Accroissement de la Course et de la puissance des reïs
La période qui suivit la mort de Sanson Napollon est une des plus obscures de l'histoire de la Régence ; elle paraît aussi en avoir été une des plus agitées. La Course était arrivée à son apogée, et jamais les reïs d'Alger n'avaient été plus nombreux et plus audacieux. Grâce à eux, la ville regorgeait de richesses, et se trouvait, par cela même, complètement à leur dévotion. Le Père Dan raconte que, depuis 1629 jusqu'à 1634, les Algériens firent subir au commerce français une perte de quatre millions sept cent cinquante-deux mille livres, en lui capturant quatre-vingts vaisseaux, dont cinquante-deux des ports de l'Océan, et mille trois cent trente et un marins ou passagers, dont cent quarante-neuf se firent musulmans. Si l'on ajoute à cette somme la valeur des prises faites sur les Anglais, les Hollandais, les Espagnols, celle du butin et des esclaves enlevés sur les rivages de la Méditerranée, on ne s'étonnera plus des richesses immenses amassées par les reïs, et de la prospérité dont jouissait le peuple d'Alger, bien qu'il ne fit absolument rien, et que la ville fût en état permanent d'émeute.

Révolte des Colourlis
En 1633, le désordre était en recrudescence. Préludant à la révolution qu'elle devait accomplir vingt-six ans plus tard, l'assemblée tumultueuse du Divan venait de soustraire au Pacha l'administration du trésor, et n'en exigeait pas moins qu'il soldât les troupes au moyen de quelques droits régaliens qui lui avaient été conservés. Le vieil Hossein, impuissant et affolé de peur, consentait à tout ; mais l'argent vint à lui manquer. Comme de coutume, les janissaires accoururent, portant, en signe de protestation, les marmites renversées ; la sédition habituelle éclata, et le Pacha fut maltraité et emprisonné. Les Colourlis crurent pouvoir profiter de ce désordre pour revendiquer leurs droits ; dès l'origine, ils avaient été systématiquement écartés des honneurs et du pouvoir, par suite de la méfiance des Turcs, craignant toujours qu'une race nouvelle, née dans le pays, ne vînt à y prospérer et à les supplanter ; malgré cette précaution, ils étaient devenus assez menaçants pour qu'on se fut décidé à les expulser, et, en 1629, ils avaient été chassés delà ville, avec un délai d'un mois pour quitter le royaume lui-même. Mais il était plus facile d'édicter une semblable mesure que de la faire respecter, et la plupart des bannis se trouvaient aux environs d'Alger, ou dans la ville même.

Incendie de la Casbah
Le 1er juillet 1633, ils rentrèrent dans la cité, par petits groupes (1), déguisés en fellahs, et porteurs d'armes cachées ; ils fondirent subitement sur les janissaires et parvinrent à occuper quelques postes. Ils comptaient sans doute sur l'appui de la population de la ville, qui n'eût pas tardé à se déclarer en leur faveur, s'ils eussent été les plus forts ; mais le moment avait été mal choisi. C'était la saison de la Course : tous les Reïs étaient sur mer avec leurs équipages, et eux seuls eussent pu entraîner ces citadins, dont la couardise était notoire, et faisait le sujet des plaisanteries quotidiennes des Turcs. Remis de leur première surprise, ceux-ci s'empressèrent de fermer les portes des remparts, et chargèrent vigoureusement les insurgés, qui se défendirent en désespérés. Ils se virent bientôt refoulés dans la haute ville et attaquèrent la Casba, soit pour s'en faire une place d'armes, soit pour se ménager une issue vers la campagne. Au milieu de l'action, la poudrière prit feu et sauta. La forteresse fut détruite, avec plus de cinq cents maisons ; cet épisode de la révolte causa la mort d'environ six mille personnes. Ceux des rebelles qui survécurent à ce désastre furent traqués dans les rues et dans les habitations, massacrés sur place, ou réservés pour périr dans tous les supplices que put inventer l'ingénieuse férocité des Turcs. Les fuyards se réfugièrent en Kabylie, où ils furent bien accueillis, et ce seul fait prouve qu'il existait une complicité antérieure.

La Taïffe et Ali-Bitchnin
Cette défaite des Colourlis, en supprimant le seul élément de pondération qui existât entre l'ambition de la milice et celle des Reïs, fit tomber fatalement le pouvoir entre les mains de ces derniers. Celui qui se mit à la tête du mouvement fut un renégat nommé Ali-Bitchnin (2), Amiral des galères et chef de la Taïffe des Reïs. Ses richesses étaient énormes ; il possédait deux somptueuses habitations, l'une dans la haute ville, l'autre près de la mer ; il avait fait construire à ses frais une vaste mosquée, à laquelle touchaient ses bagnes, qui renfermaient plus de cinq cents captifs, sans compter ceux qui ramaient sur ses navires et ceux qui cultivaient ses nombreuses métairies. La puissance occulte dont il disposait le rendait le véritable roi d'Alger, et il rêvait de le devenir en effet, de se rendre indépendant de la Porte, et de se débarrasser de la milice. Pour atteindre ce but, il avait épousé la fille du sultan de Kouko, ce qui assurait son influence sur les Berranis kabyles, très nombreux à Alger, et desquels il comptait se servir un jour ou l'autre.
L'ancien chef des Reïs, son ami Ali Arabadji, venait de se faire nommer Pacha de Tripoli, et tous deux aspiraient au moment où la puissance de la Taïffe régnerait sur toutes les côtes Barbaresques.

Mission de Sanson Le Page
Pendant que tout cela se passait à Alger, la Cour de France hésitait à donner un successeur à Sanson Napollon et à renouer des négociations avec le Pacha et le Divan. Il y avait, à ce sujet, dans le Conseil royal, deux opinions contraires et bien tranchées. Les uns voulaient une guerre sans merci et demandaient l'extermination de la marine barbaresque ; ils proposaient une expédition vigoureuse, qui eût détruit par le fer et le feu les navires et les défenses des ports ; cette campagne eût été suivie d'une série ininterrompue de croisières annuelles, qui eût empêché les corsaires de se créer de nouvelles forces. Le parti opposé représentait les dépenses énormes qu'occasionneraient l'entretien des flottes, la difficulté des ravitaillements, et la situation périlleuse dans laquelle se trouveraient les navires français, le jour où des nécessités politiques entraîneraient une guerre avec des nations maritimes. De plus, une fois des opérations de ce genre commencées, on ne pouvait pas affirmer qu'on ne serait pas forcé d'aller plus loin, et qu'il ne serait pas bientôt indispensable d'occuper en permanence des points importants, ce qui créerait naturellement une mésintelligence avec la Porte, souveraine nominale de ces contrées. Et la question devenait ici d'autant plus grave que la France s'occupait en ce moment d'abaisser la puissance de la maison d'Autriche, et qu'il n'eût pas été sage de se priver de l'aide que lui apportait dans cette oeuvre l'hostilité séculaire du Turc. Les partisans de la paix l'emportèrent donc cette fois encore, et il fut résolu qu'on ferait une nouvelle tentative d'accommodement. En conséquence, le roi nomma, comme successeur de Sanson Napollon aux Établissements, Sanson Le Page, premier hérault d'armes de France au titre de Bourgogne, et le chargea en outre de se rendre à Alger et d'y demander la restitution des captifs français, et des modifications au traité de 1628. Il semble qu'on ne comptait guère obtenir la mise en liberté des esclaves, puisque le délégué du roi emmenait avec lui le Père Dan, de l'Ordre de la T. S. Trinité pour la Rédemption des captifs, porteur d'une grosse somme destinée à des rachats ; ce religieux nous a laissé une relation assez détaillée de son voyage. La mission s'embarqua pour Algérie 12 juillet 1634, et y arriva le 15 du même mois. Les Turcs voulurent contraindre l'envoyé du roi à amener la bannière de France, qui était arborée au grand mât, prétendant que cette marque de souveraineté ne pouvait être tolérée dans leur port : ils se calmèrent pourtant, en apprenant qu'à Constantinople, les choses se passaient de la même façon. Le débarquement s'effectua un samedi, jour où le Divan avait coutume de se réunir en audience plénière ; l'envoyé du roi reçut une députation, qui l'invita à se rendre à l'assemblée. Aussitôt introduit, il exposa l'objet de sa mission, et fut accueilli favorablement ; la promesse de restitution rapide des captifs produisit le meilleur effet, et on fit immédiatement proclamer par toute la ville que celui qui offenserait l'ambassadeur ou quelqu'un de sa suite serait puni de mort. En même temps, on déchargea du dur travail des carrières les esclaves français du Beylik. Cependant, rien ne fut résolu quant au fond, parce qu'on attendait d'un jour à l'autre un nouveau Pacha, qu'on savait avoir été nommé à Constantinople, en remplacement du vieil Hossein.

Joussouf
Il arriva, en effet, deux jours après, et donna audience au délégué le surlendemain de son installation. Il s'excusa d'abord de rien conclure, disant qu'il lui fallait le temps de prendre connaissance des affaires, et traîna ainsi les choses en longueur pendant trois semaines. Il profita de ce délai pour se faire accorder par le Divan la permission de traiter lui-même et sans intermédiaire avec la France.
Ce nouveau Pacha se nommait Joussouf (3). C'était un homme artificieux et cupide ; il avait été forcé de dépenser de grosses sommes pour se faire nommer au poste qu'il occupait en ce moment, et ne songeait qu'à rentrer dans ses déboursés et à s'enrichir le plus vite possible. Il crut avoir trouvé là une source de fortune et se mit à manœuvrer en conséquence. Il fit d'abord décider qu'on ne pouvait pas rendre sans indemnité les vaisseaux, marchandises et prisonniers qui avaient été vendus, attendu que ce serait frustrer les acquéreurs, qui avaient acheté de bonne foi aux enchères publiques, et que, d'ailleurs, le tout était de bonne prise, les Français ayant commencé les hostilités. On s'attendait un peu à cette première réponse, et le Père Dan se mit en devoir de racheter de gré à gré les esclaves à leurs propriétaires. Sanson Le Page introduisit alors une nouvelle demande, et proposa d'échanger les soixante-huit Turcs qui se trouvaient à Marseille contre les trois cent quarante-deux Français sur lesquels l'embargo avait été prononcé.

Les croisières permanentes
Cela agréait fort au Divan, et avait beaucoup de chances d'être accepté : ce que voyant le Pacha, il fit courir le bruit qu'il y avait en France beaucoup plus de Turcs qu'on n'offrait d'en rendre, et qu'on en avait vendu une partie à Malte. Pour appuyer ces rumeurs, il organisa secrètement une émeute de la populace, et chercha à se faire accorder parle conseil la permission de vendre les Français francs (4), disant que c'était le véritable moyen de hâter la solution du différend ; en réalité, il ne voulait que mettre la main sur la grosse somme que cette vente eût produite. Mais un pareil dessein était trop facile à pénétrer, et l'autorisation qu'il demandait lui fut refusée. Il suscita alors de nouvelles difficultés, demanda une indemnité dérisoire, offrit de laisser partir autant de Français qu'on lui renverrait de Turcs ; enfin, pressé par les plaintes des familles des détenus, et n'osant pas s'opposer ouvertement à un arrangement, il eut l'adresse de leur persuader que le roi de France ne tiendrait pas sa parole quand il aurait recouvré ses sujets, et qu'il fallait exiger la rentrée préalable des leurs. Cet avis prévalut, et ce fut en vain que Le Page s'offrit à rester lui-même en otage, ou à faire le renvoi exigé, si le Divan consentait à envoyer deux de ses principaux membres en garantie des engagements qu'on allait prendre. Voyant que toutes ses démarches restaient inutiles, et qu'il était joué, il se résolut à se retirer, et partit d'Alger le 21 septembre, malgré l'opposition sourde de Joussouf, qui poussa la fourberie jusqu'à l'accabler de compliments et de témoignages d'amitié, cherchant à lui persuader qu'il avait toujours pris son parti, et que les demandes de la France n'avaient été repoussées que grâce aux intrigues de l'ancien Pacha.
En somme, tout le monde était mécontent, comme le fait très justement observer le Père Dan ; l'ambassadeur, d'avoir échoué dans sa mission ; les membres du Divan, de voir se prolonger la captivité de leurs parents et amis, et enfin le Pacha, dont l'astucieuse cupidité avait été déjouée, et auquel il ne restait que la consolation d'avoir empêché une paix qui eût diminué ses parts de prises.
Sanson Le Page alla visiter les Établissements, et retourna rapidement en France, pour y rendre compte de son insuccès. Il arriva à Marseille le 9 octobre ; il était parti de La Calle le 5 du même mois.
Il fallait en revenir au système des croisières permanentes, et, le 7 mai 1635, le Roi ordonna la formation d'une escadre contre les pirates de la Méditerranée. En raison de l'urgence, il fut pris des dispositions spéciales et quelque peu arbitraires. En effet, la déclaration du 7 mai ordonnait de saisir, pour renforcer la chiourme de l'escadre récemment créée, " tout vagabond ou mendiant valide et autres gens sans aveu, et ce, sans formalité de procès. "
En même temps, les populations des côtes furent invitées à former des milices et à prendre les mesures nécessaires en vue de débarquements probables ; plus d'un exemple prouve que ces ordres furent exécutés. Les Chevaliers de Malte rendirent là de glorieux services, soit que, des commanderies où ils étaient retraités, ils se missent à la tête de ces troupes mal habiles, soit que, croisant dans les mers de France, ils apprissent, par de dures leçons, aux corsaires algériens à en respecter les rivages. Somme toute, la Provence et le Languedoc ne souffrirent pas trop, et le pays fut plutôt insulté que maltraité. Il n'en fut pas de même de l'Italie, dont le malheureux peuple apprit à ses dépens ce que coûtent les dissensions intestines, les mauvais gouvernements et l'oubli des traditions militaires. Toutes ces conditions en faisaient une proie facile, que les corsaires se gardèrent bien de laisser échapper, et son littoral eut à subir régulièrement deux débarquements annuels. Aucun de ceux des Algériens qui avaient fait une course infructueuse ne manquait d'aller la terminer entre Gênes et Messine, afin de n'avoir pas la honte de rentrer au port les mains vides. Quelquefois l'expédition se faisait en grand ; au mois d'août 1636, le Vice-Roi de Naples fut forcé d'appeler à son secours le Grand Maître de Malte : les corsaires avaient profité de la foire annuelle de Messine pour tout piller ; de là, ils avaient été enlever 700 personnes en Calabre, et ils venaient d'investir Vico, dont tous les habitants s'étaient enfuis dans la montagne. Au printemps de 1637, ils revinrent saccager la Sardaigne, pillèrent et brûlèrent Cériale et Borghetto, y firent plus de 500 captifs, ravagèrent une partie des côtes de la Sicile et delà Corse ; ils recommencèrent à l'automne de la même année et en 1638, où ils débarquèrent au nombre de 1.500 à Crotone, après avoir fait mille dégâts près de Gaëte. Cette même année, ils ravirent, dans l'Océan, plus de huit millions de butin sur les Espagnols. En 1639, Ali-Bitchnin ne fut empêché que par une terrible tempête de s'emparer du riche trésor de Notre-Dame-de-Lorette ; il se rabattit sur la Calabre et la Sicile, d'où il ramena un millier d'esclaves. En 1644, les Algériens mirent à sac le pays de Mondragone, la banlieue de Squillace, la Pouille et la Calabre ; ils y firent 4,000 prisonniers. Les galères toscanes et napolitaines n'osaient plus les combattre. Cela devait durer ainsi pendant plus de deux siècles, et on se demande comment ces misérables populations purent y résister et continuer à vivre.
En même temps qu'ils écumaient le bassin occidental de la Méditerranée, leurs navires franchissaient le détroit de Gibraltar, et poussaient presque jusqu'au cercle polaire leurs courses aventureuses. L'Angleterre, l'Irlande, l'Islande même, les voyaient paraître sur leurs rivages. Le P. Dan, qui a dénombré leurs forces, nous dit qu'ils avaient à cette époque soixante-dix vaisseaux de quarante à vingt-cinq pièces de canon, tous " les mieux armés qu'il fût possible de voir ". Il faut ajouter à cela au moins le double de petits bâtiments de rame, pour avoir une idée de l'incroyable développement qu'avait pris la marine d'Alger. La France allait donner aux nations européennes le signal et l'exemple de la résistance.

MM. de Sourdis et d'Harcourt
Le 1er mai 1636, MM. de Sourdis et d'Harcourt partirent de Paris pour aller se mettre à la tête de l'escadre de la Méditerranée ; la flotte appareilla le 10 juin, et rentra le 29 juillet à Marseille, ramenant avec elle cinq bâtiments ennemis. Cette première démonstration éloigna les pirates des eaux françaises et de la route du Levant. La frayeur avait été grande à Alger, où l'on avait craint une attaque : Joussouf-Pacha profita de cette panique pour lever un impôt extraordinaire de trois cent mille piastres sur les tribus, et de deux cent mille sur les villes ; ce subside était destiné, disait-il, à réparer les fortifications.

Ali
Mais il fut remplacé au mois de juin de l'année suivante par Ali-Pacha, et partit pour Constantinople, avec tout l'argent qu'il avait pu récolter. Le nouveau Gouverneur était un homme d'un caractère faible, qui ne sut prendre aucune autorité à Alger. Quant à Joussouf, c'est très probablement de lui qu'il est question dans la légende controuvée d'un Pacha d'Alger pris à cette époque par les croisières françaises (5). Peu de jours après l'arrivée d'Ali-Pacha, Mourad, bey de Constantine, s'empara traîtreusement du Cheick el-Arab Mohammed-ben-Sakheri, et le fit décapiter, ainsi que son fils Ahmed et une dizaine des principaux chefs. Il croyait affermir son pouvoir par cette exécution barbare, qui ne fit qu'amener une révolte, comme nous le verrons un peu plus loin.

L'amiral de Mantin
Le 7 novembre 1637, le commandeur de Mantin appareilla à Toulon avec douze gros vaisseaux et prit la route d'Alger, emmenant avec lui Sanson Le Page, auquel le Roi avait de nouveau donné mission de retirer les esclaves français, et de faire approuver le traité de 1628 réformé. A cet effet, on avait embarqué sur la flotte les Turcs tant de fois réclamée en vain par le Divan ; il était enjoint au chef de l'escadre d'aller mouiller au cap Matifou, et de se mettre de là en relations avec les Algériens ; on pensait qu'en voyant les leurs aussi proches, ils se montreraient plus faciles à traiter. Cela eut bien pu réussir, tant par ce sentiment même, que par la crainte que leur eussent inspiré des forces aussi nombreuses : mais on était parti trop tard, à une saison ou il ne faut pas compter sur le beau temps dans la Méditerranée ; la flotte fut dispersée par une tempête, et deux vaisseaux seulement, l'Intendant et l'Espérance, arrivèrent le 17 novembre devant Alger, sous bannière blanche, et saluèrent la ville, qui rendit également le salut. Ils restèrent en rade jusqu'au 24, où le Pacha leur envoya une lettre, par laquelle il les invitait à entrer dans le port s'ils venaient en amis, et, dans le cas contraire, à quitter la rade, s'ils ne voulaient y être attaqués. N'ayant pas d'ordres précis, et craignant de compromettre la situation, les deux bâtiments s'éloignèrent. Deux jours après, M. de Mantin arriva en rade ; on lui expédia la felouque avec une nouvelle lettre du Pacha, qui lui demandait de faire connaître ses intentions. La réponse fut donnée par une missive de Sanson Le Page, qui reproduisait les anciennes réclamations.
Le 29, aucune réponse n'était arrivée ; le temps devenait de plus en plus mauvais ; le Commandeur fit arborer la bannière rouge et mit à la voile. Il avait eu d'abord l'intention de faire ses adieux aux Algériens en canonnant vigoureusement le port ; il fut détourné de ce projet par les lettres du Vice-Consul, qui avait été prévenu par les Turcs que tous les Français seraient massacrés au premier coup de canon. Le 2 décembre, le commandeur de Chasteluz entra en rade ; il avait pris deux bâtiments algériens, chargés de blé, avec soixante-dix Turcs, et délivré soixante-quinze rameurs chrétiens ; il ne séjourna pas, et fit immédiatement voile pour Marseille, où il arriva le 9 du même mois

Destruction du Bastion et arrestation du vice-consul Piou
Pendant tout ce temps, Alger s'était trouvé dans un état d'agitation extraordinaire ; l'arrivée des deux premiers navires y avait fait craindre la guerre ; la lettre de l'Ambassadeur avait un peu rassuré les esprits et excité une grande rumeur au milieu du Divan : les uns, désireux de voir délivrer leurs amis, voulaient qu'on acceptât les propositions ; mais les riches propriétaires d'esclaves s'y opposaient, voyant qu'ils paieraient ainsi les frais du traité. Ils avaient pour principaux chefs Amza-Agha,Cigala et Ali-Bitchnin. Le Vice-Consul Piou, au lieu d'agir pour le bien public, cherchait à se dérober à la colère des Reïs, et passait son temps à adresser à tout le monde de vaines et injustes récriminations contre l'agent du Bastion. Après que M. de Mantin eut arboré la bannière rouge, personne ne douta plus à Alger d'un châtiment prochain ; le Beylik et les principaux Reïs se hâtèrent de transporter à Bône leurs esclaves français.
Mais l'audace leur revint au bout de quelques jours de tranquillité, et la nouvelle des prises faites par M. de Chasteluz y fit succéder l'exaspération. En fait, c'était un procédé douteux que de se présenter pour traiter, en faisant acte de guerre tout le long de la route. Le Divan s'assembla d'urgence le 8 décembre ; Piou et Massey furent arrêtés, menacés d'être brûlés vifs, et, finalement, incarcérés : les nombreuses relations qu'ils avaient dans Alger abrégèrent leur emprisonnement. Mais il fut décidé que la paix était rompue, que les Établissements français seraient détruits et ne pourraient jamais être reconstruits ; Ali Bitchnin reçut l'ordre d'exécuter la sentence, et partit immédiatement avec les galères ; à la fin du mois il était de retour, ayant tout ravagé, et ramenant trois cent dix-sept prisonniers. Il n'avait eu à essuyer aucune résistance de la part de gens qui ne savaient rien de ce qui s'était passé, et ne s'attendaient à aucun acte d'hostilité. A cette nouvelle, les Lomellini se hâtèrent de renforcer Tabarque.
Ce surcroît d'injures resta impuni. La marine française était suffisamment occupée par la guerre avec l'Espagne, et il lui eût été à peu près impossible de diviser ses forces : c'était un des inconvénients prévus du système des croisières permanentes.

Insurrection des Kabyles et du Cheik El-Arab
Fort heureusement pour la France, l'année 1638 fut néfaste pour l'Odjeac, qui vit se révolter toutes les populations de l'Est, et subit au même moment sur mer des pertes presque irréparables.
En supprimant le Bastion dans un moment de colère aveugle, les Turcs n'avaient pas songé qu'ils détruisaient par cela même le commerce des tribus orientales de la Régence, et qu'ils les mettaient ainsi dans l'impossibilité de payer le tribut annuel, en même temps qu'ils enlevaient au trésor du Beylik la ressource précieuse des seize mille doubles que les Établissements y versaient chaque année, en vertu de la convention de 1628.
Les Kabyles de la province de Constantine refusèrent donc de payer l'impôt, et s'insurgèrent sous le commandement de Khaled-es-S'rir ; en même temps, le Cheikh el-Arab Ahmed ben-Sakheri ben-bou-Okkaz, qui avait à tirer vengeance du meurtre de son frère, assassiné l'année précédente par le Bey Mourad, entraînait les indigènes du Sud, marchait avec eux sur Constantine, dont il ravagea les environs et la banlieue, après avoir fait sa jonction avec Khaled.

Bataille de Guedjal
Mourad-Bey s'empressa de demander des renforts à Alger, et il lui fut envoyé quatre mille janissaires sous les ordres des Caïds Ioussef et Châban. L'arrivée de ces troupes porta ses forces à environ six mille hommes, avec lesquels il marcha à l'ennemi. Le combat eut lieu à Guedjal, et les Turcs furent complètement battus : les débris de leur armée reprirent en désordre la route d'Alger, et durent sans doute faire un grand détour : car la Kabylie du Djurjura leur était fermée, révoltée qu'elle était depuis plusieurs années déjà, et groupée autour de celui qui prenait le titre de sultan de Kouko, Ben Ali (6).
Lorsque l'armée vaincue rentra dans Alger, elle y trouva la ville plongée dans la désolation ; un seul jour avait suffi pour lui enlever ses meilleures galères, l'élite de ses marins et la plus grande partie de ses chiourmes

Combat naval de la Velone
La Porte, en guerre avec Venise, avait réclamé les services des Reïs d'Alger ; après quelques lenteurs, qui n'étaient au fond que des refus mal déguisés, il avait fallu céder à l'opinion publique, aidée de quelques présents distribués par les Chaouchs du Grand Seigneur. La flotte barbaresque était donc partie pour se joindre à l'armée navale du sultan, et faisait route vers l'Archipel, lorsque le mauvais temps la força de chercher un refuge dans le petit port de la Velone. Ce fut là que Capello, amiral des galères de Venise, la surprit et l'attaqua hardiment avec les vingt bâtiments qu'il commandait : les Algériens, entassés les uns contre les autres, ne purent ni manoeuvrer ni se servir utilement de leur artillerie, leur sécurité était telle que plus de la moitié des équipages se trouvait à terre. Ils subirent un terrible désastre ; les Vénitiens leur tuèrent quinze cents hommes, leur coulèrent à fond quatre galères, en prirent douze et deux brigantins. Ce beau combat donna la liberté à trois mille six cent trente-quatre chrétiens, qui formaient la chiourme des galères prises. Peu de Reïs eurent la fortune d'échapper aux mains du vainqueur et de se faire jour à travers les navires : l'amiral Ali-Bitchnin fut un de ces privilégiés ; il perça les rangs ennemis et sauva sa vie et sa liberté ; mais sa fortune reçut une rude atteinte, ainsi que le prestige qui l'avait entouré jusque-là. C'est lui qui supporta presque tout le poids de la défaite ; la majeure partie des galères prises lui appartenait en propre, ainsi que leurs équipages, et, indépendamment des pertes matérielles, il avait vu périr dans le combat la plupart des amis dévoués sur lesquels il comptait pour s'élever jusqu'au rang suprême. La corporation des Reïs ne se releva jamais bien de ce coup, et l'emploi des galères pour la Course fut presque totalement abandonné ; car, s'il est facile de construire des bâtiments neufs, il est impossible d'improviser des équipes. La bataille de la Velone eut encore un autre résultat : ce fut d'accroître la mésintelligence qui existait entre Alger et le Grand Divan.
En apprenant la destruction de la flotte algérienne, le Sultan fit arrêter et emprisonner l'ambassadeur Luigi Contarini, et mit le séquestre sur les personnes et les biens des sujets vénitiens qui se trouvaient à Constantinople ; il excita les Reïs à se venger, en leur promettant un secours prochain de vingt-cinq galères, et donna l'ordre d'armer une flotte destinée à ravager les possessions de la République. Mais la vénalité des ministres de la Porte et la cupidité du Souverain lui-même, mirent à néant tous ces projets. Venise employa sa méthode accoutumée : le Grand-Vizir et les principaux favoris du Sultan furent achetés, et la querelle se calma comme par enchantement. Il va sans dire qu'Amurat IV s'était fait la part du lion ; un présent de deux cent mille sequins apaisa sa colère ; la paix fut déclarée, et il fut convenu qu'on ne parlerait plus de la restitution des navires capturés.

Révolte des reïs contre la Porte
Il est facile de se faire une idée de l'indignation qu'éprouvèrent les Reïs d'Alger ; il était déjà dur pour eux d'exposer leurs richesses et leur vie sans avoir à en attendre le moindre bénéfice ; mais, voir battre monnaie avec leur sang dépassait tout ce qu'ils pouvaient supporter. Ils convinrent entre eux de se refuser dorénavant à courir les mêmes risques, et la suite de l'histoire nous démontrera qu'ils tinrent leur parole.
La révolte de l'Est continuait. A l'été de 1639, une nouvelle colonne turque sortit d'Alger pour aller châtier les Kabyles ; elle se fit cerner dans les montagnes et allait être entièrement détruite, lorsque l'intervention d'un marabout influent la sauva de l'extermination. Cela peut n'être qu'une légende ; mais il est bien certain que les Turcs étaient à la merci des insurgés, puisqu'ils acceptèrent les conditions suivantes : 1° abandon de ce qui était dû sur l'impôt ; 2° retour immédiat, et par le plus court chemin, à Alger ; 3° reconstruction du Bastion de France ; 4° amnistie pour les Colourlis. Il est à croire que cette dernière clause, tout au moins, ne fut pas respectée par le Divan, une fois que les janissaires furent hors de péril ; car c'est à cette époque qu'il faut faire remonter la fondation de la colonie des Zouetna, dans laquelle les Colourlis furent internés. Ce manque de parole fut, sans doute, la cause de la continuation de la révolte du Djurjura.
Le mécontentement était général ; les tremblements de terre, la famine et la peste désolaient Alger ; la milice se révolta, et, pour se venger de ses deux défaites consécutives, égorgea l'Agha Amza-Khodja.
Cependant, sur la nouvelle que les Turcs consentaient à laisser relever les Établissements, Jean-Baptiste du Coquiel, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, avait obtenu l'autorisation d'ouvrir des négociations à ce sujet, et, dès l'année 1639, il avait soumis au Divan un projet de Convention fort peu différent de celui de 1628. Il était aidé dans ses démarches par Thomas Picquet, négociant de Lyon, qui avait longtemps séjourné à Alger, où il avait des relations assez étendues. Comme les deux parties étaient pressées de conclure, l'accord fut bientôt fait, et, sans attendre l'autorisation royale et l'approbation du traité, les nouveaux concessionnaires occupèrent les Établissements, et se mirent en devoir d'en réorganiser le personnel et le négoce. Cette fois, les Algériens, instruits par l'expérience, avaient voulu se lier les mains, et il était dit, à l'article 23 de la convention, que le Bastion serait respecté, " même en cas de guerre avec la France, " et que : " tous ceux qui parleront de le rompre, seront obligés de payer les trente-quatre mille doubles tous les ans, qui se paient tant au Pacha qu'au trésor de la Casba, afin que la paye des soldats n'en reçoive aucune atteinte. "
Sur ces entrefaites, le vice-consul Jacques Piou mourut de la peste ; il avait joué un rôle fort insignifiant, et ne fut guère à regretter (7).
Thomas Picquet, qui représentait à Alger les intérêts du Bastion, fut choisi pour gérer le consulat, après la mort de Piou. Cette nomination eut au moins le bon résultat de mettre fin à la vieille discorde qui séparait en deux camps ennemis les résidents et même les malheureux esclaves français.

Cheik-Hussein, Joussef-abou-Djemal
Le commencement de l'année 1640 fut marqué par une recrudescence de la révolte kabyle. Les insurgés descendirent de leurs montagnes, dévastèrent la Mitidja et tinrent la ville bloquée. Les Algériens, effrayés, firent demander des secours à la Porte, qui ne leur en envoya point.
Ali-Pacha, dont les trois années de commandement étaient expirées, fut remplacé par Cheik Hussein ; celui-ci mourut quelques mois après de la peste qui continuait à désoler le pays. Son successeur fut Joussef-abou-Djemal.
Le 7 juillet 1640, M. du Coquiel signa avec le Divan la convention relative aux Établissements, où il s'était déjà ins tallé depuis quelques temps. Le cardinal de Richelieu n'approuva pas les termes du nouveau traité, et le Conseil royal refusa de le sanctionner, comme " moins avantageux pour la France que les Capitulations qu'elle avait avec le Grand-Seigneur, auxquelles ceux d'Alger sont tenus de se conformer (8). " M. de Sourdis reçut l'ordre de se rendre à Alger ; mais il fut forcé de rester à croiser sur les côtes d'Italie, pour empêcher le roi d'Espagne d'envoyer des secours à Turin, que l'armée française tenait assiégée. Il délégua à sa place le commandeur de Montigny avec des ordres en tout semblables à ceux qui avaient été donnés, en 1637, à M. de Mantin. L'expédition n'eut aucun résultat : on était encore parti trop tard, à la fin d'octobre ; le Pacha fît traîner les négociations en longueur ; le mauvais temps survint, et il fallut se retirer. En 1641, M. de Montmeillan reçut la même mission, dans laquelle il échoua absolument de la même manière et pour les mêmes causes. La mort de Richelieu, qui arriva l'année suivante, causa l'interruption des croisières, qui ne furent reprises qu'à l'automne de 1643, sous le commandement de l'amiral Duc de Brézé.
Pendant ces trois années, la peste avait continué à ravager le pays ; elle semblait être devenue endémique à Alger et à Tunis, où il était mort en quelques mois plus de trente mille habitants et un grand nombre d'esclaves. En même temps, la révolte kabyle n'avait pas cessé, et gagnait au contraire du terrain de jour en jour: le désordre intérieur s'accroissait, et le refus de l'impôt rendait très douteuse la régularité de la paie de la milice.
En 1641, le Divan décida qu'il serait dirigé une expédition contre Ben-Ali, et que le Pacha la commanderait lui-même. Joussef, qui se méfiait des conséquences qu'aurait pour lui une défaite probable, eût de beaucoup préféré rester à Alger ; il essaya même de s'excuser sur ses infirmités, mais ce fut en vain ; il lui fallut partir. Soit pour lui épargner de trop grandes fatigues, soit que les communications avec l'Est fussent entièrement coupées, on lui laissa faire la route par mer. Il ne revint que l'année suivante, ayant subi de grosses pertes sans avoir rien avancé.

Mohammed-Boursali
Une révolte éclata contre lui : la milice se saisit de sa personne et l'emprisonna au Fort l'Empereur. Mohammed Boursali, qui lui succéda, le fit mettre en liberté quelque temps après.
En 1643, les Turcs envoyèrent dans le Djurjura une nouvelle armée, qui eut le sort des deux précédentes. On ne sait pas exactement comment prit fin la révolte de Kouko ; mais elle dut être apaisée par un moyen ou un autre, vers la fin de 1643 ou le commencement de 1644, puisqu'en cette même année Mohammed-Pacha put disposer de ses forces pour aller combattre, dans la province de Constantine, l'insurrection des tribus du Hodna.
Cependant, le Sultan Ibrahim, auquel les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem prenaient tous les jours des navires, se décidait à abandonner momentanément la guerre infructueuse qu'il faisait aux Cosaques de la mer Noire, et à diriger toutes ses forces contre Malte. En conséquence, il avait envoyé l'ordre à Alger, Tunis et Tripoli, de tenir leurs flottes prêtes à se rendre au rendez-vous général, qui était donné à Navarin.
Le grand Maître de l'Ordre, Paul Lascaris Castellar, organisa une défense vigoureuse ; il fit réparer avec soin les fortifications et convoqua pour la défense de l'île les chevaliers absents, qui répondirent avec empressement à cet appel : le Vicomte d'Arpajon amena à lui seul deux mille hommes armés et équipés à ses frais. Tous ces préparatifs restèrent inutiles, et il n'y eut qu'une petite tentative de débarquement à l'île du Goze ; car les Reïs barbaresques avaient refusé leur concours, suivant l'exemple de ceux d'Alger, qui se souvenaient de la façon dont ils avaient été traités par la Porte après le combat de la Velone. Cette défection força Ibrahim d'abandonner ses projets sur Malte, et il dut se rejeter sur Venise, à laquelle il prit La Canée ; en même temps, il avait été informé de ce qui se passait à Alger, et y envoyait deux chaouchs, chargés de lui rapporter la tête d'Ali Bitchnin et de quatre autres principaux chefs de la Taïffe.
A peine ces envoyés furent-ils débarqués à Alger, et eurent ils laissé entrevoir l'objet de leur mission, qu'une révolte terrible éclata. Le Pacha Mohammed, accusé d'être l'instigateur de cette mesure, fut poursuivi les armes à la main, et en sauva sa vie qu'en se réfugiant dans une mosquée, de laquelle il n'osa plus sortir de longtemps. Les chaouchs furent forcés de chercher un asile chez celui-là même dont ils étaient venus demander la tête ; il profita de leur présence pour les acheter, et les renvoya à Constantinople chargés de présents.

Ali-Bitchnin s'empare du pouvoir
Mais, peu de temps après leur départ, il put voir à son tour combien il était difficile de gouverner une population aussi turbulente. La milice, que le Pacha, toujours enfermé dans la mosquée, ne payait plus, décida que, puisque Bitchnin s'était emparé du pouvoir, c'était lui qui devait assurer la solde. Malgré les réclamations de l'amiral, le Divan maintint cette singulière sentence, et lui accorda seulement trois jours pour réunir l'argent nécessaire ; au bout de ce temps, et malgré tous ses efforts, il lui manquait encore quarante mille piastres pour satisfaire à ces exigences.

Sa fuite, son retour et sa mort
Il se sauva chez un marabout de ses amis, se mit au lit, malade ou feignant de l'être, et demanda de nouveau du temps pour payer. Il lui fut accordé cinq jours pour tout délai. Le Divan put bientôt s'apercevoir que le rusé corsaire n'avait cherché qu'à traîner les négociations en longueur pour saisir le moment favorable ; car, avant l'expiration du temps fixé, il sortit de la ville pendant la nuit, et prit avec ses richesses la route de Kouko, où commandait son beau-père.
A la nouvelle de ce départ, le désordre fut à son comble à Alger ; la milice se précipita sur l'habitation de l'amiral, la pilla et s'empara des esclaves, même de ceux qui avaient été rachetés : elle saccagea les boutiques des Juifs, et se livra à toute sorte d'excès contre les habitants. Sa colère s'augmentait encore de la crainte qu'elle avait de voir revenir Bitchnin à la tête d'une armée kabyle, dont l'action eut été favorisée par la complicité des Reïs. Les galères furent gardées à vue, et la garnison des forts de la mer fut augmentée.
Tout d'un coup, par un de ces brusques revirements communs aux foules indisciplinées, Ali rentra à Alger, porté en triomphe par ceux qui demandaient sa mort à grands cris quelques jours auparavant. Cette révolution s'expliquera en peu de mots : il avait réussi. Le Grand Seigneur, qui avait besoin des Reïs d'Alger, avait cédé aux exigences de son chef et lui envoyait le Caftan, et seize mille sultanins d'or échangés contre le concours de seize galères. Le corsaire renégat avait eu raison du Sultan. Une chose échappait toutefois à son ambition ; c'était le titre de Pacha.
Ahmed venait d'être nommé en remplacement de Mohammed Boursali. Il avait sans doute reçu des instructions secrètes ; car, peu de temps après son arrivée, Bitchnin mourut subitement, et l'opinion publique fut qu'il avait été empoisonné. On lui fit des funérailles royales, et son frère, Sidi Ramdan, hérita de ses biens et de son pouvoir. D'après les Mémoires du temps, il ne sortait qu'entouré d'une garde de cent cavaliers, chose que personne n'avait osé faire avant lui.

Rétablissement du Bastion
Pendant ces dernières années, le rôle de la France avait été bien effacé. L'agent du Bastion, Thomas Picquet, qui remplissait les fonctions de vice-consul, avait vu respecter sa personne et ses biens, depuis que les Turcs s'étaient aperçus que le mal qu'ils faisaient aux Établissements retombait sur leur tête ; mais il ne jouissait d'aucune influence. Le Conseil royal ne l'ignorait pas et modifia l'état des choses aussitôt que l'apaisement des troubles du pays le lui permit.

1. Cet épisode a souvent été mal raconté ; Sander-Rang n'en parle pas ; M. Berbrugger le reporte en 1630 ; mais la vraie date nous est donnée par une lettre venant d'Alger, publiée par la Gazette de France, 1633, p. 454.
2. La révolution qui mit un instant le pouvoir entre les mains du chef de la Taïffe n'a pas excité jusqu'aujourd'hui l'attention des historiens de la Régence ; cependant le rôle considérable que joua de 1630 à 1646 Ali-Bitchnin nous est révélé par les lettres des consuls, des rédemptoristes et des esclaves de ce temps. - Voir, entre autres, les lettres du P. Lucien Hérault, citées dans Alger pendant cent ans (Paris, 1853, in-16).
3. Nul pacha n'a été l'objet d'autant d'erreurs ; on le fait régner de 1634 à 1646, alors que des actes officiels et des inscriptions prouvent qu'il fut remplacé par Ali le 27 juin 1637 (1er safer 1047). Mais on s'est obstiné à le confondre, d'une part, avec le caïd Ioussef, qui commanda à plusieurs reprises des expéditions contre les Kabyles, et de l'autre, avec Ioussef Kortandji Abou Djemal, qui fut nommé Pacha en 1640.
4. On appelait Français Francs ceux qui résidaient librement à Alger.
5. Voir la Gazette de France, 1638, p. 757, où il est question de la capture d'un Pacha de Barbarie par les galères toscanes ; c'est très probablement la source de cette légende.
6. Voir, au sujet de Ben Ali, roi du Couque (celui que M. Berbrugger a confondu avec Ben Sakheri), la Relation de la captivité de d'Aranda, l'Odyssée de René des Boys, et l'Histoire de Barbarie du P. Dan (édit. 1649).
7. Voir une lettre de quelques captifs, qui nous apprend à quels actes honteux se livrait ce vice-consul, qui avait beaucoup trop adopté les moeurs du pays dans lequel il vivait. (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, art. 507.) Il existe quelques lettres de lui dans la Correspondance de Sourdis (Documents inédits) : mais M. E. Sue a lu (à tort) Pion, de même qu'il nomme Massey dit Sancto, Mussey Saut.
8. Cette phrase prouve combien on se faisait illusion sur les relations d'Alger avec la Porte, puisqu'on croyait encore pouvoir amener les Reïs au respect des Capitulations.

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Mis en ligne le 21 novembre 2011

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