Émeutes à Alger
Au moment de l'arrivée d'Hussein, Alger offrait, plus que jamais, le spectacle d'une anarchie complète. Il s'y trouvait trois partis toujours en armes, et souvent en lutte : la milice, la marine et les colourlis, ces derniers détestés des uns et des autres, mais nombreux, et soutenus par leurs intelligences avec les Berranis.

Massacre des otages Kabyles
Quelques mois auparavant, après la mort de Si-Amar-el-Kadi, sultan de Kouko, son frère Si-Ahmed-ben-Kettouch s'était emparé du pouvoir et avait noué des intrigues avec l'Espagne (1) ; le neveu de l'usurpateur l'avait fait égorger, et, pour trouver un appui chez les Turcs, avait envoyé des présents et quelques otages. Peu de temps après, les Kabyles furent accusés par les Janissaires d'avoir comploté une révolte de concert avec les Colourlis, et furent massacrés sans jugement, pendant qu'on pillait et qu'on exilait leurs prétendus complices.

Envoi d'une ambassade en France
La Cour de France, voyant la ruine du commerce du Levant, était désireuse d'en finir avec la rupture de 1610. Les négociations avaient été habilement reprises par M. Chaix, et étaient appuyées par la menace d'un armement considérable, que le duc de Guise rassemblait à Marseille et à Toulon. Cette démonstration, qui arriva au moment où les galères de Naples et de Toscane faisaient subir aux corsaires des pertes cruelles, intimida les reïs, et fit décider l'envoi en France de deux ambassadeurs, Caynan-Agha et Rozan-Bey, qui partirent en compagnie de M. de Castellane, rendu à la liberté par les soins du consul.

Traité de 1619
Ils débattirent avec le duc de Guise les conditions du traité et se rendirent à Tours, où se trouvait alors le Roi, auquel " ils demandèrent pardon des pilleries qui avaient été commises sur les Français. " Cela fait, le traité fut conclu et signé le 21 mars 1619 ; il était conforme aux Capitulations ; de plus, les captifs devaient être rendus de part et d'autre.
En même temps, la Porte envoyait comme pacha à Alger Saref-Khodja (2), qui arriva le 28 juillet 1619 ; il était très-bien disposé pour la paix, ayant été nommé à la sollicitation de M. de Césy, ambassadeur à Constantinople. Les envoyés algériens étaient retournés à Marseille, comblés de présents, et s'y occupaient de réunir les captifs turcs qu'ils devaient ramener avec eux sous la conduite de M. de Moustiers, qui était chargé de présenter le traité au Divan. C'était toujours une longue opération que de délivrer des gens de chiourme ; plusieurs galères étaient en mer, et il fallait nécessairement attendre leur rentrée ; quelques-unes allaient hiverner dans des ports éloignés, et reprenaient la mer avant d'avoir eu connaissance des ordres du roi. Il fallait encore compter avec la mauvaise volonté des capitaines de galères, qui se montraient très peu satisfaits de voir désorganiser leurs équipages, et qui, sans oser désobéir ouvertement aux ordres reçus, faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour en atténuer ou en retarder l'effet. Bien plus, on s'était aperçu au dernier moment que, dans les articles signés à Tours, il n'était pas question des deux canons de Dansa, et Caynan-Agha assurait qu'il était impossible de paraître au Divan, sans lui donner satisfaction sur ce point. Les affaires traînèrent donc en longueur ; plus d'un an s'était écoulé sans qu'on eût rien conclu. Il paraissait difficile de trouver une solution diplomatique ; d'un côté, il était impossible de renvoyer à la signature du roi un traité qui avait été approuvé par les parties contractantes, en y introduisant après coup une modification de ce genre ; d'un autre côté, le duc de Guise, qui considérait ces canons comme sa propriété privée, ne paraissait pas désireux de s'en dessaisir. Le commerce de Marseille, qui avait le plus à souffrir de toutes ces lenteurs, se résolut à y mettre fin en achetant l'objet en litige à son possesseur, pour en faire présent aux envoyés algériens ; cet expédient terminait tout à l'amiable. Des ouvertures avaient été faites dans ce sens, et tout faisait prévoir une heureuse issue, lorsqu'un fatal incident vint tout remettre en question et rallumer la guerre entre les deux pays.

Massacre des Turcs à Marseille
Dans les derniers jours du mois de février 1620, un des plus actifs et des plus cruels corsaires d'Alger, Regeb-Reïs, croisait dans le golfe du Lion, lorsqu'il aperçut une polacre de Marseille, commandée par le capitaine Drivet, qui revenait d'Alexandrette avec une cargaison de la valeur de cent mille écus. Il accosta ce bâtiment, qui, ayant eu nouvelle de la paix récemment conclue, naviguait sans aucune défiance. Le pirate monta à bord, et sa cupidité, enflammée par la vue d'un aussi riche butin, lui donna l'idée de s'emparer de toutes les marchandises. Ce rapt fut exécuté à l'instant même et sans combat ; après quoi, pour ensevelir à jamais toutes les traces de son crime, le bandit donna l'ordre de saborder le navire et de massacrer l'équipage, qui se composait de trente-six personnes, dont quelques-unes appartenaient aux meilleures familles de Marseille. Mais, pendant le carnage, deux jeunes matelots s'étaient cachés à fond de cale et étaient parvenus à se dérober aux regards des assassins. Après le, départ de ceux-ci, ils furent assez heureux pour réussir à aveugler les voies d'eau qui avaient été pratiquées, et, se laissant aller au gré des vents et des courants, vinrent échouer sur les côtes de Sardaigne, d'où ils se firent rapatrier à leur pays natal. Ce fut le 14 mars qu'ils y arrivèrent, et il y avait à peine quelques heures qu'ils étaient débarqués, que l'horrible drame était déjà connu dans toute la ville. Il y avait longtemps que la rumeur publique accusait les Algériens de faire subir ce traitement barbare aux bâtiments français qu'ils rencontraient ; mais, jusque-là, les preuves avaient fait défaut. Les familles des victimes s'ameutèrent les premières, et leurs plaintes, leurs cris et leurs larmes, excitèrent le courroux d une foule naturellement mobile et irritable ; les matelots, les pêcheurs, les artisans du port coururent tumultueusement aux armes, et une révolte terrible éclata. Les ambassadeurs et leur suite avaient été logés par les échevins à l'hôtel de Méoilhon, où les magistrats de Marseille subvenaient à leurs besoins, ainsi qu'à ceux d'une cinquantaine de musulmans, qui y attendaient le jour prochain du départ. Ce fut sur cet hôtel que se rua la populace furieuse et altérée de vengeance. Bien que surpris par une attaque aussi imprévue, les Turcs se défendirent énergiquement pendant un jour et une nuit, et il fallut mettre le feu au bâtiment pour les contraindre à sortir dans la rue, où ils furent égorgés. Pendant ce temps, les Consuls et les Viguiers avaient fait les plus grands efforts pour sauver leurs hôtes ; mais ce fut en vain qu'ils essayèrent de dissiper le rassemblement : la force armée sur laquelle ils avaient le droit de compter ne seconda pas leurs intentions ; ils furent eux-mêmes menacés de mort et réduits à se retirer, et ne purent arracher que douze des victimes au sort fatal qui les attendait ; les quarante-huit autres furent massacrés parla foule ou noyés dans le port.
Dès le lendemain de l'attentat, le premier consul, M. de la Salle, en envoya porter la nouvelle au roi par M. de Montolieu ; des ordres furent immédiatement donnés pour que justice fut faite de la sédition, et un arrêt du Parlement de Provence, rendu à Aix le 21 mai 1620, condamna à mort quatorze des coupables ; quelques autres furent envoyés aux galères, et le reste des inculpés subit des châtiments corporels (3).
Cependant le bruit public avait rapidement fait savoir à Alger la nouvelle de ce qui s'était passé, et y avait causé une indignation générale. Le Pacha et le Divan écrivirent dès le 16 juin pour demander des explications : leur lettre faisait ressortir tout ce qu'il y avait de grave dans l'action qui avait été commise, invoquait le caractère sacré des ambassadeurs, et se plaignait de la violation de la foi publique. Les Consuls répondirent, le 25 juillet, par l'historique exact des faits ; leur lettre est à la fois très ferme et très adroite ; elle rappelle les bons traitements dont les envoyés ont été comblés jusqu'au fatal dénouement, le succès de leurs démarches auprès du roi, et la généreuse hospitalité qui leur avait été donnée. Puis ils dépeignent la sédition populaire et les efforts qu'ils ont fait pour la calmer, au hasard de leur propre vie ; ils notifient ensuite le châtiment des coupables, et terminent en manifestant l'espoir que ce malheur ne modifiera en rien les conditions de la paix. Cette lettre fut confiée à Mohammed-Cherif, beau-frère de Caynan-Agha, qui avait été délégué par le pacha pour faire une enquête sur les derniers événements. Elle eût probablement calmé les esprits à Alger, où l'on savait trop bien ce qu'était une sédition pour s'en étonner beaucoup, si le malheur n'eût pas voulu que le bâtiment qui portait le Cherif fût pris par une galère de Toscane. Il fallut faire des démarches pour le rechercher, et cela causa des retards considérables, qui furent regardés comme injurieux par le Divan, harcelé lui-même par les doléances des familles des victimes. Le 8 août, une émeute formidable éclata à Alger ; le consul et les résidents français furent traînés au Divan, et il fut un instant question de les brûler vifs (4). Les reïs armèrent leurs navires et sortirent du port, décidés à faire une guerre sans merci. Le commerce français essuya des pertes d'autant plus grandes que tous les vaisseaux marchands étaient sortis des ports sur la foi du nouveau traité.

Expéditions de M. de Gondy, de l'amiral Mansel et du capitaine Lambert
Pour arrêter ce débordement, Louis XIII avait ordonné à son Général des galères, Emmanuel de Gondy, de sortir des ports et de courir sus aux Algériens. La flotte partit en croisière à la fin de juillet 1620, et prit ou coula six gros vaisseaux aux Algériens ; mais cette répression fut insuffisante ; il eût fallu agir contre la ville elle-même pour obtenir quelque chose de sérieux ; l'Amiral ne le fit pas et justifia en cette circonstance l'opinion de ses contemporains, qui l'accusaient de pusillanimité. Quelques bâtiments avaient été envoyés par le duc de Guise pour relever le Bastion ; cette tentative ne réussit pas mieux que les deux précédentes, et le nouveau personnel des Établissements fut massacré ou fait captif (5).
Cependant, les Anglais et les Hollandais, dont la marine avait eu beaucoup à souffrir des pirates, et qui avaient épuisé en vain tous les moyens de conciliation, se décidaient à agir énergiquement, et lançaient deux croisières, sous les ordres de l'amiral Mansel et du capitaine Lambert. Le premier parut devant Alger en 1621, brûla ou prit une quinzaine de navires, canonna la ville, et fit une descente dans les environs, qu'il saccagea sans rencontrer de résistance. Un pacha, du nom de Kheder, avait remplacé Saref ; il refusa de traiter avec l'amiral anglais, dont l'expédition ne servit pas à grand chose. La peste, qui continuait à décimer la population, enleva M. Chaix, qui ne fut pas remplacé officiellement ; deux négociants marseillais, MM. Thomassin et Fréjus, se chargèrent de l'intérim.
Le capitaine Lambert, qui venait de tenir la mer pendant les deux années précédentes, avait fait subir aux reïs des pertes nombreuses ; il se présenta devant Alger en 1624, et fit sommer le Divan de restituer les prises et les esclaves de sa nation, ajoutant que, si on ne lui donnait pas satisfaction, il ferait pendre immédiatement ses prisonniers à la vue de toute la ville. Les Turcs crurent à une vaine menace, et ne furent détrompés qu'en voyant les cadavres des leurs se balancer aux vergues des bâtiments hollandais. Le lendemain de cette exécution, le Capitaine appareilla, et revint quelques jours après, remorquant deux nouvelles prises, et faisant savoir qu'il allait recommencer les exécutions, si on ne lui donnait pas satisfaction ; cette fois, la population se mutina contre le Divan, qui restitua les captifs, mais une partie seulement des cargaisons ; le reste, dirent-ils pour s'excuser, avait été mangé.

Mustapha-Koussor, Mourad, Khosrew
De 1621 à 1626, trois pachas se succédèrent, Mustapha-Koussor, Mourad et Khosrew ; on ne sait rien des deux premiers (6), qui semblent avoir vécu dans une obscurité volontaire. Le troisième avait des goûts belliqueux, et montra de l'énergie ; il se mit à la tête des janissaires, et parcourut le pays de Constantine à Tlemcen, y rétablissant la perception des impôts, et relevant le prestige bien effacé de la domination turque. Les Kabyles lui disputèrent le passage ; il les battit, et entra à Kouko, où il reçut la soumission des principaux chefs.

Révolte de TIemcen
Il était à peine de retour à Alger, que les Tlemceniens se révoltèrent de nouveau, à l'instigation d'un marabout, massacrèrent une partie de la garnison et forcèrent le reste à s'enfermer dans le Mechouar. Le pacha envoya à leur secours une troupe de 1200 Ioldachs et quelques contingents indigènes ; la révolte fut écrasée ; les principaux d'entre les rebelles et leur chef furent écorchés vifs, et leur peau bourrée de paille fut envoyée à Alger pour servir de jouet à la populace

Guerre de Tunis
En même temps, Khosrew avait déclaré la guerre à Tunis, qui avait favorisé l'insurrection des tribus de la province de Constantine ; la Porte s'interposa en vain, et allait envoyer une flotte, lorsque son attention fut détournée par la révolte des Tartares de Crimée et des Cosaques de la mer Noire ; la lutte se prolongea donc sur la frontière orientale, et elle durait encore quatre ans après, avec des alternatives de revers et de succès. Depuis la mort de M. Chaix, le consulat de France était resté inoccupé pendant plus de sept ans. Personne ne se souciait d'un poste aussi dangereux ; M. de Vias, qui en était le titulaire, était empêché de s'y rendre par l'âge et les infirmités ; la ville de Marseille se vit contrainte, pour sauvegarder ses intérêts, de faire gérer les affaires par des résidents français, qui se chargèrent de remplir l'intérim, moyennant une gratification annuelle de cinq cents écus. On ne tarda pas à reconnaître les inconvénients de ce mode de procéder ; ces nouveaux agents, qui exerçaient le négoce pour leur compte, se montrèrent souvent trop enclins à négliger l'intérêt général pour favoriser leur propre commerce ; d'ailleurs, leur profession mercantile ne commandait pas le respect, et ne leur permettait d'avoir aucune influence sur une population qui a toujours affiché le mépris du trafic et de l'industrie. Il résulta donc du nouvel état de choses que les délégués furent peu écoutés, ne furent reconnus aptes à traiter, ni par les Pachas, ni par le Divan, et les déprédations ne firent que s'accroître de jour en jour.

La Course et les pertes du commerce français
Les pertes qu'avait subies le commerce étaient énormes ; il résulte de documents incontestables que, dans une courte période de huit ans, les corsaires avaient ramené neuf cent trente-six bâtiments dans le port d'Alger (7). Et ce chiffre énorme est loin de représenter le total des prises qui avaient été faites ; car, à cette époque, il était de règle que le corps et les agrès du navire capturé devinssent la propriété du pacha ; et, dès lors, on comprendra facilement que les reïs ne se donnaient pas la peine de remorquer ou de convoyer le vaisseau qu'ils avaient amariné ; ils se contentaient de faire passer les marchandises à leur bord, et sabordaient ensuite ou incendiaient la coque. Ils avaient même tout avantage à procéder de la sorte : car cela leur permettait de détourner une partie du butin, au préjudice des armateurs et du pacha. Les vaisseaux français n'osaient plus sortir des ports du Midi, qui accablaient la Cour de leurs doléances, et le Parlement de Provence traduisait leurs plaintes au roi par sa Remontrance de 1625, dans laquelle il déclarait " que le commerce du Levant était perdu, si l'on n'entretenait pas des galères pour empêcher l'extension de la piraterie barbaresque. ".

La mission de Sanson Napollon
Il fallait arrêter la marche du fléau ; Louis XIII se décida, dans cette circonstance, à utiliser les talents du capitaine Sanson Napollon, gentilhomme ordinaire de sa chambre et chevalier de l'ordre de Saint-Michel, A l'exception des dix dernières années de sa vie, nous ne savons que bien peu de choses sur cet homme, dont la grande figure méritait de la postérité plus d'attention qu'elle n'en a obtenu. Chargé par son souverain des missions les plus délicates, il y apporta une très grande intelligence et une rare fermeté ; il déploya surtout cette dernière qualité lorsqu'il dut faire respecter le pavillon français par des nations à demi barbares. Mais ce fut tout particulièrement dans sa mission d'Alger qu'il se montra à la hauteur des diplomates les plus habiles et des hommes d'action les plus énergiques. Il ne mit pas longtemps à reconnaître le véritable état des choses et à s'apercevoir qu'il était tout à fait, inutile de traiter avec les pachas, dont l'autorité était complètement nulle, et auxquels il aurait été absolument impossible de faire respecter leurs engagements, quand même ils en auraient eu l'intention bien arrêtée. Il vit que le véritable pouvoir était aux mains de la Taïffe des reïs, et se résolut à agir en conséquence. Jusqu'à lui, les envoyés français avaient borné leurs moyens d'action à faire transmettre leurs plaintes au sultan par l'entremise de l'ambassade de Constantinople, qui obtenait le châtiment ou la destitution des délinquants. Les nouveaux gouverneurs qui arrivaient n'étaient pas plus écoutés que leurs prédécesseurs, et les mêmes infractions se reproduisaient fatalement. Sanson Napollon abandonna ces anciens errements et entra dans une voie nouvelle ; il s'aboucha avec les personnages les plus considérables d'Alger, ceux qui avaient, pour une raison ou une autre, la plus grande influence sur la milice et sur le peuple. Laissant de côté le pacha, auquel il se contenta d'offrir quelques présents de temps à autre, il se fit des amis particuliers de l'agha et du trésorier des janissaires. Il tint table ouverte pour les principaux d'entre les reïs, et réunit autour de lui tous ces redoutables chefs de la Taïffe qui étaient les véritables rois d'Alger, les Morat-Reïs, Hassan-Calfat, Ali-Arabadji, Soliman-Reïs, Ali-Bitchnin. Il ne cessait de représenter à tous ces capitaines-corsaires, auxquels il plaisait personnellement par sa générosité, ses manières ouvertes et son audace aventureuse, la grandeur de la France et le danger qu'il y avait pour eux à s'en faire une ennemie. Il leur rappelait ce mot attribué à Kheïr-ed-Din : " Si tu te brouilles avec les Français, fais la paix avant le soir, " et cet autre dicton, d'une popularité déjà presque séculaire : " Le Français peut cuire sa soupe chez lui, et venir la manger chaude à Alger. "
C'est ainsi qu'il parvint à pouvoir traiter dans l'intimité les affaires les plus graves, si bien que, lorsqu'elles surgissaient plus tard devant la tumultueuse assemblée qui devait décider de la paix ou de la guerre, le vote était déjà acquis en sa faveur, et les personnages les plus influents, entraînant leurs créatures, faisaient réussir ses demandes par acclamation. La situation tout exceptionnelle qu'il s'était ainsi créée ne manqua pas d'exciter la jalousie des délégués, aveuglés par des préjugés de race, et dont l'esprit étroit ne pouvait comprendre la finesse de ces manoeuvres diplomatiques. Ils allèrent jusqu'à incriminer ses amitiés, à l'accuser de s'être fait renégat, et à susciter contre lui la colère des magistrats et du peuple de Marseille, auxquels ils le dépeignaient comme favorisant les intérêts algériens au détriment de ceux de la France. Dédaigneux de ces clameurs, et appuyé sur la confiance que lui témoignait le Roi, il persévéra dans sa ligne de conduite.
Il arriva pour la première fois à Alger le 20 juin 1626, avec le double titre d'envoyé du roi et subdélégué du duc de Guise pour les Concessions, portant avec lui des présents d'une valeur de plus de 18,000 livres, destinés à être offerts au pacha et aux principaux de la milice et de la taïffe. Le commencement des négociations fut difficile ; le désordre intérieur était tel, que Sanson écrivait : " c'est le pays de Babylone ". De plus, tous ceux qui avaient intérêt à ce que la paix ne se fît pas, ou à ce que les Établissements ne fussent pas relevés, les Anglais, les Hollandais, et même quelques négociants de Marseille, firent courir le bruit que le firman du Grand-Seigneur présenté au Divan par Napollon, étoit faux et supposé ; le délégué courut le risque de la vie ; sa fermeté le tira de ce mauvais pas, et il fut décidé que vingt mansulaghas partiraient pour Constantinople, afin de s'assurer de la vérité, avant de poser aucune condition de traité. Ils revinrent au printemps de 1627, ayant reçu le commandement d'obéir au firman, et ramenant avec eux Hussein-ben-Elias-bey, nommé pacha en remplacement de Khosrew, mort de la peste. Après leur arrivée, il fut tenu un grand Divan, où les Turcs demandèrent, qu'avant toutes choses, on leur restituât les captifs détenus aux galères de Marseille, et les deux canons de Dansa ; après quoi ils promettaient de se conformer aux ordres de la Porte. Sanson retourna en France au mois de mai, y rendit compte de sa mission, et obtint du Roi, le 6 novembre, un arrêt qui ordonnait aux communes, " desquelles ceux qui étaient esclaves en Alger étaient natifs, " de verser entre les mains de l'ambassade deux cents livres par chaque captif ; cette contribution était destinée à racheter les Turcs des galères ; mais elle ne fut pas suffisante, et la ville de Marseille dut y ajouter une forte somme, et acquérir à ses frais les deux canons depuis si longtemps réclamés ; elle fit face à cette dépense par un impôt spécial (8). Pendant le temps qui se passa à rassembler l'argent nécessaire, et à opérer le rachat des Turcs et des canons, Sanson continuait à négocier par lettres, en sorte que, lorsqu'il débarqua à Alger, le 17 septembre 1628, tout était prêt d'avance. Il distribua environ cinquante mille livres au pacha et aux personnages les plus influents, et, le 19 septembre, assista au grand Divan, où la paix perpétuelle fut votée par acclamation, le traité signé et publié à l'instant même ; quiconque le violerait, fut-il dit, devait être puni de mort (9).

Traité de 1628
Le lendemain, un acte particulier, concernant les Établissements, fut approuvé et signé par le pacha et les chefs de la milice. Les Algériens s'engageaient à vivre en paix avec la France et à respecter son littoral et ses navires, à ne pas tolérer que les marchandises ou les personnes capturées sur les bâtiments français fussent vendues dans leurs ports : il était permis aux marchands de la nation de résider à Alger, sous la protection et la juridiction de leur consul, avec pleine reconnaissance de leurs droits et du libre exercice de leur religion ; les vaisseaux que le mauvais temps contraignait à chercher un abri dans un des ports de la côte devaient y être secourus et protégés ; enfin, les concessions françaises du Bastion et de La Galle étaient formellement reconnues, ainsi que le négoce des cuirs et des cires avec l'Échelle de Bône. Les fortifications du Bastion pouvaient être relevées, et les bateaux corailleurs trouver un asile dans tous les ports de la côte orientale de l'Algérie. Cette permission accordée au rétablissement des comptoirs français serait suffisante à elle seule pour montrer combien le négociateur avait su habilement se concilier la faveur des esprits : car, jusqu'alors, jamais les Turcs n'avaient voulu consentir a se soumettre aux ordres du Grand-Seigneur, en ce qui concernait l'installation des chrétiens dans ces parages. C'était alors, nous l'avons vu, une opinion généralement admise à Alger, que l'exportation des blés de la province de Constantine était la véritable cause des famines fréquentes qui désolaient la ville ; et, toutes les fois que la France avait voulu réoccuper les Établissements, une expédition était aussitôt partie pour les détruire, en massacrer le personnel, ou l'emmener en esclavage. Il y avait donc un grand point de gagné, et le Divan crut devoir accentuer les motifs qui l'avaient fait revenir sur une détermination bien arrêtée, en introduisant dans les actes la clause suivante : " Pour récompense des services rendus par le capitaine Sanson, il en sera le chef (du Bastion) et commandera les dites places sans que l'on en puisse mettre aucun autre. Néanmoins, après son décès, le Roi y pourra pourvoir à d'autres personnes. "
La redevance à payer était fixée à vingt-six mille doubles ; seize mille pour la solde de la milice et dix mille pour le trésor de la Casbah. En somme, tout le monde avait lieu d'être satisfait du traité ; Marseille n'avait plus à trembler pour son commerce du Levant ; le pacha ne se trouvait plus exposé, d'un côté aux fureurs de l'émeute, et de l'autre au châtiment de sa désobéissance ; la milice voyait avec plaisir s'accroître le trésor qui assurait sa solde ; enfin les Reïs, qu'avait complètement séduits le Capitaine, songeaient que bien des mers leur restaient encore ouvertes, que les galions espagnols et hollandais leur offraient une abondante et riche proie, et, qu'en fin de compte, on était parfois bien aise, en un jour de tempête ou à la suite d'un combat malheureux, de trouver un refuge dans les ports français de la Méditerranée. Ils n'ignoraient pas du reste, et plusieurs d'entre eux l'avaient appris à leurs dépens, que la marine de nos ports venait d'être presque doublée, et que l'amiral de Mantin avait reçu l'ordre de châtier vigoureusement les délinquants.
Sanson Napollon se mit en devoir de relever les Concessions ruinées, et y apporta son activité accoutumée. Dès le lendemain de la signature du traité, il occupa le comptoir de Bône, installa les corailleurs à La Calle et au Bastion, et ouvrit au cap Rose un grand marché de blé, de cuirs et de cire, où les tribus de l'intérieur ne tardèrent pas à affluer. Ces trois derniers points avaient été fortifiés chacun selon son importance, et le personnel ne laissait pas que d'être assez considérable. On y comptait quatre officiers commissionnés, une centaine de soldats, deux cents matelots, deux prêtres, deux infirmiers, un médecin, un chirurgien, un apothicaire, deux barbiers, quatre drogmans, quatorze commis et une centaine d'ouvriers de divers états. La flottille était forte de trois tartanes et de vingt et un bateaux corailleurs ; l'arsenal était largement approvisionné de munitions, et l'artillerie se composait de cinq canons de bronze et de deux espingards, l'un de bronze, l'autre de fer.
Le trafic avec les Indigènes avait déjà pris assez d'extension pour que, dès le commencement de l'année 1629, le gouverneur pût offrir à la ville de Marseille de lui fournir tout le blé dont elle aurait besoin. Ce n'est pas seulement par cette affirmation que nous savons que les Concessions étaient entrées dans une voie prospère : il existe des lettres émanant de personnes qui étaient employées à divers titres, soit au Bastion, soit à La Calle, et la correspondance de Lazarin de Servian, de Lorenzo d'Angelo, de Jacques Massey et tant d'autres ne fait que corroborer les allégations du Capitaine (10). C'est un résultat qui aurait dû réjouir tout le monde, si l'intérêt général eût été seul consulté. Il n'en fut malheureusement pas ainsi, et il est nécessaire d'expliquer succinctement l'origine de l'opposition que fit le commerce de Marseille à la création et à la conservation des Établissements, aussi bien que celle des haines qui s'acharnèrent contre leur fondateur.
Depuis plus d'un siècle déjà, quelques maisons de commerce de Marseille avaient établi un négoce suivi avec les populations côtières de l'Algérie. Elles achetaient du blé, de la cire, des cuirs, et donnaient en retour quelques produits européens, parmi lesquels figuraient, en majorité, la poudre et les armes de guerre, dont on était toujours sûr de trouver le débit chez les Kabyles. Cette sorte de marchandise était sévèrement proscrite par les Turcs, et ce trafic interlope n'était pas sans dangers : mais il était tellement fructueux que les armateurs ne faisaient jamais défaut. D'ailleurs, on était assuré de la complicité des riverains, et il ne manquait pas de petites criques où l'on pouvait aller, sans courir de trop grands risques, débarquer sa contrebande de guerre. On conçoit facilement quelle irritation durent éprouver ceux qui réalisaient ainsi d'énormes bénéfices, en voyant le Roi donner le monopole du commerce de Barbarie et de la pêche du corail à une compagnie placée sous le patronage du duc de Guise, qui rêvait peut-être de se faire là un fief semblable à celui que les Lomellini de Gênes avaient obtenu à Tabarque. Lésés dans leurs intérêts, ces marchands mirent tout en œuvre pour faire échouer les négociations, et Sanson Napollon n'eut pas de pires ennemis. A la tête de cette coalition occulte, on remarqua les frères Fréjus, dont la famille exerçait et exerça encore longtemps le commerce sur les côtes barbaresques. Lorsqu'en dépit de leurs efforts, le traité de 1628 eut été conclu, ils ne cessèrent de chercher à en détourner les effets, et à provoquer la chute de son auteur. Ils l'accusèrent d'avoir détourné à son profit une partie des sommes qui lui avaient été remises pour le rachat des esclaves, et excitèrent contre lui une population ignorante et inflammable, qui faillit se livrer aux plus grands excès. D'un autre côté, pour l'empêcher de donner ses soins au Bastion, dont il était l'âme vivante, ils imaginèrent de représenter aux Consuls de Marseille que celui qui avait fait le traité devait être responsable de son exécution, et qu'il était tenu par cela même de résider à Alger (11). Les Marseillais étaient assez portés à admettre cette prétention exorbitante, se souvenant qu'ils avaient presque seuls supporté les frais de la transaction, et concluant de là qu'ils devaient en bénéficier à leur gré. Sanson se tint debout devant toutes ces persécutions avec une dignité vraiment admirable. Il répondit à ses calomniateurs en leur démontrant qu'il avait racheté deux fois plus d'esclaves que n'en portait le rôle, et qu'il avait dépensé sa propre fortune dans l'accomplissement de sa mission ; il accueillit les menaces avec la hauteur sereine et dédaigneuse d'un homme habitué à braver d'autres dangers, et qui sait à quoi s'en tenir sur la mobilité de la foule ; enfin, il ne cessa de représenter aux magistrats de Marseille qu'il était renvoyé du Roi, et non l'homme d'une ville ; qu'il leur appartenait d'avoir un consul pour protéger leurs intérêts et leurs nationaux, et que, quant à lui, tout en continuant à mettre au service de tous les Français son énergie et son influence, il ne devait pas s'astreindre à des obligations qui l'eussent empêché de consacrer tous ses moments aux devoirs de sa nouvelle charge. Il n'avait pas échappé à sa sagacité naturelle, que le véritable but de toutes ces hostilités était le Bastion ; aussi ne cessait-il de représenter à ses adversaires tout le profit qu'ils pouvaient en tirer eux-mêmes, tant pour l'extension de leur commerce, que pour prévenir les fréquentes famines qui désolaient alors le sud de la France ; il ajoutait, qu'au surplus, la fondation était d'ordre souverain, et que les réclamations devaient être adressées, non pas à lui, mais au Conseil du Roi ou au duc de Guise. Cependant, les débuts furent heureux, et le traité produisit de si bons effets, qu'un an après l'échange des signatures, il ne restait dans le territoire de la Régence que deux captifs français, qu'on recherchait activement pour les rendre. Le parti de la paix avait pris le dessus, et avait profité de la découverte d'un nouveau complot, pour emprisonner au bordj de Bougie cent cinquante des principaux meneurs, et en exiler beaucoup d'autres ; les colourlis, auxiliaires naturels de toutes les conspirations, furent les plus éprouvés dans la répression ; quelques esclaves compromis furent massacrés.

Nicolin Ricou et Blanchard
En ce qui concernait le consulat, les conseils de Sanson étaient enfin écoutés, et Marseille venait de se décider à envoyer à Alger le capitaine Nicollin Ricou, chargé de représenter les intérêts français. On pouvait donc espérer la continuation de la paix, lorsque les agissements barbares de quelques-uns de nos nationaux vinrent tout remettre en question, et offrir aux déprédateurs un prétexte que ceux-ci se gardèrent bien de laisser échapper. Une chaloupe, montée par seize Turcs d'Alger, qui s'étaient trouvés séparés de leur navire par quelque accident de mer, errait dans les eaux de la Sardaigne, lorsqu'elle fit rencontre d'une barque de la Ciotat, qui retournait à Marseille. Se fiant à la paix nouvelle, les Algériens demandèrent à être recueillis par le vaisseau français et conduits en Provence, où ils espéraient trouver l'occasion de se rapatrier ; à peine eurent-ils mis le pied à bord, qu'ils furent inhumainement massacrés. Quelques jours plus tard, la barque le Saint-Jean, d'Arles, rencontra sur la côte d'Espagne une tartane d'Alger qui se laissa approcher sans défiance, fut enlevée par surprise, et dont l'équipage fut vendu aux galères d'Espagne. Ces graves infractions excitèrent à Alger une indignation légitime, et la guerre eut éclaté à l'instant même, sans les efforts réunis du gouverneur du Bastion et du nouveau consul, qui promirent une éclatante réparation et le châtiment des coupables. Sur ces entrefaites, survint une nouvelle complication: Hamza, l'otage qui habitait Marseille, ayant eu connaissance de tout ce qui venait de se passer, ne douta pas que ses compatriotes n'en eussent tiré une prompte vengeance, se souvint du meurtre de Caynan-Agha et de Rozan-Bey, et jugea prudent de se dérober par la fuite aux dangers qu'il craignait ; de retour à Alger, il chercha à justifier son évasion en racontant qu'il avait été maltraité et menacé de mort. Tout cela ne faisait qu'accroître l'irritation contre les Français ; cependant, à force d'habileté, de démarches personnelles et de présents, Sanson était parvenu à apaiser l'affaire et à montrer les choses sous leur véritable jour ; il avait même déjà décidé le Divan à envoyer un nouvel otage, lorsque vint à surgir le nouvel élément de discorde qui devait raviver les haines et mettre à néant les effets du traité de 1628.
Vers la fin du mois de novembre 1629, Isaac de Launay, chevalier de Razilly, revenait du Maroc, où il avait été envoyé en ambassade avec MM. du Chalard et de Molères, lorsqu'il rencontra dans les eaux de Salé un vaisseau algérien commandé par Mahmed-Ogia. Il l'amarina sans rencontrer la moindre résistance, en mit l'équipage sur les bancs de la chiourme, et emmena le reïs prisonnier en France. Cette fois, ce fut en vain que Napollon chercha à apaiser les esprits : le malheur voulut que les armateurs de Mahmed-Ogia fussent des principaux d'Alger ; d'ailleurs, le crime leur paraissait, avec raison, bien plus grand, ayant été commis par un navire du Roi, que ceux qui avaient été l'oeuvre de quelques particuliers. Les reïs s'empressèrent de courir sus aux navires français, et ne tardèrent pas à faire de nombreuses prises : le capitaine Ricou essaya de protester ; il fut maltraité et mis aux fers : tout ce que put obtenir le gouverneur du Bastion, en dépensant dix mille piastres (23,350 francs), fut la libération de quelques équipages qui venaient d'être amenés, et la relaxation de Ricou. Celui-ci ne s'en montra guère reconnaissant, et, à partir de ce moment, il se joignit aux ennemis de Sanson, qu'il accusait d'être l'ami des Algériens plutôt que celui de ses compatriotes ; il alla même jusqu'à insinuer qu'il s'était secrètement fait Musulman. Du reste, les menaces dont il avait été l'objet, et les quelques jours de captivité qu'il avait souffert, lui avaient enlevé le peu de force morale qu'il eût jamais possédé. Il ne cessa plus de demander son rappel, poursuivant les magistrats de Marseille de ses doléances, déclarant qu'il ne voulait plus se mêler de rien, et suppliant qu'on le remplaçât par son chancelier, M. Blanchard. Cet homme d'un caractère sombre et ambitieux aspirait à lui succéder, et, pour arriver à ses fins, employait des moyens tortueux, intriguant dans le Divan, cherchant à nuire aux Établissements et à amener la ruine de leur chef (12). Il faisait croire à Ricou que la volonté de Sanson était le seul obstacle qui s'opposât à son départ, exaspérant ainsi cet envoyé naturellement honnête, mais d'une faiblesse de caractère déplorable ; à la fin, voyant que les Consuls de Marseille ne tenaient aucun compte de ses réclamations, cet agent trop craintif se décida à abandonner son poste, et s'enfuit d'Alger au mois de mars 1631. Blanchard, qui avait très probablement préparé et facilité cette évasion, se fit reconnaître comme délégué par le Divan, moyennant quelques présents ; mais il eut plus de peine à se faire accepter par les Français, qui laissèrent ses lettres sans réponse pendant plus de six mois, édifiés qu'ils étaient sans doute sur sa valeur morale. Cependant, comme il ne manquait pas d'adresse et d'entregent, il se fit rendre quelques prises et quelques captifs, et se créa ainsi des protecteurs dans sa ville natale. Il ne fut pourtant jamais que toléré, et nous verrons bientôt que son esprit d'intrigue le jeta dans les plus grands embarras.
D'ailleurs, la charge continuait à appartenir à la famille de Vias, et le titulaire était, depuis 1628, le fils de l'ancien consul, Balthazar de Vias, qui avait probablement cédé à la ville de Marseille l'exercice de ses droits ; en tous cas, rien ne prouve formellement qu'il ait résidé à Alger.

Younès
Un pacha, du nom de Younes, succéda à Hussein ; il fut mal accueilli par la milice, et se vit bientôt remplacé par son prédécesseur. (Hussein ndlr) La Kabylie était de nouveau en pleine révolte, et la guerre continuait avec Tunis. Les reïs ravageaient d'une manière permanente les côtes d'Espagne, d'Italie et de Portugal, poussant même des pointes hardies jusque sur les côtes d'Angleterre et d'Islande.

Le Bastion
Dans le contrat passé entre le divan et le consul général d'Alger pour le rétablissement du Bastion et de ses dépendances, à la date du 30 septembre 1628, on se rappelle qu'il avait été stipulé que le gouvernement des Concessions appartiendrait à Sanson Napollon pendant toute sa vie, " sans que le Roi pût en mettre aucun autre. " Les ennemis du Capitaine crurent trouver là un moyen assuré de le perdre, et cette clause, à laquelle on ne paraît pas avoir tout d'abord prêté une grande attention, fût mise sous les yeux du Cardinal de Richelieu. Celui-ci, dont le génie centralisateur était en méfiance de tout ce qui lui semblait être une atteinte aux prérogatives royales, déclara que le contrat de 1628 était un acte diplomatique indigne du roi de France. Il fît décider par le Conseil que des modifications y seraient apportées, et qu'on ferait partir pour les établissements de Barbarie un envoyé du Roi, chargé, entre autres missions, de s'assurer de la fidélité du gouverneur et des troupes placées sous ses ordres. La mesure pouvait paraître d'autant plus urgente, que les calomniateurs de Sanson l'accusaient de vouloir se rendre indépendant, et de s'être vanté de tenir le Bastion du Divan d'Alger, et non du Roi de France.
Le 8 octobre 1631 (13), M. de l'Isle reçut sa commission et partit, quelques jours après, porteur de deux lettres, adressées au Capitaine par Louis XIII et par le cardinal de Richelieu. Il arriva au Bastion le 11 avril 1632, visita avec le plus grand soin les forteresses récemment construites ou réparées, les magasins et la flottille ; il se fit rendre les comptes, et, son enquête terminée, se déclara entièrement satisfait sur tout ce qui concernait le service du Roi.
Le 29 avril, il réunit la garnison et lui fit prêter le serment de fidélité ; après cette cérémonie, il investit solennellement Sanson Napollon, en lui remettant publiquement sa commission de gouverneur royal, scellée du grand sceau, en date de Monceaux, du 29 août 1631. Ce fut une grande déception pour les injustes haines qui persécutaient cet homme de bien, cet excellent serviteur de la France ; il se sentit fortifié et raffermi dans sa position au sortir de cette épreuve, et les lettres adressées par lui à cette époque au Roi et au Cardinal se ressentent de la légitime satisfaction qu'éprouve celui qui vient de confondre ses calomniateurs. Nous avons déjà dit que, pendant que ces événements s'accomplissaient, le capitaine Ricou s'était enfui d'Alger, laissant, pour lui succéder, Blanchard, qui chercha à s'attirer par des présents l'amitié du vieux pacha Younes. Il y parvint facilement ; mais il indisposa par cela même contre lui les chefs de la milice et de la taïffe, et il se vit insulté en plein Divan, sans que son protecteur fît la moindre démarche en sa faveur. Il s'en plaignit aigrement, et se refusa à continuer ses fonctions, tant qu'on ne lui aurait pas fait justice de l'affront reçu ; pour toute réponse, il fut mis aux fers. On ne comprend guère comment cet homme, intelligent d'ailleurs, et qui habitait Alger depuis assez longtemps pour apprécier sainement la situation, ait pu croire un seul instant qu'il verrait venir à son aide, au risque de compromettre sa position et sa vie elle-même, un malheureux souverain, qui ne régnait et qui n'existait que grâce à la tolérance de Sidi Hamouda et des principaux d'Alger. On ne le garda, du reste, en prison que vingt-quatre heures, et il reprit de lui-même l'exercice du consulat.
Cependant, le Divan ne cessait de réclamer la libération des équipages turcs enlevés indûment par M. de Razilly et mis en galères. Voyant qu'on ne prêtait aucune attention à ses justes plaintes, il avait séquestré les marchandises françaises et mis l'embargo sur les personnes, jusqu'à ce qu'il eût obtenu la satisfaction demandée. Dans ses lettres, adressées au Roi et au cardinal de Richelieu, Sanson Napollon avait vivement conseillé de hâter cette restitution ; mais il se présentait de grandes difficultés. Le Général des galères demandait cent écus par tête de chacun des forçats qu'il aurait à délivrer, et personne ne se chargeait de ce paiement ; de plus, il refusait absolument de relaxer cinq ou six renégats qui faisaient partie des équipages capturés, se retranchant derrière des raisons de conscience. Or, c'était justement ceux-là que les Turcs réclamaient avec plus d'insistance, sachant bien le sort qui les attendait en chrétienté. A tout cela venait s'ajouter la mauvaise volonté des capitaines de galères, fort peu soucieux de voir amoindrir leurs forces, et désorganiser un équipage qui leur avait coûté tant de soins. Rien ne se faisait donc ; les Algériens attribuaient toutes ces lenteurs à une mauvaise foi manifeste, excités qu'ils étaient, d'ailleurs, par ceux qui convoitaient les Établissements français et par les doléances journalières des familles des victimes. De leur côté, les marchands et les marins détenus à Alger s'y trouvaient dans un état fort misérable. S'ils eussent été esclaves, leur maître eut pourvu, tant bien que mal, à leur nourriture ; n'appartenant à personne, et privés de ressources par le séquestre, ils étaient réduits à vivre d'aumônes, et, malgré le bas prix de toutes les denrées alimentaires, ils avaient beaucoup à souffrir. Il est donc aisé de comprendre que leur plus grand désir fût de s'échapper de la demi-captivité à laquelle ils étaient astreints ; rien de plus légitime que ces tentatives ; mais un agent consulaire n'eût jamais dû y prêter les mains ; son devoir professionnel lui interdisait toute immixtion de ce genre. Ce fut pourtant ce que fit Blanchard, et quelques évasions eurent lieu, grâce à sa complicité. Il était facile d'en prévoir le résultat, qui ne se fit pas attendre ; le vice-consul fut arrêté de nouveau et mis au bagne ; il en fut de même des résidents français, qu'on s'était contenté, jusque-là, d'interner dans Alger, et qui furent mis aux fers et envoyés au dur travail des carrières. Les Turcs considérèrent tout cela comme une preuve certaine qu'on ne leur rendrait jamais ceux de leurs compatriotes qui se trouvaient détenus sur les galères royales, et le traité fut rompu de fait. Les bâtiments de commerce, ainsi que leurs équipages furent déclarés de bonne prise, et les corsaires vinrent enlever du monde jusque sur les côtes de Provence. La fuite intempestive d'une douzaine de prisonniers coûta la liberté à plus de deux mille personnes. Au lieu d'attribuer son malheur à ses véritables causes, Blanchard continua à en accuser Sanson Napollon ; à le croire, ce fut lui qui invita le Divan à le faire mettre au bagne avec les autres Français ; cette accusation est entièrement dénuée de sens : il est impossible de voir quel intérêt aurait eu le gouverneur du Bastion à se déshonorer par une démarche aussi odieuse et aussi peu conforme à ce que nous connaissons de son caractère ; il eût, de ce coup, perdu tout crédit dans l'esprit des Turcs eux-mêmes, sans parler de la grave responsabilité qui lui fût incombée, lors de son retour en France.
Du reste, la lecture seule des lettres du vice-consul montre combien son esprit, déjà aigri par les déceptions, était égaré par la haine ; il suffit, pour s'en rendre compte, de l'entendre nous dire que " le Capitaine envoya l'ordre au gardien du bagne de lui couper les moustaches et de les lui envoyer au Bastion, pliées dans un papier " ; qu'il fit inviter le même " à lui donner des coups de bâton sur la tête ; "enfin, " qu'il envoya le sieur Jacques Massey, agent du Bastion, à Alger, voir quelle figure il faisait sans moustaches, " et que ce dernier " ne put s'empêcher de sourire
. "

Mort de Sanson Napollon
Pendant ce temps, Sanson, tout en s'efforçant de pacifier les esprits à Alger, ne cessait de réclamer les forçats turcs à la Cour de France ; on lui avait assuré qu'ils seraient délivrés, et il lui avait été ordonné de se rendre en personne auprès du Roi, qui voulait lui donner des ordres confidentiels au sujet de modifications urgentes à apporter au traité de 1628. Deux motifs retardaient le départ du gouverneur : il estimait que la situation était bien tendue en ce moment pour introduire des rectifications de ce genre ; d'un autre côté, il voyait les Génois de Tabarque s'efforcer de nuire aux Établissements français par tous les moyens possibles, et il eût désiré se débarrasser de ces incommodes voisins, avant de commencer un voyage dont nul ne pouvait prévoir la durée. Il voulait en finir avec eux, en avait sollicité l'ordre depuis longtemps, et venait très probablement de le recevoir, lorsqu'il partit pour cette expédition qui devait lui coûter la vie (14).
Il avait résolu de s'emparer de l'île par un coup de surprise ; à cet effet, il noua des intelligences avec un Génois, faisant office de boulanger dans le fort qui défendait la concession des Lomellini ; cet homme, gagné à prix d'argent, promit d'ouvrir les portes au premier signal et de faciliter l'entrée. Les garnisons réunies du Bastion et de la Calle fournirent un contingent à peu près égal à celui dont pouvait disposer l'ennemi, et le départ eut lieu le 11 mai 1633. Le gouverneur avait confié la garde du Bastion à son lieutenant François d'Arvieux ; celui-ci chercha à le dissuader de l'entreprise, qu'il estimait trop hasardeuse ; il ne put malheureusement pas y parvenir. La petite flottille arriva à la nuit noire, ainsi que cela avait été arrêté, et fit le signal convenu : le débarquement eut lieu sans encombre, et les assaillants marchèrent vers le château. Arrivés aux palissades du fossé, ils purent s'apercevoir que l'espion les avait trahis eux-mêmes ; car ils furent reçus par un feu terrible, qui en coucha à terre un bon nombre, et se virent chargés par les Génois avec une telle furie, que les survivants, presque tous blessés, eurent grand peine à regagner leurs navires. Sanson Napollon, qui marchait à la tête de sa troupe, avait été frappé l'un des premiers ; il était tombé, le front fracassé par une balle, non toutefois sans avoir tué deux hommes de sa propre main.
La nouvelle de cette fin tragique et prématurée ne tarda pas à se répandre, et fut accueillie avec des sentiments divers ; la Cour de France s'affligea de la perte d'un bon et fidèle serviteur et s'occupa de combler le vide que laissait sa mort : les Turcs d'Alger y virent une sorte de fatalité qui les privait des dernières espérances qu'ils avaient pu concevoir pour le maintien de la paix. Quant à Blanchard, qui était encore au bagne, et qui y mourut probablement, il ne craignit pas d'afficher une joie cruelle, en apprenant le sort de celui qu'il considérait comme son plus grand ennemi.

1. D'après Gramaye, (lib. VIT,cap. XXIV) ce serait, au contraire, Amar qui aurait fait alliance avec l'Espagne.
2. Aucune des listes chronologiques connues ne parle de Saref, dont l'existence est pourtant rendue incontestable par les lettres du vice-consul Chaix, et parles ouvrages de Gramaye, captif à Alger en 1619.
3. Ce tragique événement a souvent été raconté inexactement, et a été placé à des dates diverses ; on peut rectifier ces erreurs au moyen de l'Histoire nouvelle du massacre des Turcs fait en la ville de Marseille (Lyon, 1620, in-8), des Archives municipales de la ville de Marseille, (Reg. 30, f. 127, et série FF) et des Archives de la Chambre de commerce de Marseille (AA, art. 508).
4. Voir les Mémoires journalières d'un captif. (Archives d. c. AA, 508.)
5. Ce pillage du Bastion, dont il n'est parlé dans aucune des histoires publiées jusqu'à ce jour, est attesté par une lettre du vice-consul Chaix, datée du 6 mars 1621. (Archives d. c. AA, 361.)
6. Ils ne figurent pas sur plusieurs chronologies.
7. Voir les Manuscrits de Peyresc, t. VI, fol. 61 et 62, (Bib. de Carpentras.)
8. Voir le manuscrit de la Bib. nationale 7095 F.A, fonds Mortemart.
9. Ce traité a été publié pour la première fois en entier par le Mercure François (an. 1628) qui en donne le texte, protocole, etc.
10. Archives, d. c. (AA, art. 508.)
11. Voir les lettres de Sanson Napollon. (Archives, d. c, AA, 463.)
12. Voir les lettres de Ricou et de Blanchard. (Archives, d. c, AA, 402 bis et 463.)
13. Voir le manuscrit de la Bib. nationale. (Collection Brienne, t. LXXVIII.)
14. Nous disons qu'il est très probable que Sanson Napollon reçut des ordres, parce que, dans le récit que nous fait de sa mort la Gazette de France, qui était le Journal officiel de l'époque (an, 1633, p. 235) il n'y a pas un mot de blâme ni de désaveu, ce qui n'eut sans doute pas manqué, si le Capitaine eut agi de sa propre autorité.

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Mis en ligne le 19 novembre 2011

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