Dely-Ahmed
Le premier des pachas triennaux fut Dely Ahmed ; il ne s'occupa que de la course, et commanda en personne les flottilles qui ravagèrent, en 1586 et 1588, les côtes du royaume de Naples et de Sicile, des États pontificaux, de la Corse et de l'Espagne ; il quitta Alger en 1589, avec de grandes richesses, et fut envoyé à Tripoli pour y apaiser l'insurrection des indigènes, qui s'étaient soulevés à l'instigation d'un marabout ne paraissent pas avoir nommé Sidi Yahia ; ses troupes remportèrent la victoire ; mais il fut tué dans le combat d'un coup de lance.

Kheder
Il eut pour successeur à Alger, Kheder, sous le gouvernement duquel les déprédations des reïs devinrent de plus en plus nombreuses ; c'est l'époque de la fondation des grandes fortunes des reïs renégats, les Mami Corso, Mami Napolitano, Mami Arnaute, et tant d'autres, dont les noms dénotent suffisamment l'origine. Ils exerçaient d'autant plus impunément leurs ravages que le Grand-Seigneur venait de les autoriser " à courir sus aux navires de Marseille pour punir cette ville de s'être rangée du parti de la ligue contre son roi. "

Révolte des Kabyles
Dans l'intérieur, les Beni-Abbes commencèrent à refuser l'impôt et à se révolter, préludant ainsi à cette grande insurrection kabyle que nous verrons durer presque sans interruption pendant plus d'un demi-siècle. Kheder vint mettre le siège devant Kalaa, avec une armée de quinze mille hommes, au mois de décembre 1590 ; comme la position était très forte, et qu'il était impossible aux Turcs de la prendre d'assaut, il bloqua les assiégés par des retranchements, et dévasta le pays voisin. Après quelques escarmouches, le chef des Beni-Abbes demanda la paix, par l'intermédiaire d'un marabout vénéré de tous. Il paya les frais de la guerre, et Kheder ramena à Alger ses troupes, que la mauvaise saison commençait à éprouver.

Chaban
En 1592, la Porte le remplaça par Chaban, dont le gouvernement dura trois ans, sans autre événement qu'une peste, dite de Tunis, suivie d'une longue famine. Ces deux fléaux ravagèrent le pays ; une terrible tempête détruisit le môle, et causa la perte d'un grand nombre de navires. Les Kabyles, insurgés de nouveau, battirent les Turcs et vinrent bloquer Médéah. En juillet 1593, Chaban partit pour Constantinople, laissant comme khalifat son parent Mustapha, qui ne gouverna que quatre mois ; on lui attribue la fondation de Sour-er-Rozlan (Aumale) sur l'emplacement de l'ancienne Auzia ; ce fort fut destiné à assurer les communications d'Alger à Constantine ; car les Kabyles, de nouveau révoltés, coupaient la route aux Mahallahs. Au mois de décembre, Kheder revint prendre le gouvernement d'Alger, s'étant disculpé des accusations de concussion portées contre lui au grand-divan par la milice, qui avait fait transmettre ses plaintes par Mami-Arnaute ; mais les janissaires d'Alger avaient déjà acquis à Constantinople une telle réputation d'indiscipline, que leurs griefs ne furent pas écoutés. A peine installé, il s'empara de quinze mille écus d'or appartenant à son prédécesseur, disant qu'il les destinait à la reconstruction du port ruiné par l'ouragan de 1593 ; en même temps, il cherchait un appui contre la haine des Ioldachs auprès des reïs, et favorisait la révolte des Colourlis contre leurs oppresseurs.

Révolte des Colourlis
Cette sédition devint terrible : la ville fut ensanglantée pendant des mois entiers, et l'anarchie fut à son comble. A la fin, les insurgés, qui avaient pour eux la population toute entière, furent vainqueurs, et amenèrent leurs ennemis à composition. Les Baldis (citadins), justifiant leur renom de couardise (2), prirent peu de part à la lutte ; mais il n'en fut pas de même des Berranis (gens du dehors) et c'est de cette époque qu'il faut dater la longue alliance des Kabyles et des Colourlis. Si Kheder s'était montré plus énergique, il pouvait, ce jour-là, se débarrasser d'un seul coup de la horde indisciplinable de l'Odjeac, et fonder le pouvoir des pachas sur une armée nationale, dont ils eussent été les chefs incontestés. Il ne tarda pas à se repentir d'avoir négligé de profiter de cette occasion ; il fut dénoncé parle parti turc comme voulant se rendre indépendant ; en même temps, il était l'objet des plaintes de l'ambassadeur français, qui le fit remplacer, au bout d'un an de pouvoir, par son prédécesseur Mustapha.

Mustapha
Celui-ci se vengea de lui en le soumettant à une amende de trente mille écus, et en mettant le reste de ses biens sous séquestre. Le désordre continuait à être excessif ; en 1598, les Kabyles ravagèrent la Mitidja, et vinrent camper dans les jardins de Bab-Azoun, bloquant Alger pendant onze jours, au bout desquels une sortie heureuse des Turcs les força à s'éloigner ; en 1599, Dali Hassan bou-Richa remplaça Mustapha, qui n'avait pas pu pacifier la Kabylie, et qui fut emprisonné à Constantinople pour ce motif. M. de Vias venait d'arriver à Alger en qualité de consul royal ; il était chargé d'assurer la paix et de demander la mise en liberté de quelques marins français capturés par les corsaires ; Hassan était fort bien disposé en sa faveur ; mais l'autorité des pachas était déjà devenue nulle, et les reïs mirent en avant des prétextes spécieux pour ne pas obéir.

Réclamations de la France
De tout temps, les rois de France, dont la bannière, d'après les Capitulations, était seule reconnue dans les ports du Levant, en avaient accordé l'usage à quelques navires appartenant à des nations amies. Les Algériens se plaignirent de cette tolérance, disant qu'on les frustrait, et envoyèrent un député, dont les plaintes furent peu écoutées ; leur orgueil rapace en fut froissé et ils se vengèrent en enlevant les marchands provençaux et languedociens. M. de Vias reçut de Henri IV l'ordre de se plaindre de ces déprédations : il fut injurié et emprisonné, avec menaces de mort. Sur les plaintes adressées à la Porte, Hassan fut remplacé par Soliman Véneziano, qui fit restituer une partie des bâtiments capturés, tout en se plaignant de la prise d'une galère turque qui s'était échouée près d'Antibes.

Anarchie complète
Pendant que l'anarchie régnait à Alger, la Kabylie, excitée par l'Espagne, continuait à faire à l'Odjeac une guerre toujours heureuse ; en 1600, Soliman, qui avait pris en personne le commandement de l'armée, fut battu et rentra presque seul à Alger ; il éprouva le même sort l'année suivante devant Djemma-Saharidj.

Entreprise de Doria
Au mois de septembre 1601, l'amiral Doria parut devant Alger avec une escadre de soixante-dix vaisseaux et une armée de dix mille hommes ; mais, contrarié par le mauvais temps, il ne put exécuter son débarquement. Cette entreprise, qui, si elle eut été bien conduite, eût certainement amené la chute de l'Odjeac, avait été projetée par un Français, le capitaine Roux (3). Ce hardi aventurier, qui venait de se distinguer dans l'Archipel au débarquement des Toscans à Chio, avait étudié avec soin les fortifications et les ressources militaires d'Alger ; il avait constaté que, pendant l'été, la ville était à peu près dépourvue de sa garnison, qui se trouvait, pour la plupart, employée au recouvrement de l'impôt, ou embarquée sur les vaisseaux corsaires. Son plan était simple et hardi ; il demandait qu'on lui confiât trois ou quatre galères, avec lesquelles il fût entré la nuit, à l'improviste, dans le port ; là, il forçait la porte de la Marine, dont les portes étaient gardées avec la négligence accoutumée aux Turcs : cela fait, il envahissait la basse ville, brisant les portes des bagnes, et appelant aux armes les vingt-cinq mille chrétiens qui y étaient enfermés. A la lueur des incendies allumés, la flotte chrétienne, qui s'était tenue un peu en arrière, arrivait, débarquait rapidement les troupes, et occupait les remparts. Aux premières lueurs du jour, Alger pouvait ainsi se trouver pris sans défense possible. La proposition du capitaine fut étudiée avec soin en Espagne, et le conseil royal jugea qu'il y avait lieu d'y donner suite ; Doria fut chargé de l'exécution. Tout d'abord, il écarta l'inventeur sous divers prétextes ; puis il changea l'idée première, et, de modifications en modifications, transforma l'attaque de vive force et par surprise en une opération régulière. Dès lors, il lui fallut rassembler des forces considérables, munies de tout le nécessaire, à Gênes, à Naples, aux Baléares, en Sicile et en Sardaigne ; cela ne put pas se faire sans que les Algériens en fussent informés : de plus, l'incurie espagnole aidant, personne ne fut prêt au jour fixé, et la flotte, qui eût dû paraître dans la rade ennemie au mois de juillet, n'y arriva que le 1er septembre, au moment où les Ioldachs étaient rentrés dans la ville, et où la mauvaise saison allait rendre un débarquement très dangereux. Tels furent les motifs qui rendirent inutiles les préparatifs coûteux de cette expédition.

Tentative sur Mers-el-Fhâm
Deux ans plus tard, une nouvelle tentative, aussi infructueuse que la précédente, fut faite par le vice-roi de Mayorque. Un franciscain, le P. Mathieu, qui avait été longtemps captif à Kouko et y avait acquis la faveur des chefs, leur persuada de consentir à un débarquement à Mers-el-Fhâm ; ils devaient livrer comme place d'armes le petit fortin de Zeffoun, occupé en ce moment par Abdallah, neveu du sultan de Kouko ; celui-ci, assuré de recevoir cinquante mille écus, s'était engagé à donner son fils en otage. Soliman-Pacha fut informé de l'affaire par quelques espions, et fit circonvenir Abdallah, moitié par menaces, moitié par promesses. Le jour où le vice-roi arriva avec quatre galères montées par un bon nombre de vieux soldats, il lui fut fait du rivage de grandes démonstrations d'amitié. Le P. Mathieu débarqua avec plusieurs officiers et une centaine d'hommes ; mais, ne voyant pas venir l'otage promis, il conçut quelques soupçons. Abdallah chercha en vain à l'entraîner dans le fortin, où le fils du chef, lui disait-il, se trouvait. Enfin, voyant qu'il se disposait à regagner son navire, il se jeta sur lui et le massacra, ainsi que tout son monde ; les galères s'empressèrent de gagner le large, et les Kabyles portèrent les têtes des chrétiens à Alger, où ils furent, dit le P. Dan, frustrés de la récompense promise.

La cause de ces nouveaux efforts de l'Espagne et de ses tentatives d'alliance avec les indigènes, était la crainte qu'éprouvait son gouvernement de voir l'Odjeac favoriser le soulèvement des Mores, que préparait Henri IV. Bien que ces faits peu connus ne se rattachent qu'indirectement à l'histoire d'Alger, il est nécessaire d'en dire quelques mots ; car on s'expliquera ainsi la longanimité que montra alors la France pour les pirateries des reïs, et pour les insultes faites au consul et à l'envoyé du roi, qui ne voulut pas se brouiller avec ceux dont il allait avoir besoin pour la réussite de son grand projet.

Depuis quatre ou cinq ans déjà, le duc de Caumont La Force avait reçu des Mores d'Espagne des propositions d'alliance ; il avait appelé l'attention du roi sur le mécontentement de ces populations et sur les chances qu'on avait d'en profiter ; " celui-ci, nous dit-il, goûta grandement cette affaire, et lui commanda d'y travailler soigneusement et sans y rien épargner. Le Duc demanda à S. M. que le secret restât entre eux deux et poussa activement les négociations ; la partie en fut faite, et la résolution si bien concertée par les principaux des Morisques, auxquels il reconnut un ordre admirable parmi eux pour la direction de leurs affaires et la conduite de ce grand dessein, qu'il ne restait plus qu'à en venir à l'exécution. " Le duc avait envoyé plusieurs émissaires ; l'un d'eux, Paschal de Saint-Estève, se laissa découvrir, fut pris, torturé trois ou quatre fois, et exécuté, sans que les souffrances lui arrachassent une parole : M. de Panissault, plus heureux, put assister en 1603 à l'assemblée que tinrent à Toga les chefs du complot, et rapporta à Henri lV la délibération qui y fut prise. Le Mémoire est signée au nom de tous, par Ahmed le Mosarife, de Segorbe ; il y est dit, " qu'ils ne demandent que des armes et quelques chefs expérimentés ; que le premier coup les rendra maîtres du royaume de Valence, et que les Mores dispersés se soulèveront ensuite en masse ; que tout est organisé et qu'ils n'attendent que le signal, qu'on prie le Roy de donner le plus tôt possible ; ils indiquent Dénia comme point favorable à un débarquement, retracent les persécutions et la mauvaise foi dont ils sont victimes depuis plus de cent ans, nommant Philippe II le Père des artifices ; ils promettent de fournir 80,000 hommes de guerre, de mettre tout de suite entre les mains du duc trois bonnes villes, dont un port de mer, et, avant tout, lui font tenir au château de Pau cent vingt mille ducats. " M. de Panissault rapportait encore au roi une carte où étaient indiqués les passages et les points à fortifier, les dépôts d'armes et de vivres, enfin, " tout le nécessaire à ce grand dessein, qui n'allait pas à moins que de porter toutes les terres du roi d'Espagne à une subversion générale. Le Roy en témoigna un merveilleux contentement. " A l'été de 1604, les députés des Mores vinrent en France pour hâter le mouvement ; ils étaient conduits par Don Lopez, qui fut fait plus tard conseiller d'État par Richelieu ; le célèbre Antonio Perez semble avoir été mêlé à la négociation (4). Le duc reçut la direction des opérations militaires, et devait prêter son serment de maréchal de France, le lendemain du jour où le poignard de Ravaillac sauva de ce péril imminent ceux qui furent peut-être les instigateurs du crime. Dans l'exécution de ce projet, le roi réservait un rôle important aux puissances Barbaresques. Tandis que leurs galères et leurs vaisseaux eussent tenu la mer, et empêché l'arrivée des secours d'Italie et de Sicile, leurs barques légères eussent jeté sur toute la côte des armes et même des volontaires, parmi lesquels on eut compté en première ligne les descendants des persécutés de 1573.
Philippe II, toujours très bien renseigné, fut informé de tout ce qui se passait ; il connut le voyage de Panissault, les résolutions de l'assemblée de Toga, et les préparatifs de la France ; il put apprécier le terrible danger que courait l'Espagne, et, dès ce jour, l'expulsion des Mores fut résolue. Les déclamations n'ont pas manqué pour flétrir cette mesure, qu'on a qualifié d'odieuse et de barbare, sans voir que la nécessité s'en imposait fatalement, qu'un pays en guerre avec de puissants voisins ne peut pas supporter la présence de plus d'un million d'ennemis acharnés, en conspiration permanente à l'intérieur et à l'extérieur ; enfin, on sait que le Conseil Royal hésita longtemps avant de prendre une décision dont il ne méconnut pas les mauvais côtés, qui lui étaient, du reste, rendus assez évidents par les doléances et les révoltes armées de la noblesse, qui se voyait privée de plus du quart de son revenu par la perte de ses vassaux.

Kheder
Kheder était revenu à Alger en 1603 pour la troisième fois, plus cupide et plus tyrannique que jamais. Il encouragea la piraterie, et poussa le mépris de son souverain jusqu'à s'emparer de six mille sequins, que le Grand-Seigneur envoyait à des négociants français en réparation des dommages qui leur avaient été causés. En même temps, il maltraitait M. de Vias, et dirigeait une flottille sur le Bastion de France, qui fut pillé à fond, et dont le personnel fut massacré ou emmené en captivité.

Il est remplacé et châtié par Mohammed-Kouça
Henri IV, indigné, exigea une réparation éclatante, et la Porte envoya à Alger Mohammed Kouça, qui, dès son arrivée, fit étrangler Kheder et confisqua ses biens. Quelques mois auparavant, le Grand-duc de Toscane avait fait les préparatifs d'une expédition destinée à incendier les vaisseaux des corsaires et le port ; mais les reïs furent prévenus de ce projet par les juifs de Livourne, qui faisaient avec eux un fructueux commerce des objets provenant des prises, en sorte que les Algériens se mirent sur leurs gardes et que les chevaliers de Saint-Étienne ne purent leur brûler que quatre ou cinq galères. Malgré la bonne volonté du nouveau pacha, M. de Castellane, qui avait été envoyé pour obtenir la libération des captifs du Bastion et la reconstruction de cet établissement, ne put rien obtenir du Divan, devenu le seul maître. Les Ioldachs décrétèrent que " celui qui proposerait de rétablir le Bastion serait puni de mort. "

Renouvellement des Capitulations
Sur ces entrefaites, M. de Brèves arriva à Alger, escorté par Mustapha-Agha, capidji delà Porte ; cet envoyé était muni d'un firman du sultan, qui ordonnait aux Barbaresques de respecter les Capitulations, et de faire droit aux revendications de la France. Il venait de Tunis, où il avait obtenu, après bien des tergiversations, la liberté de quelques esclaves. Dans le récit qu'il a fait de son voyage, il nous apprend qu'il trouva la ville dans un désordre affreux : le port était en ruines ; " les Janissaires faisaient absolument tout ce qu'ils voulaient ; les reïs déclaraient que tout vaisseau étranger était de bonne prise et qu'ils s'empareraient de leur père lui-même, s'ils le rencontraient en mer " (5). Le Divan s'assembla sur la demande du capidji, qui y donna lecture du firman impérial ; il y était ordonné de mettre en liberté les captifs français, de restituer les prises, et de reconstruire le Bastion. Une émeute violente éclata dans l'assemblée ; elle cassa, séance tenante et successivement, quatre aghas, qui avaient déclaré vouloir obéir aux ordres reçus ; Mustapha-Agha fut hué, menacé de mort, et chassé de l'enceinte. On braqua les canons de la Marine sur le vaisseau de M. de Brèves, que le capidji suppliait de s'éloigner ; il n'en voulut rien faire. Tout ce mouvement était dû au muphti, que l'ambassadeur avait jadis fait châtier de son insolence à Constantinople, et à Mehemet-Bey, gendre de Kheder, récemment étranglé sur les plaintes de la France, lis voulaient faire assassiner tout le personnel de la mission, qu'ils engagèrent traîtreusement à débarquer ; mais le pacha déjoua leurs intrigues, en refusant de signer un sauf-conduit qui n'eût pas été respecté.

La Milice refuse d'obéir à la Porte
La fureur de la milice se tourna contre lui ; deux révoltes éclatèrent à huit jours d'intervalle ; il fut assiégé dans son palais et menacé de mort. C'était un vieil eunuque de quatre-vingts ans ; il montra beaucoup de fermeté, disant aux rebelles que sa vie appartenait à son souverain, et qu'il ne ferait rien de contraire à ses ordres. Sur ces entrefaites, arriva Morat-Reïs ; c'était le doyen des reïs, et le peuple avait pour lui un respect superstitieux ; " il piratait depuis plus de soixante ans, et avait pris des navires à toutes les nations connues. " Ce vieux héros de la Course avait de l'affection pour M. de Brèves, dont il avait déjà pris la défense à Tunis ; il calma la rébellion ; mais ce fut tout ce qu'il put obtenir ; le Divan refusa d'entendre parler du Bastion, et décida que les captifs ne seraient rendus qu'après la mise en liberté des Turcs détenus à Marseille ; l'ambassadeur dut se retirer sans avoir obtenu d'autres résultats, et le malheureux pacha ne survécut pas à ses émotions ; Mustapha lui succéda, et augmenta les fortifications de la ville, dans la crainte d'une attaque de l'Espagne. Peu de jours après, les Algériens apprirent que l'équipage d'un corsaire captif des Espagnols, avait été arrêté en France pendant qu'il s'enfuyait, et était détenu à Marseille. La foule se précipita au consulat, et s'empara de M. de Vias, qui ne put recouvrer sa liberté qu'au bout de huit mois, et à prix d'or. En 1606, Mustapha marcha à la tête de ses Turcs sur Oran, que les indigènes continuaient à tenir investie, malgré les courageux efforts du gouverneur Ramirez de Guzman ; prévenu de l'arrivée des Algériens, le général espagnol fit une sortie, rencontra l'ennemi à deux lieues d'Oran, et le mit en pleine déroute. Le pacha fut plus heureux en Kabylie ; grâce à d'habiles négociations, il parvint à acheter la garnison de Djemma-Saharidj, et s'y établit fortement. En 1607, il mourut de la peste, qui ravageait tout le territoire de la Régence depuis trois ans, et qui gagna le midi de la France quelques années plus tard. Bekerli-Redouan (6) lui succéda

Prise de Bone
Le 30 août, les chevaliers toscans de Saint-Étienne, commandés par leur connétable Silvio Piccolomini, partirent de Livourne avec neuf galères, cinq transports, deux mille fantassins et un grand nombre de volontaires ; ils parurent devant Bône le 16 août et donnèrent aussitôt l'attaque ; la ville fut envahie par surprise et occupée sans coup férir, à l'exception du fort, dans lequel se jetèrent 250 janissaires et quelques habitants, qui se défendirent avec acharnement ; Mohammed ben Ferhat, bey de Constantine, vint à leur secours ; il fut battu et tué. Les Turcs perdirent 470 hommes ; les Toscans eurent 42 morts, et partirent le 21, après avoir ravagé et incendié la ville, où ils firent un énorme butin et plus de quinze cents captifs.
La compagnie anglaise des vingt vaisseaux [dite aussi Turkey Company] intriguait depuis longtemps auprès des pachas pour obtenir des comptoirs à Stora et à Collo, points réservés à la France par les ordres formels du sultan. En 1607, l'agent de cette compagnie, résident à Alger, obtint une concession pour un temps limité. M. de Brèves réclama contre cette usurpation ; il ne lui fut cependant donné qu'une satisfaction apparente ; car, dix ans plus tard, M. de Vias adressait au pacha des plaintes sur le même sujet : mais le petit établissement anglais ne faisait que très peu de tort aux commerçants provençaux, que les indigènes préféraient, et avec lesquels ils trafiquaient, en dépit des ordres venus d'Alger.
L'année suivante, l'Espagne entra en négociations avec un parti kabyle, qui lui vendit Mers-el-Fhâm ; mais les Algériens avertis y mirent garnison, et il ne fut pas donné suite à cette entreprise.
Cependant, le consul français, obéissant aux ordres royaux, avait calmé les esprits en faisant revenir de Marseille les Turcs qui s'y trouvaient captifs. Ayant obtenu par ce moyen la liberté des esclaves de sa nation, une sorte d'accalmie s'était faite, et semblait devoir durer, lorsqu'un incident, futile en apparence, vint tout remettre en question. Un capitaine flamand, nommé Simon Dansa, était venu se faire corsaire à Alger vers l'an 1606. De tels volontaires de la piraterie n'étaient pas rares, et plus d'un aventurier se laissait tenter par l'espoir de faire une fortune rapide. A cette même époque, et pour ne parler que des plus célèbres, on citait les Anglais Edouart et Uvert, le Rochellois Soliman, et le reïs Sanson. Dansa ne tarda pas à se faire un nom par son audace et par le bonheur qui accompagnait ses entreprises. En moins de trois ans, il captura une quarantaine de vaisseaux, et sa popularité devint immense parmi les Algériens, auxquels il apprit la manœuvre des vaisseaux de haut-bord, qu'on appelait à cette époque " vaisseaux ronds. " Il fût ainsi devenu un des chefs principaux de la Taïffe des reïs, s'il eu voulut se faire musulman ; mais il repoussa toujours les propositions qui lui en furent faites, soit par scrupule de conscience, soit qu'il eût, dès cette époque, l'intention de se retirer à Marseille, où il s'était marié, et où habitait sa femme. En tous cas, dès le commencement de l'année 1609, il faisait des démarches auprès de la Cour de France pour obtenir le pardon des fautes qu'il avait commises et demandait à quelles conditions il serait reçu sain et sauf. Il eut l'heureuse fortune que sa supplique arrivât au moment même où on avait besoin de son intervention, ce qui facilita singulièrement la réussite de ses désirs.
Le 14 décembre 1608, il avait capturé un navire espagnol, qui portait, entre autres passagers, dix religieux de la compagnie de Jésus ; ils avaient été vendus aux enchères, suivant la coutume. Henri IV, sur la demande du P. Coton, son confesseur, s'intéressait à leur sort, et cherchait à procurer leur liberté. En conséquence, il fit promettre à Dansa l'oubli du passé, ne lui demandant comme rançon que la liberté des dix jésuites captifs. Le pirate s'empressa de les racheter à leurs divers possesseurs, feignit de partir en Course, et vint faire sa soumission à Marseille, où il reçut son pardon plein et entier, ainsi qu'il lui avait été promis.

Les canons de Simon Dansa
Désireux de se créer de puissants protecteurs, il fit hommage au duc de Guise de deux canons de bronze, que le Beylik lui avait jadis prêtés pour l'armement de son vaisseau. Mais sa fuite avait causé un vif mécontentement à Alger, et le rapt des canons y excita une indignation générale.
Le Divan demanda leur restitution et le châtiment du coupable ; à la Cour, on ne prêta pas d'attention à cette réclamation, qui sembla de peu d'importance ; elle devint cependant le début d'une rupture de vingt ans de durée, qui coûta des millions au commerce français.
Les hostilités commencèrent tout de suite, et les reïs, heureux d'avoir un prétexte plausible pour tomber sur une riche proie, déployèrent une activité prodigieuse. Le nombre des navires de Course s'accrut dans des proportions considérables, et tout le monde voulut s'intéresser aux armements ; les femmes elles-mêmes s'en mêlèrent, et vendirent leurs bijoux pour acquérir le droit de participer au butin. Jamais Alger ne fut plus riche, plus brillant et plus animé qu'à cette époque, où, dans un seul jour, il entrait quelquefois quatre ou cinq prises dans le port ; jamais, en même temps, la milice et la population n'y furent plus tumultueuses, comme si le désordre eut été une des conditions nécessaires à la prospérité de ce singulier peuple. Ce ne sont pas seulement les ambassadeurs et les consuls européens qui sont frappés par ce spectacle de turbulence et d'anarchie ; les envoyés du Grand-Seigneur ne peuvent pas eux-mêmes contenir les manifestations de leur surprise indignée.

Mustapha-Kouça
Mustapha Kouça, qui succéda à Redouan en 1610, était favorablement disposé pour la France ; il adressa des remerciements à Henri IV, qui venait de secourir les Mores d'Espagne dans le pénible exode qui suivit leur expulsion ; mais son impuissance était plus grande que sa bonne volonté. Les Zouaoua envahirent la Mitidja et la ravagèrent ; le pacha les dispersa, les refoula dans leurs montagnes, les poursuivit, et s'empara de Kouko, dont les abords étaient occupés par les Turcs depuis 1606 ; les Kabyles demandèrent l'aman ; mais la paix fut de peu de durée.

Destruction de Bresk
Le 17 août, les galères des chevaliers de Saint-Étienne parurent devant Alger, et prirent un navire sous le feu des batteries. Le lendemain soir, les équipages débarquèrent devant Bresk ; la garnison surprise fut égorgée ; la ville fut pillée et brûlée ; elle ne se releva jamais de ses ruines. Les Toscans terminèrent leur croisière par la prise de trois autres bâtiments, et l'échange de quelques coups de canon avec les batteries de Djigelli.
En 1611 et 1612, le pays tout entier fut en proie à une horrible famine, causée par une sécheresse prolongée. Le 30 avril 1612, Alger n'ayant plus ni eau ni vivres, le Divan ordonna aux Mores d'Espagne qui y avaient cherché refuge d'en sortir, leur donnant un délai de trois jours ; ceux qui n'obéirent pas, ne sachant où se retirer, furent impitoyablement massacrés.

Hussein-el-Chick
En 1613, Hussein-el-Chick succéda à Mustapha ; c'est à ce dernier qu'on attribue la construction des aqueducs qui amènent à Alger l'eau des collines du Sahel.
La ville de Marseille, douloureusement atteinte dans son commerce, prit le parti de se défendre elle-même ; elle décréta de nouveaux impôts, et arma des galères, dont le commandement fut donné à MM. de Beaulieu et de Vincheguerre [Vinciguerra] ; ces deux hardis marins firent bientôt connaître et redouter leur nom sur les côtes d'Afrique. En même temps, les galères de Gênes purgeaient la mer de quelques pirates. Mais le mal était trop grand et le remède insuffisant.
En 1616, les pertes des armateurs français s'élevaient déjà à plus de trois millions de livres, sans compter la valeur des captifs. La situation devenait intolérable, et le pacha, quelque bien disposé qu'il fut pour M. de Vias, ne répondait à ses plaintes que par la réclamation des canons soustraits et des Turcs détenus aux galères de Marseille ; ceux-ci provenaient de deux tartanes échouées sur les côtes de Languedoc et de Provence. Un chaouch envoyé par la Porte, Hadj-Mahmoud, essayait en vain de procurer la paix, et n'obtenait rien.

Mustapha-Kouça
En 1617, Mustapha Kouça, qui, nommé pacha pour la seconde fois, avait succédé à Hussein, fut remplacé au bout de quelques mois par Soliman Katanieh (7) ; la milice n'avait pas même voulu l'admettre au Divan, le soupçonnant d'être hostile à ses intérêts. Cependant le frère du consul venait de ramener une quarantaine de Turcs rachetés par les échevins de Marseille, qui en renvoyaient encore d'autres à la fin de 1617, pour obtenir la libération de leurs captifs. Mais les députés qui les conduisaient, MM. de Glandevès et Bérengier, laissèrent débarquer leurs otages avant l'échange, et n'obtinrent que des injures et des menaces ; en même temps, la milice décréta tumultueusement une nouvelle attaque contre le Bastion, que M. de Castellane venait de réoccuper au nom du duc de Guise. L'expédition partit immédiatement, surprit, égorgea ou captura le personnel de la concession, dont le chef fut ramené à Alger, où il passa près de deux ans dans les fers. Soliman, toujours tremblant devant les janissaires, ne s'opposait à rien ; la population était en fête, se réjouissant de la rentrée des reïs, qui venaient de piller à fond l'île de Madère, d'où ils avaient rapporté un énorme butin, douze cents captifs, et jusqu'aux cloches des églises.

Vice-consulat de M. Chaix
M. de Vias, depuis longtemps fatigué par l'âge, la maladie et les souffrances endurées pendant les trois emprisonnements qu'il avait subis, rentra en France, laissant sa charge à son vice-consul, M. Chaix, dont il avait depuis longtemps apprécié l'intelligence et le dévouement ; il se rendit à la Cour, et y remontra qu'il était nécessaire de se plaindre à Constantinople. Les démarches de l'ambassadeur entraînèrent la révocation de Soliman, qui fut remplacé par Hussein-el-Chick, pacha pour la seconde fois.

1. Il règne une très grande obscurité sur le commencement de la période des pachas triennaux ; l'ordre même de leur succession n'est pas parfaitement établi. Quelques listes chronologiques ont été publiées à diverses époques ; elles sont toutes fautives, et cela n'a rien d'étonnant ; Haëdo cesse son récit à la fin de 1596 ; à partir de ce moment, les documents font défaut jusque vers 1610, et ceux qu'on possède depuis cette époque jusqu'en 1659, été consultés avec attention. Les meilleurs guides sont, jusqu'ici, MM. Rousseau et Sander-Rang ; encore, l'étude des pièces officielles nous a permis de rectifier leurs travaux, et nous sommes forcés d'avouer que, malgré de patientes recherches, il reste encore quelques points douteux, que nous signalerons en temps et lieu. Nous ne parlons pas d'un document recueilli au siècle dernier par M. le Vicaire Apostolique Vicherat, et publié depuis dans les Mémoires de la Congrégation de la Mission ; (t. II.) cette pièce fourmille d'erreurs, et n'eût pas dû trouver place dans un travail d'ailleurs fort consciencieux.
2, Les janissaires racontaient à ce sujet, que les baldis demandèrent un jour au pacha, et obtinrent l'autorisation de former entre eux une sorte de garde urbaine pour mettre un terme aux déprédations que commettaient dans les villes et les jardins les tribus du Bou-Zaréa. Par une nuit noire, la nouvelle milice s'embusqua sur les bords de l'Oued M'racel (ruisseau des blanchisseuses). Après quelques heures de silence et d'attente, un gros chien vint en aboyant s'élancer sur les bourgeois, qui, saisis de panique, s'enfuirent en jetant leurs armes. Les Turcs en rirent, et, de cette aventure, vint le dicton : Le chien a aboyé, et le baldi a fui.
3. Voir, au sujet de cette tentative avortée, la lettre de Jeronimo Conestaggio, Gênes et Venise, 1602, brochure in-8) ; parmi les historiens, M. de Thou, seul, semble en avoir eu connaissance. (Hist. Universelle, t. XIII, p. 627 et suiv.)
4. Voir, pour tous les détails du projet et du commencement d'exécution, les Mémoires de Caumont de la Force (Paris, 1843, 2 vol. in-8).
5. Voir le Voyage de M. de Brèves (Paris, 1628, in-4).
6. Redouan ou Risican ? La Chronologie de Rousseau lui donne bien comme prédécesseur Mustapha ; mais, en revanche, elle ne parle pas de Mohammed Couça, dont l'existence est affirmée à cette époque par les documents officiels.
7. Plusieurs chronologies le nomment Mustapha ; mais une lettre de M. de Vias, présent à Alger à cette époque, ne peut laisser aucun doute (7 octobre 1617). [Archives de la Chambre de commerce de Marseille, AA, art. 460.)

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Mis en ligne le 17 novembre 2011

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