cessé qu'après le massacre du souverain.
Une sortie vigoureuse dégagea le Dey, qui punit les rebelles avec sa sévérité accoutumée. Le 26 février, il y eut une commotion aussi violente que la première ; les mouvements du sol durèrent jusqu'au mois de juin, et recommencèrent l'année suivante pendant neuf mois. Pour réparer leurs pertes, les reïs ravagèrent plus que jamais les côtes de la Méditerranée et celles du Portugal ; ils firent sur les Anglais et les Hollandais des prises si considérables, que les assurances maritimes passèrent du taux de un et demi pour cent à celui de 45 %(1). Les États ordonnèrent, sous peine d'une forte amende, à tous les navires de commerce, de ne sortir des ports que bien armés de canons, et montés par un équipage capable de se défendre utilement. M. Clairambault, après des débuts assez tranquilles, s'était vu tourmenter au sujet de la tentative d'évasion de trois chevaliers de Malte, qu'il avait logés au consulat, et, plus tard, à l'occasion de la prise d'un certain capitaine Coig, qui avait refusé de montrer son passeport, et avait poursuivi à coups de canon, jusque sous le fort de Matifou, le reïs qui le lui demandait. Il se tira très habilement de ces mauvais pas ; en avril 1717, il fut remplacé par M. Baume, que le Dey fut très mécontent de voir arriver, ayant demandé la nomination du chancelier Antoine-Gabriel Durand, beau-frère de Clairambault. Ali ne cacha pas au nouveau venu la mauvaise humeur que lui avait causé sa déception ; il repoussa obstinément toutes ses demandes, et eût sans doute traduit sa colère plus énergiquement encore, s'il n'eût été emporté, au mois de janvier 1718, par une fièvre violente, de laquelle il ne voulut jamais se laisser soigner, disant : " Ce qui est écrit est écrit. " Quelques mois avant sa mort, des Janissaires avaient de nouveau voulu l'assassiner, et avaient même cherché à mettre le feu à la Jenina.

Mohammed-ben-Hassan
Mohammed ben Hassan lui succéda. La Régence se trouvait dans une extrême misère ; aux désastres causés par les tremblements de terre, était venue se joindre une sécheresse de six années consécutives, qui avait amené, comme conséquence naturelle, une formidable invasion de sauterelles. Les récoltes, brûlées où dévorées sur pied, avaient manqué partout ; il y eut une famine épouvantable ; dans certaines villes, dit-on, on vendit publiquement de la chair humaine au marché.

Révolte kabyle
Les Kabyles refusèrent l'impôt, détruisirent le Bordj Menaïel et descendirent dans la plaine, qu'ils ravagèrent ; dans la ville, les désordres que la rigueur d'Ali avait apaisés momentanément, reparurent plus violents que jamais ; au dehors, les reïs coururent impunément sur tous les pavillons. Ce fut en vain que M. Baume essaya de faire entendre ses réclamations ; le Dey refus de l'écouter, se contentant de lui répondre que : " s'il n'était pas content, il partît. " Il était, du reste, difficile à un consul européen d'avoir de bonnes relations avec Mohammed, homme grossier, fanatique, cruel, et complètement illettré ; il avait été bouvier en Égypte, avant de s'engager dans la Milice. Les Juifs, qui connaissaient sa cupidité, achetaient sa faveur à prix d'or ; leur chef, Judas Cohen, homme fort intelligent, servait d'intermédiaire politique à diverses nations, et principalement aux Hollandais. M. Baume n'était pas l'homme qu'il eût fallu dans des circonstances semblables ; il avait un esprit très étroit, entêté, méfiant ; il soupçonnait tout son entourage, et surtout son chancelier Durand, qu'il accusait de trahison, parce qu'il le voyait sympathique à tout le monde. Il ne tarda pas à le renvoyer, et le remplaça par un homme décrié, Natoire, qui fut plus tard pris en flagrant délit de friponnerie. Au lieu de se servir pour le bien public de l'influence acquise par les Juifs, que quelques présents eussent bien disposés en sa faveur, il les exaspéra en se mêlant lui-même de commerce, et en cherchant à leur nuire de toutes façons ; il en vint à demander au Conseil de Régence de châtier les Juifs de France pour punir ceux d'Alger. " J'espère que le Conseil prendra les mesures convenables pour châtier les Juifs qui habitent en France, ceux qui y font commerce, et même ceux qui habitent dans les pays étrangers, où il y a des officiers du Roi, qui les pourront faire repentir des impertinences commises par leurs frères d'Alger. " Il n'était, du reste, pas beaucoup plus aimable pour ses concitoyens : " Les Français font aisément toutes sortes de fraudes, et commettent mille désobéissances en faveur des étrangers pour le moindre profit qu'ils y trouvent, au préjudice des ordres du Roi et du reste de la nation. " Quant aux Turcs, voici le portrait qu'il en faisait : " Vous connaissez depuis longtemps quelle est l'ignorance, la férocité et les manières désagréables de ces gens-ci, qui d'ailleurs ne méritent pas les regards d'un homme de bien(2). " Il est aisé de comprendre qu'avec de semblables allures, il déplut à tout le monde ; des plaintes nombreuses s'élevèrent contre lui, et son rappel fut sollicité de tous côtés. En outre, il avait été malheureux dans ses spéculations et se trouvait fort endetté ; le Conseil de Régence, justement ému, délégua le vieux Dussault, qui, depuis près de quarante ans, avait été chargé de la plupart des négociations sur les côtes barbaresques ; il arriva à Alger à la fin de 1719, ramenant avec lui quelques captifs turcs ; peu de jours lui suffirent pour tout apaiser, et le renouvellement des traités fut signé le 23 décembre. Ce fut le dernier service que cet homme de bien rendit à son pays ; il mourut au mois de mai 1721 ; l'étude de sa correspondance avec le Département de la Marine prouve d'une façon certaine que, si l'on eût toujours suivi ses sages conseils, on eût évité la plupart des fautes qui furent commises de son temps. En quittant Alger, il emmena M. Baume, et confia l'intérim à M. Lazare Loup, qui n'exerça la charge que six mois, au bout desquels M. Antoine-Gabriel Durand prit la gestion du consulat, le 1er août 1720. Il y avait longtemps servi comme chancelier, connaissait parfaitement le pays et l'esprit de ses habitants, parmi lesquels il avait su se créer des relations, qui lui permirent de s'occuper très utilement des intérêts de la France ; accueilli favorablement par les Puissances, il n'eut pas à souffrir de l'humeur farouche de Mohammed, et, en peu de temps, regagna sur l'Angleterre tout le terrain que celle-ci avait conquis du temps de son prédécesseur. Les plus grandes difficultés qu'il eut à surmonter lui vinrent de la Chambre de commerce de Marseille, à laquelle un arrêt du Conseil, en date du 2 septembre 1721, attribua la possession des droits consulaires, à charge pour elle de subvenir aux dépenses ordinaires et extraordinaires des consulats. Cette disposition, qui ne faisait que légaliser des errements déjà anciens, fut cependant une cause de mésintelligence ; la Chambre montra un esprit un peu trop parcimonieux, et, plus préoccupée du soin de ses revenus que du maintien de la bonne intelligence avec le Dey, elle ordonna à M. Durand de percevoir les droits, qui avaient déjà été, tant de fois, l'objet des réclamations d'Alger. Celui-ci résista avec raison, citant l'exemple fâcheux de son devancier : " Ayant un exemple si récent, je me garderai bien d'entreprendre un nouvel usage, qui ne ferait qu'un tort considérable, et dont bien certainement je ne pourrais pas venir à bout. Vous savez parfaitement bien, messieurs, que la lésine avec laquelle M. Baume s'est conduit dans ce Consulat lui a attiré mille déboires et mortifications, qui, non seulement lui a fait un tort très considérable, mais encore a été très onéreuse à la Nation(3). " A force de patience, il parvint à faire prévaloir la vérité et à se faire envoyer quelques présents à distribuer aux Puissances ; cela était devenu absolument nécessaire, à cause des libéralités faites par les nations rivales ; encore fallait-il que M. Durand fût bien habile pour suffire avec les quelques fusils, fruits, confitures, et objets de même sorte qu'on lui envoyait, à un droit d'usage qui coûtait plus de 40,000 livres par an à chacun des autres consuls.
Les Hollandais avaient demandé la paix, et, pour l'obtenir, avaient eu recours à l'intervention de la Porte, qui fit accompagner leur ambassadeur par un capidji. Le Dey joua devant cet envoyé une véritable comédie, l'assurant que, personnellement, il était tout disposé à obéir aux ordres du souverain ; il convoqua ensuite l'assemblée générale, qui se déclara prête à faire la paix avec toute l'Europe, si le Sultan voulait se charger de la paie de la milice et du rachat des captifs algériens. Le Turc se sentit bafoué, et fit entendre au Dey qu'il s'exposait à se voir retirer la permission de recruter des janissaires en Asie-Mineure : " Il entre tous les jours dans Alger par la porte Bab-Azoun autant de bons soldats qu'on peut en recruter à Smyrne en un an ", répondit Mohammed en parlant des Kabyles.
La Course continuait : l'escadre hollandaise, sous les ordres de l'amiral Sommersdyk, ne parvenait pas à la ralentir ; les Reïs venaient d'établir une station aux Iles du Cap-Vert, " pour être plus à même, disaient-ils, de profiter du commerce des Indes : " les Anglais y envoyèrent quelques gros vaisseaux, qui délogèrent ces hôtes incommodes.
L'insurrection kabyle, qui durait depuis trois ans, fut apaisée par la vigueur du caïd de la Mitidja, Ali-Khodja ; il refoula les insurgés jusque derrière l'Isser, et pacifia le pays.

Famine et peste
Le Dey fit augmenter les défenses du port, et construisit le Bordj el Harrach. La peste était venue se joindre à la famine ; les esclaves succombaient en grand nombre ; ils étaient devenus tellement rares que le prix des rançons avait triplé ; on demandait 2,000 écus pour un patron de barque, 1,200 pour un pilote et 1,500 pour un charpentier. Un terrible incendie éclata, dans lequel le quart de la ville fut brûlé. La province de l'Est était le théâtre d'une lutte sanglante entre les Tunisiens et le bey de Constantine d'une part, et la puissante tribu des Hanencha, de l'autre.

Complots et meurtre de Mohammed
Comme l'émeute était toujours à Alger le couronnement nécessaire du désordre et de la misère, la Taïffe s'insurgea et jura la mort du Dey, qui avait fait châtier quelques Reïs coupables de brigandages. Le 18 mars 1724, à dix heures du matin, au moment où Mohammed rentrait en ville, après avoir visité les fortifications du port, un Ioldach, embusqué sur la terrasse de la caserne de la Marine, lui tira un coup de fusil. Il tomba sur place, la balle l'ayant atteint entre les deux épaules. Les conjurés firent alors une décharge générale, qui abattit le chaouch, le khodja et quelques gardes ; puis ils se précipitèrent vers la Jenina. Mais le khasnadar, quoique blessé d'un coup de sabre, les y avait précédés, avait fait fermer les portes et proclamer Cur-Abdi, agha des spahis. Lorsque les assassins arrivèrent, ils furent reçus à coups de fusil ; ceux qui ne succombèrent pas furent arrêtés le lendemain, étranglés ou décapités

Cur-Abdi
Le nouveau Dey était un vieux soldat, d'un bon caractère et d'une grande finesse ; mais il avait la funeste habitude de fumer de l'opium, ce qui lui donnait des accès de folie furieuse. Les Hollandais voulurent profiter de son arrivée pour obtenir la paix, et envoyèrent à cet effet l'amiral Godin, avec une escadre de cinq vaisseaux ; il arriva le 3 mai, et fit le salut, qui ne lui fut pas rendu. On répondit à ses offres par des demandes tellement exorbitantes, qu'il dut se retirer le 9, sans avoir rien obtenu que des railleries. Cela fut d'autant plus mortifiant pour lui, qu'il put voir, le 5 mai, les batteries du port saluer M. d'Andrezel, ambassadeur à Constantinople, qui venait demander quelques réparations, et qui fut invité par le Dey et très honorablement reçu, avec de grandes démonstrations d'amitié.

Refus d'obéissance à la Porte
L'Empire ne fut pas mieux traité que la Hollande, bien que son ambassadeur se fût fait accompagner par deux capidjis de la Porte, qui, étant chargés d'offrir à Cur-Abdi le caftan de Pacha, se croyaient assurés d'être bien reçus. Il s'agissait de la restitution de quelques bâtiments pris par les reïs à la Compagnie d'Ostende. Les envoyés du Sultan furent accueillis avec de grands honneurs, et s'acquittèrent d'abord de la première partie de leur mission, en offrant le caftan d'investiture et le sabre enrichi de diamants au Dey, devant l'assemblée du Divan. Il fut ensuite donné connaissance du firman du Grand Seigneur, au milieu d'un silence respectueux. Mais tout cela n'était que le prologue de la comédie que jouaient toujours les Algériens en pareil cas ; à peine le chaouch désigné à cet effet eut-il commencé la lecture des réclamations de l'Empereur, que le Dey interrompit l'énumération des titres de ce souverain, en entendant qu'il s'y qualifiait de " Roi d'Alger ". " Comment ! Roi d'Alger, s'écria-t-il, que suis-je donc ? " Il se leva sur le coup en feignant une grande colère, et sortit de la salle, malgré les instances des capidjis, auxquels il répétait : " Ah ! il a tout le reste de la terre, et il lui faut encore Alger ! " La séance fut rompue avec un grand tumulte ; quelques jours plus tard, les envoyés du Sultan en obtinrent une seconde. Cette fois, ils supprimèrent le protocole, et abordèrent le chapitre des réclamations. Quand les Ioldachs entendirent qu'il leur faudrait restituer les vaisseaux capturés, reconnaître la prééminence du consul impérial sur tous les autres, lui accorder certains droits et honneurs spéciaux, ils se mirent à pousser tous ensemble des cris d'indignation, disant qu'ils ne voulaient avoir la paix qu'avec la France et l'Angleterre ; et, comme le capidji les rappelait au respect dû à leur suzerain : " De quoi veut-il que nous vivions ? D'ailleurs, qu'il ne se mêle pas de nos affaires ; il nous a laissé bombarder trois fois sans nous porter secours ! " Pendant que la Milice se livrait aux dernières violences, le Dey faisait semblant de s'employer à calmer cet ouragan, qu'il avait secrètement déchaîné lui-même. Il fallut se séparer sans avoir rien conclu.

Conspirations
L'année suivante, la Porte fît une nouvelle tentative ; son envoyé était en outre chargé de réclamer la tête de Tcherkes Mohammed, ancien bey du Caire, qui avait voulu se déclarer indépendant ; après sa défaite, il s'était réfugié à Alger. Le Divan repoussa hautement ces propositions, et déclara qu'il ne voulait pas entendre parler de traité, avant que Tcherkes Bey n'eût recouvré ses dignités. Ce fut seulement en 1727 que l'Empire obtint, à force de présents, six passeports pour autant de vaisseaux de commerce ; parchemins inutiles, dont les reïs ne tinrent jamais aucun compte. Il est vrai de dire que le capidji, à bout d'arguments, leur avait tenu le discours suivant : " Je vous prie, frères, de me donner satisfaction ; faites le traité ; les prétextes ne vous manqueront pas pour le rompre, et, au moins, vous aurez prouvé votre respect pour les volontés de Sa Hautesse. "
Les Hollandais et les Suédois demandèrent une trêve et l'obtinrent à force de présents ; les derniers firent un don de trente mille piastres. Cependant, les mécontents d'Alger, auquel tout prétexte était bon pour se révolter, avaient choisi celui du refus d'obéissance au Grand Seigneur ; leurs chefs étaient le muphti et l'agha de la Milice. Cur-Abdi les fît étrangler, et eut raison de l'émeute, au bout de trois jours de combat, suivis du supplice des principaux agitateurs. Il fît même torturer les femmes des conjurés, dans l'espoir de découvrir le meurtrier de son fils, qui avait été assassiné à son retour de La Mecque. Le 29 février 1728, Ali Pacha, neveu du bey de Tunis, se révolta contre son oncle, et l'assiégea quelques jours dans le Bardo ; ayant été battu, il prit la fuite et se réfugia quelques jours à Alger ; le bey demanda l'extradition du rebelle et offrit une grosse somme à Cur-Abdi, qui refusa de livrer son hôte, mais consentit à l'interner, moyennant une indemnité annuelle de dix mille sequins. Sauf quelques petits tracas que lui avait valu en 1727 une fuite d'esclaves à bord des vaisseaux de MM. d'O et de Goyon, le consul avait été fort tranquille jusqu'au mois de juin 1729. A cette époque, un vaisseau algérien ayant été pris par les chevaliers de Malte le bruit se répandit que cette capture avait été faite avec la complicité d'un navire français. Le Dey, par représailles, fît enlever le gouvernail aux vaisseaux qui se trouvaient dans le port, et les Reïs saisirent avidement ce prétexte pour enlever quelques barques sur les côtes de Provence ; M. Durand fut insulté et menacé. Il tomba malade, et mourut le 8 octobre 1730, peut-être de la peste, qui avait recommencé ses ravages. Il se passa alors une de ces scènes bizarres qu'amenait si souvent le capricieux despotisme des Deys. Cur-Abdi exigea d'abord que l'ancien chancelier Natoire prit les sceaux ; celui-ci ayant feint une maladie, il désigna l'agent de la Compagnie d'Afrique, Lavabre, qui n'osait pas accepter, sachant que ses chefs ne voulaient pas qu'il occupât cet emploi. Le Dey, qui, ce jour-là, était ivre d'opium, éclata de fureur : " Quoi ! je te veux et tu ne me veux pas ? criait-il. - Seigneur, cela ne dépend pas de moi, répondait Lavabre. - Je te ferai mourir sous le bâton. - Seigneur, vous êtes le maître. " Les chaouchs accoururent, renversèrent le malheureux, et l'exécution allait commencer. Le vicaire apostolique Duchesne et le chancelier baisaient les mains de Cur-Abdi et demandaient grâce ; le bachaouch, tout en faisant semblant de maintenir le patient, lui disait : " Dis donc : oui ! " et criait : " Il consent ! " Le tumulte était à son comble ; enfin, l'accès se calma, et le Dey leva la séance en grommelant : " Est-ce ici un jeu d'échecs ou de dames, où l'on change les pièces à chaque instant ! "
En 1729, la Porte, lasse du mépris que les Algériens faisaient de ses ordres, et harcelée par les réclamations des puissances européennes, voulut détruire le pouvoir des Deys. Le Grand Divan fît partir Azlan-Mohammed, avec le titre de Pacha de la Régence ; il était escorté d'un capidji et de quarante-cinq personnages, auxquels étaient destinés les principaux emplois. Le 20 juin, lorsque le navire arriva en rade, il reçut l'ordre de mouiller au cap Matifou et de s'abstenir de toute communication avec la terre, s'il ne voulait pas qu'on ouvrît le feu sur lui. En même temps le Divan se réunissait, et décidait, sur la demande de Cur-Abdi, qu'il ne recevrait pas les Pachas envoyés de Constantinople. Cette décision fut communiquée à l'envoyé du Sultan, et on l'invita à se retirer immédiatement. Le temps était fort mauvais, et le vent contraire ; il fallut cependant obéir, et, comme le navire, porté par les courants près de la ville, avait été forcé de jeter l'ancre, il fut de nouveau menacé du canon. Mais, quelques heures après, le Dey, voyant que les Turcs se soumettaient, leur envoya des rafraîchissements, et leur fournit pour les rapatrier un vaisseau meilleur que celui sur lequel ils étaient venus. La Porte impuissante sembla ne pas s'apercevoir de cet acte de rébellion.
En 1731, le Conseil Royal remplaça Durand par M. Delane, neveu de Dussault ; il fut conduit à Alger par Duguay-Trouin, et y arriva le 11 juin. L'amiral était chargé d'obtenir quelques réparations des dommages causés par les Reïs et de délivrer une dizaine d'esclaves. Il repartit le 20, après avoir accompli sa mission.
M. Delane prenait possession de sa charge avec l'idée arrêtée de changer la ligne de conduite du Consulat ; il accusait ses prédécesseurs d'avoir montré trop de complaisance pour les caprices du souverain, et déclarait hautement qu'il ne les imiterait pas. C'était une vaine fanfaronnade ; car le Conseil Royal ayant renoncé, quoiqu'il advînt, à tirer satisfaction d'Alger parles armes, il ne restait d'autres ressources pour maintenir la paix que celles d'une diplomatie très conciliante ; c'est ce que Dussault, Lemaire et Durand avaient parfaitement compris. La situation n'était ni très agréable, ni très flatteuse ; mais elle était imposée parles faits, et, puisque M. Delane ne voulait pas se soumettre aux charges de la fonction, il eut mieux fait de ne pas la briguer. Mais il semble avoir eu une idée un peu exagérée de sa propre personne ; ses lettres, qui passent rapidement de la confiance la plus téméraire au découragement le plus profond, en sont la preuve(4) : " Le chef, qui est despotique, a été gâté par les empressements des Anglais et des Hollandais ; mon prédécesseur l'a pareillement trop ménagé, approuvant et souffrant tout ce qu'il faisait. " - et ; - " le Dey a vu que M. Durand lui a passé des emportements grands et des menaces de le faire embarquer plusieurs fois ; il croit qu'il en sera de même et que je souffrirai ce déboire. "
Il débuta en se présentant à la première audience l'épée au côté, et ne fut pas reçu ; car, de temps immémorial, personne ne pouvait entrer armé au Divan ; toute infraction à cette règle était punie de mort. Il s'obstina, ne sachant pas combien il est inutile de lutter d'entêtement avec un Turc, et n'y gagna que des déboires ; il lui fut impossible de s'occuper des affaires, et les quelques difficultés qui se présentèrent durent être apaisées par le vicaire apostolique Duchesne. Enfin, à la suite d'une scène plus violente que les autres, il se renferma chez lui et n'en sortit plus, jusqu'au jour de son embarquement. Il écrivait à ce sujet à la Chambre de commerce de Marseille sur un ton bien différent de celui qu'il avait adopté lors de son arrivée, alors qu'il croyait que sa seule présence allait mettre les Algériens à la raison : " Les menaces, violences et injures du Dey me forceraient à dépêcher exprès un de nos bâtiments pour en informer la Cour, quand même il ne m'y aurait pas obligé lui aussi. A peine m'a-t-il écouté, criant comme une harengère, et ne me donnant pas le temps de déduire d'autres raisons. - C'est un homme très entêté, qui ne prend conseil de personne et que le grand usage de l'opium rend quasi-furieux. Les autres consuls étaient tous présents, et il semble qu'il ne les ait ainsi convoqués que pour mieux braver notre Nation, me disant toutes sortes d'infamies, accompagnées de menaces et d'imprécations à la face de tout Israël. Je me levai, voulant me retirer ; il me fit arrêter, continuant de vomir mille blasphèmes que je n'ose répéter. " La Cour, avertie de ces fâcheux incidents, fit partir immédiatement M. Benoit Lemaire, qui fut fort mal accueilli par celui auquel il venait apporter le concours de son expérience. Le consul refusa d'écouter ses avis, l'accusa de trahison et demanda son rappel. Mais il avait lassé la patience de tout le monde, et ce fut lui qui reçut l'ordre de rentrer en France ; ii partit en juin 1732, n'ayant absolument rien compris aux affaires algériennes, mais restant convaincu qu'il eût réussi, si on lui eût prêté l'appui nécessaire. A son départ, M. Lemaire prit les sceaux. Il fut très bien reçu par Cur-Abdi, qui, ayant remarqué, le jour de sa première audience, qu'il avait déposé son épée entre les mains du chaouch de l'escorte, insista pour qu'il la reprît, et la lui fit rapporter séance tenante, au grand mécontentement des consuls des autres Nations.

Reprise d'Oran et de Mers-el-Kébir par les Espagnols
Pendant les trois dernières années, l'Espagne avait préparé un armement considérable, destiné à reprendre les places d'Oran et Mers-el-Kébir, à la perte définitive desquelles elle ne s'était jamais résignée. Le 15 juin 1732, une flotte de douze vaisseaux, deux frégates, deux galiotes et cinq cents bâtiments de transport, montés par vingt-huit mille hommes, se trouva réunie dans le port d'Alicante, sous le commandement du comte de Montemar. La mer était mauvaise, et l'armada ne parut devant la côte d'Afrique que le 29 juin. Le débarquement commença le jour même, sur la plage de la plaine des Andalouses, et s'effectua sans grandes difficultés. Les premières troupes qui mirent pied à terre refoulèrent les tirailleurs ennemis et les poursuivirent jusqu'à mi-côte. Le camp fut établi pour la nuit sur les positions conquises

Luttes devant Oran
Le boy d'Oran, Bou-Chelaghram, avait sous ses ordres deux ou trois mille Colourlis et quarante mille auxiliaires indigènes, parmi lesquels on remarquait un corps régulier marocain, commandé par le baron Riperda, aventurier hollandais renégat, général du Chérif ; les places étaient armées de cent trente-huit canons, dont quatre-vingt-sept de bronze, et de sept mortiers. La bataille s'engagea le 30 juin au matin, aux Aiguades ; elle fut longue et sanglante ; Riperda enfonça le centre de l'armée espagnole, et la partie commençait à devenir fort douteuse, lorsque le marquis de Villadarias, qui, dès le matin, avait gravi les hauteurs à la tête des grenadiers de l'aile gauche, revint sur ses pas à la vue du danger, et chargea vigoureusement les indigènes, qu'il culbuta et mit en fuite. Les Colourlis furent entraînés dans le mouvement, et les vainqueurs, poursuivant leur succès sans s'arrêter un moment, appuyèrent si bien la déroute de l'ennemi, qu'Oran et Mers-el-Kebir, privés de défenseurs, se rendirent à eux le lendemain matin, 1er juillet. M. de Montemar s'occupa immédiatement d'en augmenter les fortifications ; en même temps, il fit plusieurs sorties heureuses et s'approvisionna par des razzias bien conduites : les Béni Amer et quelques autres tribus firent leur soumission entre ses mains. Dès les premiers jours de la conquête, il dirigea le marquis de Villadarias sur Mazagran et Mostaganem ; malheureusement, le Roi fît cesser cette expédition et ordonna au général de se renfermer dans Oran et Mers-el-Kebir. C'était le fatal système de l'occupation restreinte qui prévalait de nouveau, malgré la dure expérience du passé ; il ne tarda pas à produire ses effets naturels et à transformer les vainqueurs en assiégés perpétuels. Alger, qui tremblait déjà, se rassura ; une partie de la milice, sous les ordres du fils du Dey, vint se joindre à Bou-Chelaghram, qui avait rallié ses contingents et tenait Oran étroitement bloqué. Dès le 4 octobre, les Espagnols étaient déjà forcés de livrer un gros combat pour ravitailler le fort Santa-Cruz ; le célèbre Chevalier de Wogan s'y distingua particulièrement. Toute une année se passa en combats autour de la ville ; le 4 novembre, Bou-Chelaghram arriva jusqu'aux portes, qu'il cherchait à pétarder, au moment où une sortie vigoureuse le força à se retirer ; son fils fut tué dans cette affaire. Il le vengea le 21, par la mort du marquis de Santa-Cruz et d'une grande quantité d'Espagnols. Le siège continua jusqu'à l'été de 1735, avec des alternatives de revers et de succès ; le 10 juin 1733, il y eut, sous les murs de la ville, un gros combat dans lequel le marquis de Miromesnil, colonel de jour, fut si grièvement blessé, qu'il mourut trois jours après. Le 2 mars 1734, le Bey dirigea une attaque furieuse sur les Fontaines : la garnison, sous les ordres de M. de Vallejo, la repoussa énergiquement. Au mois de mai, l'armée marocaine, forte de trente mille hommes, parut devant les remparts. Le duc de Cansano, fondit sur elle avant qu'elle n'eût pris position, la battit, la poursuivit et la força de se replier derrière Ouchda. Mais, malgré toute la bravoure de ses défenseurs, Oran resta dans un état de blocus permanent, qui dura jusqu'en 1791.

Mort de Cur-Abdi
Cependant, le vieux Cur-Abdi n'avait pas pu supporter le chagrin que lui avait causé la prise d'Oran. Il se sentait abaissé devant la Milice et le peuple, se reprochait de n'avoir pas pris les mesures nécessaires, et d'avoir trop attendu pour faire partir les renforts que le Bey de l'Ouest lui avait longtemps demandés en vain. Il se renferma dans un silence absolu, refusant toute nourriture, et se livrant de plus en plus à sa passion pour l'opium. Il mourut le 3 septembre 1732, âgé de quatre-vingt-huit ans. Son beau-frère, le Khaznadar, lui succéda sans rencontrer d'opposition.

1. Voir la Gazette de France, 1716, sept-oct. (Nouvelles de Londres.)
2. Lettres de J. Baume. (Archives de la Chambre de commerce de Marseille, AA. art. 473.)
3. Lettres d'Antoine-Gabriel Durand. (Archives de la Chambre de commerce de Marseille, AA, art. 475.)
4. Lettres de Delane. (Archives de la Chambre de commerce de Marseille, AA, art 476.)

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Mis en ligne le 22 janvier 2012

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