Pétition du Père Brumauld au sénat en faveur de la colonisation de l'Algérie, et de la jeunesse malheureuse de France-le 1er mars 1859

A Leurs Excellences Monsieur le Président du Sénat, et Messieurs les Sénateurs.
MESSIEURS,

Veuillez me permettre de soumettre à votre haute appréciation la note suivante, qui me paraît être l'expression fidèle d'une vérité utile à connaître, sur la situation de l'Algérie, au point de vue de la colonisation.

Si l'Algérie était mise en valeur ; elle pourrait donner le bien-être à une très-nombreuse population, et compléter encore les richesses de la France, par la surabondance et l'excellence de ses produits en tout genre.
La condition essentielle, maintenant, pour atteindre ce double but, serait de commencer par procurer à ce pays un assez large fond de population agricole.
Les indigènes devraient être le principal élément de ce fond, mais ils ne sont ni assez nombreux, ni assez habiles, ni assez laborieux, ni, surtout, assez dépendants des vainqueurs ; et les Européens, plus capables, ne sont pas encore la vingtième partie du nombre nécessaire.

De là il suit que l'insuffisante main-d'œuvre auxiliaire se fait valoir jusqu'au delà de ce qu'elle peut produire.
De là des mécomptes considérables pour ceux qui font travailler et qui ne sont pas dans des conditions de succès exceptionnelles.
De là un si grand nombre de mauvaises affaires dans la colonie.
De là lé discrédit qui arrête les capitaux et l'émigration de quelque valeur.
De là le quasi-chômage de la plupart des grandes propriétés, qui sont seulement occupées, en attendant un acquéreur, ou des moyens d'exploitation plus économiques et plus fructueux.

Les petits colons qui ont pu surmonter les premières difficultés, prospèrent en se suffisant à eux-mêmes; mais, dès qu'ils ont besoin dés bras d'autrui, la misère commence aussi pour eux.
Quant à ceux qui travaillent pour les autres, leur exigence ne les enrichit guère, car, chacun se dégageant d'eux le plus possible, ils perdent dans un temps ce qu'ils ont gagné de trop dans l'autre.
Et, en somme, il y a souffrance générale parmi les colons cultivateurs, non parce que la terre est avare, mais parce que, malgré l'abondance et la beauté, des produits, les travaux de mains, étrangères ne peuvent s'exécuter: avec bénéfice, suffisant.

Un remède à cette situation avait été sagement préparé par le Sénat, en 1856, et ce remède, d'une efficacité et d'une économie comparative éprouvée, n'aurait qu'à être appliqué, tel qu'il fut préparé, pour produire son effet salutaire. Il s'agissait de transférer en Algérie, progressivement, selon le succès et le besoin, la jeunesse malheureuse, mais valide, de France, recueillie dans les hospices et sur le pavé des villes, ou recrutée de gré, à gré dans les familles pauvres. On devait la préparer d'abord à la colonisation, puis la distribuer dans la colonie, avec les précautions, convenables pour y multiplier avantageusement cette main-d'œuvre auxiliaire qui abuse de son insuffisance contre les autres, et contre elle-même. L'extension de la colonisation de l'Algérie, par la jeunesse malheureuse de France, serait d'ailleurs bien préférable, pour le Gouvernement, à tout autre moyen. Aucun autre, n'est aussi praticable, et n'offre autant d'avantages.

On sait maintenant que les bonnes familles d'agriculteurs, qui seraient plus désirées, ne s'expatrient pas volontiers ; et voulussent-elles s'expatrier, ne faudrait-il pas tout faire pour les retenir en France, puisqu'il n'y en a plus assez nulle part ?

Les villes seules ont du trop plein, mais que faire du trop plein des villes, sauf de la jeunesse, pour pousser une colonisation agricole ?
Les enfants surnuméraires, pris à un âge convenable, seraient bons à quelque chose, parce qu'ils pourraient être préalablement façonnés, l'expérience en est faite ; mais les familles complètes venant dès villes pour travailler aux champs en Algérie ne pourraient que renouveler les tristes résultats de l'émigration parisienne de 1848.
D'un autre coté, l'établissement des familles d'agriculteurs, même arrivant dans là colonie, est bien autrement difficile que celui des jeunes gens élevés dans le pays.

Pour ceux-ci rien de plus facile que de se caser ; les colons établis se les disputent ; si peu qu'ils vaillent, si peu qu'ils soient raisonnables dans leurs prétentions, et l'administration n'a à s'occuper d'eux que pour les protéger ou les contenir, selon là loi, comme tous les autres citoyens.

Aux familles, il faudrait des avances que beaucoup n'ont pas, pour attendre qu'on leur donne des terrains, ou. pour en acheter avec discernement, pour s'y installer, pour vivre jusqu'à la première récolte, et encore au delà, si l'essai n'a pas suffisamment réussi.

Delà des emprunts dévorants.
De là des souffrances qui aboutissent trop souvent, ou au départ, quand il est possible ou à la mort des pères et mères, qui succombent à l'intensité des épreuves.
De là des orphelins qui, à cause de la différence d'âge, Coûteront à l'État le double et le triple de ceux que le Sénat avait proposé de prendre en France, pour les préparer à la colonisation.

De plus, les familles d'agriculteurs ne travaillant ordinairement que pour elles-mêmes, n'augmentent pas, ou n'augmentent guère, la quantité de main-d'œuvre auxiliaire si nécessaire à la colonie ; et, pour cette raison, la multiplication des centres de population étend la colonie, mais ne la fortifie pas. Elle l'affaiblirait, au contraire, si, à défaut d'immigrants, on peuplait les nouveaux centres aux dépens des anciens.
Ce sont, avant tout, des bras disponibles, nombreux, capables et à bon marché, qu'à, faut absolument.
Or, plus on voudra bien examiner, plus on reconnaîtra que non-seulement le meilleur, mais que, L'UNIQUE moyen de se les procurer, est dans l'intelligente adoption de la jeunesse malheureuse de France.

Cette jeunesse SEULE, au moins celle des hospices et des rues, est, pendant toute sa minorité, tout à fait à la disposition du Gouvernement, comme de l'armée.
Elle est malheureusement si nombreuse, qu'elle devient une lourde charge et un grand embarras pour la mère-patrie.
Cependant, dès l'âge de quinze ou seize ans, les garçons pourraient se trouver prêts à concourir utilement aux travaux des colons ; et leur concours pourrait être tarifé administrativement, dans leur intérêt comme dans l'intérêt de leurs patrons, jusqu'à leur majorité, c'est-à-dire pendant cinq ou six ans.

En est-il ainsi des adultes ? Pourraient-ils, même dans leur propre et unique intérêt, être arbitrairement transférés, préparés, distribués, réglementés, tarifés ?

Quant aux jeunes filles pauvres de France, la sagesse du Sénat avait prévu aussi leur emploi utile et leur translation dans la colonie, selon les convenances de leur sexe, mais leur arrivée en grand nombre presserait moins que celle des garçons.

La portée de ce moyen serait de déterminer bientôt la prospérité des colons établis ; d'attirer l'émigration européenne et les capitaux, par la renommée de cette prospérité ; d'alléger la France d'une population toujours onéreuse, et parfois dangereuse ; enfin, d'arracher cette infortunée population à la misère et au vice, pour lui procurer, par le bienfait signalé d'une préparation chrétienne à la vie des champs, un vrai bien-être physique et moral.

L'histoire offre-t-elle, dans l'ordre politique et même religieux, beaucoup de faits analogues à cette merveilleuse et si facile transformation d'un obstacle considérable en ressource précieuse, et d'une jeunesse malheureuse à tous égards en peuple honnête, productif et heureux ?
Gloire au Gouvernement qui aura opéré ce prodige !

D'autres économistes que le Sénat, proposeraient de supprimer la préparation, comme trop dispendieuse, voire même comme inutile, et de distribuer immédiatement aux colons les enfants devenus orphelins dans la colonie, ou recrutés en France.
Ces économistes ignorent sans doute que leur idée fut mise à l'essai à Alger, en 1844, et qu'après quelque temps, l'expérience y fit renoncer, en faveur des maisons préparatoires, ou plutôt en faveur des pauvres enfants et des colons, la préparation devant être aussi profitable aux uns qu'aux autres.

Ainsi s'évanouiraient toutes les objections soulevées contre les maisons préparatoires, si la vérité était connue, et surtout si le dévouement de leurs directeurs était loyalement secondé.
Au reste, qu'on essaye encore tout ce qu'on voudra avant d'en venir au meilleur moyen ; la généreuse et patriotique proposition du Sénat doit finir par triompher, à la gloire de l'Empereur et de son Gouvernement, ou l'Algérie ne sera jamais colonisée sérieusement par la France.
Il y faut des paysans, et des, paysans et encore des paysans, mais pour en avoir, en ce temps-ci, il faut les faire exprès.

Si cette note, Messieurs, vous paraissait digne d'être prise en considération, j'oserais vous demander encore la permission d'y ajouter, comme complément, quelques observations particulières sur la situation des maisons préparatoires qui ont servi à l'étude pratique du problème de la colonisation.

1° Ces maisons sont au moment de périr faute d'élèves. Une bonne partie de ceux qu'elles ont encore devraient être déjà placés.
2° Si elles périssent, leur organisation, qui a coûté quinze ans d'efforts et de sacrifices, sera à recommencer entièrement le jour où l'insuccès de tous les autres essais ramènera enfin à celui qui a réussi.
3° Leur conservation et leur perfectionnement ne demanderaient qu'un mouvement continu de douze ou quinze cents enfants des deux sexes.
4° Les derniers progrès de leurs installations permettraient, dès aujourd'hui, au moins à Ben-Aknoun et à Bouffarick, une notable réduction sur la pension que le Sénat jugeait convenable en 1856.
5° Si de plus amples renseignements paraissaient utiles, je serais aux ordres de Monsieur le Président et de chacun de Messieurs les Sénateurs pour répondre immédiatement aux questions qui me seraient faites.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, Monsieur le Président et Messieurs les Sénateurs,

De Vos Excellences,
Le très-humble et très-obéissant serviteur,
BRUMAULD.
Rue de Sèvres, 35.
Paris, le 1er mars 1859.

Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK8-1028
Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30168306m
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5808419w/f6.image.r=colonisation+de+l%27alg%C3%A9rie.langFR
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK8-504
http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30066691v

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Mis en ligne le 21 août 2011

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