De la complexité de l'application du statut personnel
Les Israélites algériens, quoique devenus sujets français, ont toujours le droit d'opter pour les lois qui, avant la conquête de l'Algérie par la France, régissaient le statut personnel de leurs coreligionnaires.

En conséquence, lorsqu'il est déclaré, en fait, qu'un testateur israélite a voulu tester d'après la loi de Moïse, c'est cette loi que les tribunaux français doivent appliquer.

Les Israélites algériens peuvent toujours tester dans la forme rabbinique, nonobstant la suppression des tribunaux, aux pouvoirs desquels ont succédé les tribunaux français.

Les Israélites algériens sont encore soumis, en ce qui touche leur statut personnel, aux conditions de la législation de Moïse (1).

Spécialement, le mariage entre Israélites algériens est régi par le droit mosaïque (2).

D'après le droit mosaïque, l'homme a le droit de prendre plusieurs femmes légitimes, et le mariage est un contrat essentiellement consensuel. Sa preuve peut résulter soit d'un acte dressé par les rabbins, soit d'un écrit sous seing- privé, soit de déclarations de témoins, soit même de la remise et de l'acceptation d'un symbole d'alliance.

AUDIENCE SOLENNELLE (22 mai 1865)
Présidence de M. PIERREY, 1er président.

M. Judas de Ruben Zermati, appartenant a l'une des familles israélites d'Alger, épousa, le 30 août 1832, la demoiselle Ricca bent Zermati, sa nièce germaine. Ce mariage fut contracté sous l'empire de la loi de Moïse. De cette union naquirent plusieurs enfants. Sa première femme vivait encore, lorsque le 24 janvier 1847, M. Judas de Ruben Zermati s'unit par un second mariage a la demoiselle Ricca Tabet. Le second mariage fut vu d'un très mauvais œil et par la première femme et par la famille de celle-ci, qui mirent tout en œuvre pour détourner M. Judas de Ruben Zermati de contracter cette nouvelle union.

Les enfants du premier lit avaient été, à leur naissance, déclarés à l'état-civil d'Alger, comme nés de la dame Ricca bent Zermati et du sieur Judas de Ruben Zermati, unis en légitime mariage. Il n'en fut pas de même pour les enfants du second lit. Le premier né, Isaac Zermati qui vint au monde en février 1848 ne fut point présenté à l'état civil Mouni Zerman, née le 18 janvier 1852, y fut inscrite comme fille de la demoiselle Ricca Tabet et d'un père inconnu. Trois autres enfants : Ibrahim Raphaël, né le 10 novembre 1835, Messaouda, née le 14 mars 1858, Jacob, né le 13 février 1861, furent aussi inscrits à l'état civil d'Alger, comme enfants de la demoiselle Ricca Tabet et d'un père inconnu. De tous ces enfants issus de l'union de la dame Ricca Tabet et du sieur Zermati, la demoiselle Kamir venue au monde le 15 novembre 1862, est la seule dont l'acte de naissance fasse foi de sa légitimité.

Dans le but de restituer à ses enfants l'état civil qui leur appartenait et se trompant sur la nature de l'acte qu'il allait accomplir, le sieur Judas Zermati se présentait, le 28 janvier 1862 à l'état-civil d'Alger, et déclarait reconnaître pour ses enfants naturels Mouni, Ibrahim-Raphaël, Messaouda et Jacob. Quatre actes distincts de reconnaissance étaient dressés et inscrits en marge des actes de naissance des enfants précités. Mais M. Zermati n'eut pas plutôt fait ces déclarations, qu'il comprit que son but n'était pas rempli.

Le 22 juin 1862, il adressa une requête au tribunal Civil d'Alger, par laquelle il demandait que les actes de naissance de Mouni, Ibrahim-Raphaël, Messaouda et Jacob, fussent rectifiés dans le sens de la légitimité des enfants auxquels ils se rapportaient. Il demandait, en outre, l'annulation des actes de reconnaissance de paternité naturelle qu'il avait fait dresser lui- même le 28 janvier précédent. Comme Isaac, le premier-né de son second mariage n'avait été inscrit d'aucune manière sur les registres de l'état-civil, il concluait à ce que cette omission fût réparée.

Par jugement du 24 juillet 1862, et sur les conclusions de M. Zermati lui-même, le tribunal ordonna la mise en cause des enfants du premier lit. Ces enfants, appelés dans l'instance, déclarèrent s'opposer à l'admission de la demande de leur père ; ils contestèrent la validité de son second mariage. L'un des enfants déclara s'en rapporter à justice. La dame Ricca Tabet intervint dans l'instance pour appuyer la demande de son mari.

juillet 1864, jugement ainsi conçu :

- Attendu en fait, qu'aux dires du sieur Zermali, il serait né dans le courant de février 1848, un enfant du sexe masculin, issu de lui et de la dame Rica Tabet, son épouse, qui n'aurait pas été inscrit sur les registres de l'état-civil ; qu'il demande en conséquence que cet enfant auquel il a donné le prénom, d'Isaac, soit inscrit sur lesdits registres comme enfant légitime ; qu'il conclut également à ce que les actes de naissance de Mouni Zermati du 20 janvier 1852, d'Ibrahim Raphaël Zermati du 12 novembre1855, de Messaouda Zermati du 15 mars 1858, et de Jacob Zermati du 13 février 1861, inscrits aux dites dates soient rectifiés en ce sens, qu'au lieu d'y être dit que lesdits enfants sont issus dé père et mère inconnus, il soit énoncé qu'ils sont nés de la dite demoiselle Rica Tabét et de lui Judas Zermati, mariés ; Que ce dernier demande enfin que les quatre actes de reconnaissance faits par lui le 28 janvier 1862, et par lequel il a reconnu pour ses enfants naturels les dits Mouni, Messaouda, Ibrahim-Raphaël et Zermati Jacob, soient déclarés nuls, comme étant le résultat de l'erreur et de l'ignorance du droit français ;
- Attendu que pareilles conclusions sont prises au nom de la dame Rica Tâbet, laquelle a demandé à être reçue partie intervenante en cause ; qu'il s'agit donc d'examiner si ces prétentions doivent ou non être accueillies; qu'elles sont, en effet, contestées par les sieurs Ruben, Moïse et Joseph de Judas Zermati, enfants du premier lit, qui opposent tout d'abord à leur père une fin de non recevoir qui serait prise de ce qu'il n'aurait pas exécuté les prescriptions du jugement préparatoire du 24 juillet 1862 ; que c'est donc ce qu'il faut tout d'abord rechercher ;
- Attendu à cet égard, en fait, qu'il est constant qu'aux termes dudit jugement, le conseil de famille devait être convoqué, d'une part pour qu'il fut présenté à la nomination d'un tuteur ad hoc aux enfants encore mineurs du premier lit, et d'autre part, pour que ledit conseil fut appelé à donner son avis sur la demande qui était formée ;
- Attendu cependant qu'il apparaît de la délibération qui a été prise le 29 décembre 1863, par devant M. Bordenave, juge de paix du canton sud d'Alger, que la Seule chose qui ait été faite, est la susdite nomination du tuteur ;
- Attendu toutefois que celte inexécution partielle de la décision ne saurait rendre le sieur Judas Zermati père, non recevable surtout alors que, eu égard aux questions que la cause présente, les renseignements que le tribunal aurait paru désirer ne sont pas d'une absolue nécessité ; qu'il y a donc lieu de passera l'examen du fond ;
- Attendu sur ce point, que pour justifier son action le sieur Judas Zermati prétend qu'ayant épousé la dame Rica Tabet, le 14 janvier 1847, union qui aurait été célébrée par un rabbin de Jérusalem de passage à Alger, les enfants qui en sont issus sont légitimes bien que leur naissance ait eu lieu du vivant de sa première femme, Rica Zermati ; que la cause présente donc à juger, au moins implicitement, la question de savoir si ledit mariage est, ou non valable et doit produire l'effet qu'en attend le sieur Judas Zermati ;
- Attendu à cet égard, que tout d'abord ce dernier soutient qu'aux termes de l'article 187 du Code Napoléon, ses enfants seraient non recevables, en l'état, à critiquer cette union ; qu'il prétend, en effet, que l'action en nullité ne serait pas ouverte, soit parce que lui Zermati père est encore vivant, soit parce que ses enfants n'auraient pas un intérêt né et actuel ;
- Attendu à ce sujet, que pour statuer sur cette objection en parfaite connaissance de cause, il faut rappeler que c'est, non de tout chef direct, mais en vertu d'un jugement que les enfants opposants sont dans l'instance et que c'est par ledit, sieur Zermati père, qu'ils y ont été appelés ; qu'il suit de là que la cause se trouvant liée contradictoirement avec eux, ils ont par cela seul, un intérêt né et actuel ; qu'il serait étrange, en effet, que mis en demeure d'assister à une rectification qui peut avoir pour eux des conséquences graves à divers points de vue, ils n'eussent pas le droit de formuler une opposition et qu'ils dussent, au contraire, laisser faire, sauf à exciper plus tard des droits qu'ils pourraient avoir ; qu'un pareil système ne peut donc être admis ; qu'il est, au reste, repoussé par l'art. 100 du Code Napoléon ; qu'il y est dit, en effet, que si en principe le jugement de rectification ne peut pas être opposé aux tiers, il en est autrement pour les parties qui y ont été appelées ; qu'il importe donc peu que le sieur Judas Zermati soit encore vivant ; qu'il ne doit imputer qu'à lui-même, si, au mépris du respect que les enfants doivent à leur père et que la loi a voulu consacrer en règle générale, ceux qu'il a eu de sa première femme sont obligés aujourd'hui, sous peine de déchéance, d'attaquer ses actes en face ; qu'ils doivent donc être déclarés recevables dans leur opposition; qu'il y a donc lieu d'examiner le mérite des objections qui sont soulevées contre la demande ;
- Attendu sur ce point, que s'il est vrai qu'aux termes de la jurisprudence de la Cour de cassation, les juifs sont devenus sujets français par suite de la conquête, il ne faut pas d'un autre côté perdre de vue qu'ils se trouvent sous certains rapports et notamment en ce qui touche leur statut personnel, particulièrement régis par les lois ou ordonnances que la France dans sa souveraineté a cru devoir leur octroyer, que c'est donc tout d'abord au point de vue des dites lois et ordonnances que les difficultés que la cause soulève, quant à la validité du deuxième mariage du sieur Zermati, doivent être examinées ;
-Attendu, cela posé, que si de l'ordonnance de 1842, il paraît résulter que s'agissant d'un mariage contracté more-judaïco, ce serait d'après les lois mosaïques, qu'il faudrait en apprécier la validité, il faut d'un autre côté ne pas perdre de vue qu'à côté de ladite ordonnance se trouve celle de 1845, qui a dans la cause une grande importance ; qu'il est certain en effet, que tout en voulant laisser, au fond, aux Israélites une certaine latitude pour la célébration de leurs mariages, le législateur a senti la nécessité de les réglementer quant à la forme ; que c'est ce qu'il a fait par celte dernière ordonnance ; que l'on y voit en effet : premièrement que nul ne peut exercer les fonctions du culte, soit à titre de ministre officiant sans être institué à cet effet, par les consistoires provinciaux ; et deuxièmement, que les fonctions desdits rabbins sont entre autres, de célébrer les mariages religieux ;
-Attendu, cela étant, que le mariage auquel le sieur Judas Zermati père, voudrait faire produire son effet, ayant été contracté par un rabbin étranger, n'ayant à Alger aucune qualité reconnue, il ne saurait avoir aucune valeur ; que sans doute ledit Zermati oppose qu'il aurait pu se passer de la présence d'un rabbin, cette assistance n'étant pas nécessaire pour que son mariage put être valable ; mais que l'on ne saurait s'arrêter à cette objection ; que c'est effectivement eu égard au mode que les parties ont voulu suivre et non à celui qu'elles eussent pu employer, qu'il faut juger l'acte qui est intervenu ; que par suite le sieur Judas Zermati ayant voulu s'unir à Rica Tabet avec l'assistance d'un ministre de la religion, il s'en suit que celui auquel il a fait appel s'étant trouvé sans qualité, tout ce qui a pu être fait doit être considéré comme n'existant pas ; qu'il doit d'autant plus en être ainsi, que les parties elles-mêmes n'ont attaché à l'acte du prétendu rabbin aucun effet réel ; qu'ainsi l'on voit que lorsque les enfants nés du rapprochement du sieur Zermati et de la dame Tabet ont été inscrits sur les registres de l'état civil, c'est aujourd'hui comme filles ou fils de père inconnu qu'ils ont été déclarés ; que le sieur Zermati lui-même ayant voulu faire disparaître cette énonciation, n'est intervenu que comme père naturel desdits enfants ; qu'il serait étrange aujourd'hui qu'il put être admis à venir prendre une autre qualité ; que la demande en rectification des susdits actes de naissance, doit donc être repoussée, sous ce premier rapport ;
-Attendu, au reste, que le deuxième mariage dudit sieur Zermati, put-il à un point de vue quelconque avoir une existence obligatoire moro-judaïco, les tribunaux français ne devraient nullement, en ce qui les concerne, en ordonner l'exécution et lui faire produire des effets légaux ; qu'il est en effet de leur devoir de prescrire tout ce qui, dans les mœurs, et les usages, est contraire à la morale et à l'ordre public ; que cela est vrai même en ce qui concerne les étrangers ; qu'il doit en être à plus forte raison ainsi vis-à-vis des Israélites algériens ; que le tribunal ne saurait donc ordonner une rectification dont la conséquence serait de consacrer en justice la polygamie, c'est-à-dire un fait qui non-seulement n'est pas autorisé, mais qui est même réprimé sévèrement par les lois pénales du pays ; que pour qu'il en put en être autrement, il faudrait tout au moins qu'il y eut dans les ordonnances quelque chose qui put faire présumer qu'une exception a été faite en faveur des Juifs ; mais qu'il n'en est pas ainsi ; qu'à la vérité il faut reconnaître que l'ordonnance de 1812 parle de répudiations entre Israélites et paraît dès lors les admettre ; mais que la seule chose qu'on puisse en déduire, c'est que le Juif peut, par cette Voie, faire dissoudre le mariage par le contracté suivant ses lois personnelles ; que l'on peut même soutenir, que ce fait une fois accompli et consommé, il lui est loisible de contracter une nouvelle union comme le divorce pourrait et peut le faire suivant la dernière jurisprudence de la Cour de cassation, mais qu'on ne saurait être admis au-delà ; qu'il est impossible, en effet, en présence des lois prohibitives de France, que le législateur français ait entendu donner à l'Israélite, son nouveau sujet, le droit de prendre une deuxième femme du vivant de la première; qu'il pouvait d'autant moins, que ne lui devant rien, il ne lui avait été rien promis, c'eût été sans nécessité de sa part, méconnaître un principe fondamental, écrit de tout temps dans ses lois et qu'il a constamment comme intéressant au plus haut degré l'État, la famille et les bonnes mœurs ; que tout se réunit donc pour que l'action du sieur Judas Zermati soit repoussée ;
Par ces motifs, etc...

APPEL

Devant la Cour, les enfants du second lit qui s'étaient tenus éloignés du débat en première instance, signifièrent une intervention. Comme ils sont tous mineurs, un tuteur ad hoc leur avait été donné dans ce but. Voici le résumé des remarquables conclusions que M. le Premier Avocat général Mazel donna dans cette affaire :

Cette affaire, a dit ce magistrat, doit être successivement étudiée au point de vue du droit pur, et au point de vue du fait. En droit, il faut d'abord se demander si, en principe la bigamie est permise aux Israélites algériens, ou si, comme on l'a soutenu pour les intimés contre leur père, les Juifs d'Alger seraient, a cet égard, sous le niveau du droit commun qui régit la métropole sans distinction de cultes.
Pourquoi ne l'avouerais-je pas ? J'avais abordé cette étude avec l'espoir que l'histoire et la loi, d'accord avec mes sympathies, m'autoriseraient a plaider, a mon tour, la cause qui me paraissait tout naturellement être celle de la civilisation, de la morale et du progrès. Je me demandais s'il était possible, qu'après 35 ans d'occupation de cette terre à jamais française, vous dussiez consacrer par vos arrêts la liberté de la pluralité des femmes non pas pour les musulmans, chez qui la tolérance est manifestement un article de foi, que nul ne peut songer à contester, mais aussi chez les Juifs, pour qui (quel que soit le droit pur) le fait de bigamie est une sorte de honte, et qui, au moment où je parle, protestent de leur attachement à leur complète assimilation leurs coreligionnaires de la mère-patrie.

Mais je dois le confesser aussi, un examen impartial de la question m'a convaincu qu'au point de vue purement doctrinal, la difficulté n'était qu'apparente, et que la bigamie n'avait rien d'illicite parmi les Juifs d'Algérie. Quels que soient donc mes regrets de voir consacrer un anachronisme moral, tenant ce grand principe que, le premier honneur du juge est dans le respect de la loi, je viens vous proposer de proclamer aujourd'hui, par votre décision, cette nécessité juridique,..

Est-il vrai d'abord qu'avant la conquête, il fut permis aux Juifs d'Orient et, par conséquent, aux Israélites algériens, de contracter simultanément plusieurs mariages ?

La réponse à cette question est à l'abri de toute controverse et toutes les autorités que l'on a mises sous les yeux de la Cour, dans l'intérêt même du système contraire, le repoussent absolument. Munck qui, dans ses savantes recherches sur l'histoire de la Palestine, s'attache si volontiers a faire remarquer l'indépendance et la dignité que les traditions patriarcales ont données, de tous temps, a la femme hébraïque, est forcé de reconnaître que cependant la polygamie était autorisée par les lois de Moïse. Non pas que la monogamie ne fut chez le peuple hébreu la règle générale et surtout la règle honorable ; mais devant, tous les monuments de l'histoire, il faut bien reconnaître, qu'au moins, à titre d'exception, la pluralité des épouses était légitime.
Consultez l'ouvrage si estimé de Salvador, Polygamie ; on y trouve, à chaque pas, les mêmes témoignages.
Enfin la Cour n'oublie pas qu'a l'appui de cette thèse et pour lui donner la consécration d'autorités plus contemporaines, les appelants invoquent l'avis du grand rabbin actuel d'Alger et celui du rabbin David Moatti

Il faut alors se demander si, par l'effet de la conquête ou des lois spéciales qui sont venues successivement réglementer la position juridique des Israélites algériens, il a pu se faire, comme le proclame le jugement dont est appel, que la bigamie ait été interdite aux Juifs d'Afrique. Mais soit que l'on se reporte aux termes des capitulations d'Alger et de Constantine, soit qu'on consulte les diverses ordonnances qui se sont succédées jusqu'en 1845, il ne me semble pas possible de conserver sur ce point des doutes sérieux.
Quand même on n'aurait pas les nombreux monuments de jurisprudence, que, les premiers, vous posâtes en cette matière, il est certain que, pour prouver le maintien des lois et coutumes des indigènes en général (juifs ou musulmans), la capitulation du 5 juillet 1830 s'exprime de manière a ne permettre aucune contestation. " La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. " Une pareille réserve est à la fois trop expresse et trop générée pour ne comprendre pas la loi matrimoniale, condition la plus importante du statut personnel.
Que s'est-il ensuite passé ?... L'arrêté du 16 novembre 1830 nommant le chef de la nation israélite et définissant ses attributions n'a fait que confirmer implicitement, pour les Juifs, cette situation.
C'est en considération des mêmes engagements et des mêmes réserves, que l'arrêté du 22 octobre précédent, sur l'organisation judiciaire, avait déclaré dans son art. 2, que " toutes les causes entre Israélites tant au civil qu'au criminel seraient portées devant un tribunal composé de trois rabbins qui prononceraient sans appel, suivant la teneur et les " formes des lois Israélites. "

L'arrêté du 16 août 1832 portant institution de la Cour criminelle, maintient cet état de choses avec cette seule modification que " le jugement du tribunal rabbinique sera susceptible " d'appel devant la juridiction française. " Enfin les ordonnances du 10 août 1834, du 28 février 1841, du 26 septembre 1842 décident encore que les conventions entre indigènes et les contestations relatives a leur état civil, aux mariages et aux répudiations seront jugées d'après leur loi religieuse.
Et quand le pouvoir des tribunaux rabbiniques est supprimé, et que la loi défère à la juridiction française, la connaissance des contestations relatives aux répudiations et aux mariages, notre législateur entend si bien conserver aux Juifs l'application de la loi mosaïque, qu'il impose à nos tribunaux, dans toutes ces causes, l'obligation de ne statuer, que sur l'avis préalable des rabbins désignés ad hoc pour chaque localité.

L'ordonnance du 26 septembre 1842 confirmative dans son art. 37, de l'art. 31 de celle du 10 août 1834, répète formellement que " les indigènes israélites et musulmans sont présumés avoir contracté selon leurs lois, a moins de conventions contraires. " N'est-ce pas dire assez clairement qu'ils ont tous conservé, en principe, leur statut personnel !

..,.. Maintenant serait-il vrai de dire avec les intimés que l'art. 10 de l'ordonnance du 31 décembre 1845, faisant passer dans la législation algérienne le principe que l'art. 55 de l'ordonnance de 1844 avait édicté pour la métropole, a voulu obliger, à l'avenir, les Israélites algériens à se marier devant l'officier de l'état-civil, avant de se présenter devant le rabbin, auquel n'est réservé que la célébration purement religieuse...
Serait-il vrai, tout au moins, qu'à défaut de mariage devant l'officier municipal, le mariage more-judaïco (3) ne pourrait, en tant que mariage d'Israélites, être valablement célébré que par des rabbins institués par la loi française ?

II semble qu'on a dit ici, avec toute raison, dans l'intérêt des appelants, que l'art. 10 de l'ordonnance de 1845, n'a pas cette portée, que cette ordonnance ne faisait qu'organiser le culte, et que l'art. 10, purement énonciatif, quand il énumère les fonctions ecclésiastiques des rabbins, n'a entendu parler que de la bénédiction religieuse à donner aux mariages civils quelconques entre Israélites. Mais le législateur de 1845 a évidemment laissé intacts, les lois et l'état civil antérieurs des indigènes dont il s'occupait, et comme l'observe judicieusement dans son Traité de législation algérienne, M. de Ménerville, avec qui je suis heureux de me trouver en communauté de vues. Pour que la situation antérieure eut été modifiée, il faudrait trouver dans les actes législatifs, une abrogation formelle des ordonnances antérieures ou tout au moins une disposition inconciliable avec leurs prescriptions ; et il n'en est aucune d'où l'on puisse tirer une pareille conséquence.
Il n'y a qu'une objection à faire à ces principes, mais la réflexion la dissipe bientôt : c'est celle résultant de la doctrine proclamée, en 1807 par le grand Sanhédrin de Paris, et prohibitive de la polygamie

L'Etat gouvernant, l'Etat régnant en Algérie, c'est la France, Eh bien, sera-t-on tenté de dire, puisqu'il est interdit a tous les Israélites de tous les Etats où la polygamie est prohibée par la loi civile, d'épouser simultanément deux femmes, pourquoi n'appliquerait-on pas cette prohibition à l'Afrique française, a laquelle bien évidemment, se fussent étendues les déclarations de 1807, si, dès alors la conquête eut été faite ?

Mais cet argument n'a de valeur qu'au point de vue philosophique ou législatif. Oui, il y a toute raison, ce me semble, pour que le législateur ne tarde pas à combler cette lacune. Il réalisera, vous a t-on dit, ainsi, les vœux de l'universalité des juifs indigènes. Mais aussi longtemps que le gouvernement de l'Empereur, sur la sollicitude duquel on peut se reposer et qui sait faire toute chose utile à son heure, ne se sera pas prononcé par la voix du législateur, on ne peut dire que les juifs d'Alger, que nous ne connaissions pas en 1807, auxquels n'a certainement pu songer le grand Sanhédrin et qu'exclut, au contraire, par son seul silence, la célèbre déclaration dont je m'occupe, aient été compris dans ses termes, qui n'ont trait qu'aux Israélites européens en général, à ceux de France, d'Italie et d'Espagne en particulier. Ce ne fut qu'à la suite de la déclaration de 1807 que les Israélites français virent leur situation réglée comme elle l'est aujourd'hui. Mais, comme le dit encore très bien M. de Menerville: " En Algérie où les Juifs se trouvent, sous tous les rapports, dans des conditions moins favorable, on n'a pas encore jugé opportun de décréter cette grande émancipation. "
C'est un progrès que le temps amènera, et pour la réalisation duquel il faut s'en remettre à la sagesse impériale.

Nous sommes ainsi amenés à examiner le procès, non plus en droit, mais surtout en fait, et à nous demander si, à ce point de vue, le mariage dont excipent les appelants est ou non valable, étant étranger, non institué ni reconnu par la loi française, l'acte est par suite sans valeur. On répond victorieusement ici aux premiers juges, que l'objection n'aurait la portée qu'ils lui ont donnée, que si ce rabbin eut été choisi par les parties contractantes, en sa qualité de rabbin et pour procéder à ce titre à un mariage pour sa célébration duquel la loi reconnaîtrait la compétence ecclésiastique ; mais que dans l'espèce, il ne s'est pas agi d'un mariage rabbinique, mais uniquement d'un mariage par devant témoins comme les autorise d'ailleurs la loi de Moïse, et que le rabbin de Jérusalem que les parties ont plus volontiers choisi en considération de son caractère religieux, n'a toutefois figuré à l'acte que comme simple témoin. La réponse est péremptoire à la seule condition, que les mariages devant simples témoins soient autorisés par la loi mosaïque... Or, à cet égard, aucun doute possible. (Ici M. l'avocat général cite Salvador, p. 115 et suiv. L'Abrégé du Talmud de Maïmonides, Droit matrimonial, chap. 3, art. 5. Karo, corpus juris, 3me partie, art. 26 et 35 où l'on voit en substance, que le mode de mariage qui n'est pas revêtu de la cérémonie usuelle, quoique désapprouvé par la loi juive, peut néanmoins se passer de cette cérémonie, pourvu que l'union ait lieu devant deux témoins).

Vous avez enfin, Messieurs, pour rassurer vos consciences sur ce premier point, l'avis écrit du grand rabbin d'Alger, qui porte que le contrat litigieux est conçu suivant les formes voulues, et a pu, par suite, conférer à la dame Rica Tabet le titre d'épouse légitime. Mais cet acte est-il sincère, et les faits de la cause n'en commandent-ils pas le rejet ? C'est ici que se pressent les difficultés les plus sérieuses.
Eh quoi ! dit on du côté des intimés, voila un acte qui n'a pas date certaine, ou du moins qui n'a pas une date certaine utile, puisqu'il ne fut enregistré qu'au seuil du procès. Comment en affirmer avec confiance la sincérité ? Si les signatures qu'il porte émanent de ceux a qui on les attribue, qui peut dire que ces témoins, au lieu de les y apposer le 24 janvier 1847, comme l'affirme Judas Zermati, ne les y ont pas, par une complaisance coupable, apposées seulement la veille du procès ? Ce rabbin mendiant de Jérusalem nous est inconnu. Qui peut dire que ce n'est pas un mythe inventé pour le besoin de la cause...? Et puis, conçoit-on, s'il y a eu mariage, et si ce contrat est réel, que les parties ne l'aient pas fait inscrire sur le registre de la synagogue qui, dès alors, existait pour recevoir les constatations des mariages ?
Comment expliquer le mystère dont vous l'auriez enveloppé ? Les noces juives sont toujours une fête solennelle. Ici il y a eu clandestinité. A ce point, que lorsque Madame Zermati (l'épouse légitime) instruite de l'union contre laquelle elle protestait, est allée porter ses doléances au parquet de la Cour, elle ne put désigner ni les témoins, ni même le jour précis de la célébration ? Ce mariage, a-t-on ajouté, vous n'avez pas dû, vous n'avez pas pu le faire. Car il est constant que, traqué de toutes parts, d'un côté par la masse de vos coreligionnaires que vos projets scandalisaient en 1847, de l'autre par les menaces de la vindicte publique, qu'a tort, si l'on veut, mais en réalité on faisait planer sur vous, vous dûtes d'autant moins recourir à une célébration matrimoniale, qu'elle vous était moins nécessaire pour arriver à la possession d'une femme qui déjà, depuis longtemps, s'était livrée à vous et était votre concubine ?

Chose plus grave ! Comment admettre que Judas Zermati eut, à ses propres yeux, contracté de justes noces, quand on se souvient que tous les enfants nés de sa cohabitation avec Rica Tabet, ont été déclarés nés de père inconnu. Alors que, même après la mort de son épouse légitime, la dame Rica Zermati, il continue à les laisser inscrire à la mairie sous le même titre !
Que dis-je ! alors que lui-même s'est transporté, en 1862, devant l'officier de l'état-civil, demandant à les reconnaître comme enfants naturels !... Comprend-on qu'un père légitime déclare en quelque sorte, publiquement, que ses enfants ne sont que le fruit de l'adultère ?
Et Mme Rica Tabet, comment fera-t-elle croire a sa bonne foi, quand les fruits de son union la désignaient à tous comme une concubine !...
Ces objections sont éminemment graves.
Cependant, après avoir longuement examiné les choses au creuset de la réflexion, et sans méconnaître la force des objections que laisseront subsister mes préférences, je me suis senti amené a vous proposer plutôt la solution qui consiste a admettre comme sincère et, par suite, comme valable, l'acte du 24 janvier 1847.
S'il n'y avait pour le déclarer constant, à sa date que sa teneur et la production tardive qu'on en fait, à votre barre, je le repousserais en dépit de la longue cohabitation, en dépit des cinq enfants nés depuis 1847, en dépit de leur possession d'état d'enfants légitimes.

Mais, pour démontrer que cet acte a bien été passé le 24 janvier 1847, au jour où le placent les parties, il existe une preuve qui domine tout, à nos yeux, et qui sans doute vous aura déjà frappés : c'est à savoir que cet acte est attesté, dès 1847, quelques jours après sa passation, non seulement par le grand rabbin, dans sa lettre à M. le procureur-général Dubodan, mais encore par la dame Zermati elle-même qui, si elle a pu se tromper de quelques jours sur sa date précise, n'en a pas moins indiqué au chef du parquet, la maison où la célébration avait eu lieu, les témoins qui y avaient assisté, et notamment ce rabbin mendiant de Jérusalem, dont elle ne pouvait inventer l'existence 15 ou 20 ans avant que son mari ne vint déposer chez le notaire Lebailly, le contrat dont l'appréciation nous est soumise.
Ce premier point concédé, les objections tirées de la clandestinité s'explique quand elle est forcée. Or, non seulement Judas Zermati, on contractant cette seconde union dont la validité ne voilait pas, même aux yeux de ses coreligionnaires, le Caractère immoral et à tous égards regrettable, était gêné vis à-vis de la première épouse, de ses enfants du premier lit des membres et des ministres de son culte, mais il était menacé par le parquet. Fondées ou non, il pouvait redouter des poursuites ; c'était assez pour qu'il ne donnât pas des armes contre lui-même, en faisant inscrira a la Synagogue un mariage qu'on n'aurait sans doute pas voulu y enregistrer, et dont au surplus, l'inscription n'est pas exigée par la loi mosaïque. C'était assez peut-être aussi pour laisser déclarer naturels ses enfants légitimes. C'était assez, sinon pour justifier au moins pour expliquer tous ses actes postérieurs. Et alors ce sera vainement que lui opposant les actes de naissance de ses enfants auxquels il oppose, lui, leur constante possession d'état d'enfants légitimes, on lui dira que le titre proteste contre la possession " contra possessionem clamât lilulum. " Son silence s'explique par l'intérêt même qu'il avait à le garder.

Maintenant je vais plus loin et sans pouvoir sonder exactement ce qui s'est passé dans la conscience des deux contractants, et en supposant même qu'en 1847 Judas Zermati et Rica Tabet n'aient pas mesuré, si je puis ainsi dire, avec une suffisante confiance, la portée de leur contrat, que, devant les menaces du grand rabbin et du parquet, ils aient pu craindre que leur mariage qu'ils voulaient sérieux, n'eut que l'apparence des justes noces, je dirais même, dans ce cas, que leur consentement ayant été d'autant plus certain, qu'il était plus énergiquement manifesté, ils auraient, malgré leur crainte et presque, à leur insu, contracté valablement le lien qu'ils vous demandent aujourd'hui de sanctionner. Pour cela, il suffit que ce lien fut possible, et sur ce point je me réfère aux principes que j'avais l'honneur de vous rappeler il y a un moment.
En faveur du système des appelants, on a invoqué l'intérêt qui s'attachait aux enfants du second lit, dont la bonne foi ne peut être mise en question. Je n'ai pas cru, quant à moi, devoir en faire état. Il n'a que faire dans ce procès où il s'agit de savoir si la bigamie est licite, et, cela posé, s'il y a eu contrat.
Car, s'il n'y avait pas eu contrat en 1847, la morale serait d'accord avec la loi pour repousser ceux que frapperait sans retour possible, le vice d'adultérinité. S'il y a eu contrat, ils sont légitimes de par le mariage.

Il est un point que la Cour pourrait me reprocher d'avoir laissé dans l'ombre, c'est l'objection tirée de cette circonstance qu'avant d'épouser Rica Tabet, Judas Zermati aurait déjà reçu dans son lit la jeune sœur de Rica, Esther Tabet. Le jugement rabbinique de 1846 et la correspondance du rabbin Veil, tiennent que ce fait, qu'ils affirment avoir été de notoriété publique, vicierait le mariage et doit en déterminer la nullité. Je n'ai trouvé nulle part édictée cette peine, proclamé ce principe. Mais une considération plus puissante et plus haute me fait repousser cette critique : c'est l'incertitude même du fait allégué. On reproche a Judas Zermati d'avoir vécu en concubinage avec Esther Tabet ; on affirme que la chose était de notoriété publique, c'est possible.... Mais ne l'oubliez pas, Messieurs, Judas Zermati oppose à cette allégation un énergique démenti.
Or, l'adultère ne se prouve pas par la notoriété. Aux yeux d'une autorité ecclésiastique, la notoriété peut assez bien l'établir, pour autoriser vis à-vis de ceux qu'elle accuse, telles mesures qu'on croira devoir prendre. Mais de là, de cette notoriété, de la simple présomption qu'elle fait naître à une reconnaissance légale et judiciaire d'un crime d'adultère, qui ferait dépendre souvent d'un soupçon, c'est-à-dire d'un souffle, l'honneur des femmes et la paix des familles, il y a un abîme que les tribunaux ne peuvent pas combler.

Je propose à la Cour d'infirmer la décision des premiers juges.

ARRÉT :

Ouï les défenseurs des parties en leurs conclusions et plaidoiries; Ouï M. le premier avocat général en ses conclusions conformes ; Après en avoir délibéré conformément à la loi, et consulté, suivant les prescriptions de l'article 49 de l'ordonnance royale du 26 septembre 1842, l'avis écrit des rabbins Compétents, lequel restera joint au présent arrêt : En ce qui touche l'intervention de Ricca Tabet, femme de Judas Zermati, et celle de Jacob Tabet, agissant en qualité de tuteur des mineurs Isaac, Mouni, Ibrahim-Raphaël, Messaouda et Kamir, nés du mariage contesté desdits Judas Zermati et Ricca Tabet ;
-Attendu que ces interventions sont régulières en la forme, et qu'il y a lieu de les déclarer recevables. Au fond : -Sur la première question, qui est celle de savoir si, dans l'état actuel de la législation de l'Algérie, la polygamie est permise aux israélites indigènes ;
- Attendu qu'il est constant que la loi mosaïque autorise ou, du moins, tolère la polygamie ; que cette autorisation ou celte tolérance ressort en termes formels des textes de ladite loi, des commentaires de ses docteurs les plus accrédités et de l'avis des rabbins consultés dans l'instance ;
- Attendu que la faculté dont il s'agit apparaît en termes indubitables aussi dans la décision du grand Sanhédrin de France, en date du 2 mars 1807 ; Qu'en effet, cette décision, tout en proscrivant sous forme do préceptes religieux, la polygamie dans les Etats où elle est contraires aux lois civiles, a explicitement reconnu et déclaré qu'elle était permise par la loi de Moïse ;
- Attendu qu'il est constant en second lieu que, sous la domination turque, la polygamie existait, comme droit et comme fait, dans la population israélite de la régence d'Alger ;
- Attendu que l'avènement dans ce pays de la domination française, n'a en rien modifié cet étal de choses ; que de même qu'elle y a laissé intacts les statuts civils mahométans, de même elle a laissé debout le statut civil mosaïque ;
- Attendu que les actes successifs de législation, qui ont eu pour objet de régler l'organisation judiciaire de la colonie, contiennent à cet égard des dispositions exclusives de toute équivoque et de toute controverse ; Que l'ordonnance royale du 26 septembre 1842 dit expressément dans son article 37 :

1e que les indigènes sont présumés avoir contracté entre eux, selon la loi du pays, à moins qu'il n'y ait convention contraire ;
2° que les contestations entre indigènes relatives à l'état-civil seront jugées conformément à là loi religieuse des parties
;

- Attendu qu'il ne peut s'élever de doute sur le point de savoir si les Israélites du pays ont été compris par ladite ordonnance dans la dénomination d'indigènes ; Qu'en effet, si on consulte sa teneur et son économie générales, on constate que lorsqu'elle veut disposer en vue des mahométans seuls et à l'exclusion des israélites, elle abandonne la qualification d'indigènes pour employer celle de musulmans (voir les articles 3J, 43 et 44) ;
-Attendu que l'obligation pour les tribunaux français d'appliquer la loi mosaïque dans les litiges de la nature de celui qui est soumis à la Cour, apparaît d'une manière manifeste encore dans l'article 49 de la même ordonnance ; qu'aux termes de cette disposition, les rabbins officiellement institués doivent être appelés à donner leur avis par écrit sur les contestations relatives à l'état-civil, aux mariages et aux répudiations entre israélites; que celle exigence du législateur ne se comprendrait pas, si c'était la loi française qui dût ou pût être appliquée ;
- Attendu que les dispositions rappelées ci-dessus ont conservé toute leur vitalité et leur autorité ; que vainement on chercherait dans les actes ultérieurs de la législation algérienne une règle nouvelle qui abroge celles dont il s'agit, ou qui soit inconciliable avec elles ;
- Attendu que cette abrogation ou cette inconciliabilité ne saurait s'apercevoir, comme l'ont pensé à tort les premiers juges, dans l'ordonnance du 9 novembre 1845 ; que cette ordonnance, en effet, a eu pour seul objet, ainsi que l'indiquent les rubriques de ses deux sections, d'organiser en Algérie le culte et les écoles israélites ; que rien n'autorise à y chercher des dispositions relatives à la constitution de là famille des juifs indigènes, des règles innovatrices touchant leur statut civil, et en particulier touchant leur statut matrimonial ;
- Attendu que si l'article 10 de l'ordonnance de 1845 range parmi les attributions des rabbins celle de célébrer les mariages religieux, on ne saurait, sans aller trop loin dans la voie des inductions et des conséquences, conclure de ces expressions que, désormais, il y a pour les israélites algériens, obligation de faire précéder la célébration religieuse de leurs mariages d'une célébration civile, et que ces mariages ont été régis, quant à leur forme et à leurs effets par la loi française ;
- Attendu que si telle eût été l'intention du législateur, s'il eût voulu, en défaire ce qu'avaient fait en termes si hauts et si précis, les ordonnances du 10 août 1834, du 28 février 1841, et du 26 septembre 1842, cette volonté, si gravé dans son but et ses effets, si largement innovatrice, si profondément dérogatoire à la règle existante, se serait manifestée par un acte exprès, par une formule compréhensible pour tous et non en termes ambigus et voilés, par une disposition glissée comme par surprise dans une ordonnance complètement étrangère à là matière, n'ayant trait ni de près, ni de loin, à l'institution judiciaire, préparée avec le concours du ministre des cultes, et en dehors de celui du ministre de la justice ;
- Attendu que s'il est vrai, comme l'ont dit les premiers juges, qu'il est du devoir des tribunaux de proscrire tout ce qui, dans les mœurs et les usages, est contraire à la morale ou à l'ordre public, il est de leur devoir aussi et avant tout de respecter les lois existantes et d'y conformer leurs décisions, de ne point empiéter sur la tâche du législateur, et de lui laisser le soin, alors qu'il se trouve placé en présente de sociétés nouvellement réunies soumis une domination commune, mais séparées par de profondes différences religieuses, morales et traditionnelles, d'approprier les lois qui régissent chacune d'elles à son degré de civilisation, et de ne les modifier qu'en tenant compte à là fois des progrès accomplis, des perfectionnements opportuns et des exigences de la paix publique ;
- Attendu que si l'heure où les israélites de l'Algérie pourront être soumis à la loi civile française semblé prochaine, que si la plupart et les plus éclairés d'entre eux réclament cette assimilation, c'est au législateur seul qu'il appartient de l'édicter ; que jusqu'alors les tribunaux resteront impérieusement soumis à l'obligation d'appliquer là loi mosaïque, de même que chaque jour, dans les instances entre musulmans, ils appliquent là loi mahométane, quelques tranchées que soient les différences entre ces lois et le droit civil français ;

Sur la seconde question qui est celle de savoir si le mariage dont se prévalent Judas Zermati et Ricca Tabet est valable ?
- Attendu que, soit pour faire invalider l'acte de mariage produit par l'appelant, soit pour faire annuler le mariage lui-même dont cet acte est la constatation, les intimés se fondent : 1° sur ce que ledit acte serait dépourvu de sincérité ; 2° sur ce que, d'après les prescriptions de l'article 10 de l'ordonnance royale du 9 novembre 1845, aucun mariage entré israélites ne pourrait être célébré sans l'assistance des rabbins tenant leurs pouvoirs de l'autorité française ; 3° sur ce que l'assistance d'un rabbin lobai étant dans tous les cas nécessaire, on ne saurait reconnaître compétence en cette qualité au rabbin de Jérusalem, dont le nom figure dans l'acte invoqué ; 4° sur ce que Judas Zermati n'aurait pu contracter un mariage valable avec Ricca Tabet, à cause des rapports de cohabitation qui auraient précédemment existé entre lui et une sœur de cette dernière ; 5° sur la clandestinité de l'union dont il s'agit ;
- Attendu en ce qui touche le premier de ces moyens, que la sincérité de l'acte de mariage produit par l'appelant, ressort de tous les documents de la cause ; que la vérité de la date est démontrée par les plaintes contemporaines ou immédiatement postérieures auxquelles le second mariage a donné lieu de la part de la première épouse de l'appelant ;
-Attendu, en ce qui touche le second et le troisième moyens, que, dans le droit mosaïque, le mariage n'est assujetti à aucune forme sacramentelle ou irrémissiblement obligatoire; qu'il est considéré comme un contrat essentiellement consensuel et que sa preuve peut résulter soit d'un acte dressé par les ministres de la religion, soit d'un écrit sous seing privé, soit de déclarations de témoins, soit même de la remise et de l'acceptation d'un symbole d'alliance ;
- Attendu que l'acte produit par Zermati et portant la date du 24 janvier 1847, constate qu'il y a eu concours de volonté entre lui et Ricca Tabet, à l'effet de contracter mariage, et cela en présence de témoins ; - Attendu que l'ordonnance du 9 novembre 1845 doit être renfermée dans son objet spécial ; que cette ordonnance n'a eu, ainsi qu'il a été dit plus haut, ni pour pensée, ni pour but de modifier en quoi que ce soit la situation civile des israélites indigènes ; que si dans son article 10, qui règle les attributions du grand rabbin et des rabbins, il est dit qu'ils célébreront les mariages religieux, il n'y a point à conclure de là que les autres formes de mariage autorisées jusqu'alors par la loi mosaïque, avaient été interdites pour l'avenir ; qu'ici encore il y a lieu de dire que si telle eût été la volonté du législateur, elle se serait manifestée en termes plus précis, et de manière à ne laisser place ni pour l'erreur, ni pour la surprise ;
- Attendu, au surplus, qu'à l'époque du mariage dont se prévalent Judas Zermati et Ricca Tabet, l'ordonnance dont il s'agit n'avait pas reçu encore son entière exécution ; qu'il ressort d'un document incontesté de la cause, que l'installation du grand rabbin et du consistoire d'Alger, institué en vertu de cette ordonnance, ne s'est réalisée que le 31 janvier 1847, date postérieure à celle de l'union attaquée ;
- Attendu que le rabbin de Jérusalem, dénommé dans l'acte de mariage, n'a point concouru au contrat comme ministre officiant, mais comme simple témoin ; que c'est en cette qualité seulement qu'il est désigné audit acte ;
- Attendu, en ce qui touche le quatrième moyen, qu'il repose sur une allégation complètement dépourvue de preuve-et formellement contredite par l'appelant ; qu'il est inutile dès lors de rechercher si le grief dont il est question constituerait, d'après la loi de Moïse, une cause de nullité du mariage intervenu ;
- Attendu, en ce qui touche le cinquième et dernier moyen, que les faits et documents de la cause, loin de justifier l'allégation de clandestinité sur laquelle se fonde ce grief, démontrent au contraire que l'union matrimoniale dont il s'agit a été contractée avec toute la publicité dont s'entourent les mariages des israélites indigènes ; que cette union ne s'est dissimulée, ni aux yeux de la première épouse, ni aux yeux des tiers, qu'elle a été suivie d'une cohabitation patente entre Ricca Tabet et Judas Zermati, dans le domicile de ce dernier ; que près de vingt années s'étaient écoulées dans cette situation, lorsque, pour la première fois, on a songé à contester à ladite Ricca Tabet, sa qualité de femme légitime, à ses enfants leur possession d'état d'enfants légitimes de Judas Zermati ;
- Attendu que si ces enfants ont été désignés sur les registres de l'état civil comme enfants naturels de ladite dame et de père inconnu, et que si plus tard Judas Zermati ne les a reconnus qu'en qualité d'enfants naturels, ces faits s'expliquent par les appréhensions qui étaient restées dans son esprit, à la suite des plaintes de sa première femme, des protestations et des démarches de divers membres de la famille de celle dernière, et l'intervention intimidante d'une assemblée prenant sans droits et sans titres, les pouvoirs d'une juridiction disciplinaire ;
- Attendu que le mariage attaqué étant reconnu valable, il y a lieu de reconnaître fondée aussi la demande de Judas Zermati et de Ricca Tabet, ayant pour objet de constater la légitimité des enfants nés de leur union.

Par ces motifs :
Reçoit 1° Ricca Tabet ; 2° Jacob Tabet, ès-qualité, qu'il agit, intervenants dans la cause; donne acte à Denina Zermati, femme Levi Bram, et à ce dernier comme l'assistant et l'autorisant, de leur déclaration qu'ils s'en rapportent à justice ; faisant droit à l'appel de Judas Zermati, et réformant le jugement qui en est l'objet, ordonne que les actes de naissance : l°de Mouni Zermati, en date du 21 janvier 1852; 2° de Ibrahim Raphaël Zermati, en date du 12 novembre 1855 ; 3" de Messaouda Zermati, en date du 15 mars 1858 ; 4" de Jacob Zermati, en date du 14 février 1861 ; seront rectifiés en ce que, au lieu d'énoncer que les enfants auxquels ils s'appliquent sont issus de père inconnu et de demoiselle Ricca Tabet, ils énonceront qu'ils sont enfants légitimes de Judas Zermati, négociant, et de dame Ricca Tabet, épouse de ce dernier, domiciliés ensemble à Alger ; annule les actes de reconnaissance de Mouni, Ibrahim-Raphaël, Messaouda et Jacob, en daté du 28 janvier 1862 ; ordonne que l'acte de décès de Jacob, en date du 17 juillet 1862, sera rectifié, en ce que le nom patronymique du décédé écrit Zarmati sera remplacé par celui de Zermati ; Ordonne en outre que ledit acte sera complété en ce que, au lieu d'énoncer simplement que Jacob Zermati est fils de Judas Zermati et de Ricca Tabet, il sera mentionné qu'il est fils légitime de Judas Zermati, négociant et de Ricca Tabet, épouse dudit Judas Zermati ; dit et ordonne encore qu'il sera dressé sur les registres de l'état-civil d'Alger acte de naissance d'Isaac Zermati, dans lequel il sera mentionné qu'il est né dans ladite ville, dans les derniers jours de février 1848, et qu'il est fils légitime de Judas Zermati et de la dame Ricca Tabet, épousé de ce dernier : ordonne la restitution de l'amende consignée, et vu la qualité des parties, compense les dépens.

Journal de la jurisprudence de la Cour impériale d'Alger ["puis" de la Cour d'appel d'Alger et de législation algérienne] 1865 (VOL7).(extrait)
Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, 8-F-1354

Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32798090f
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54874882/f1.image.r=R%C3%A9pertoire%20de%20jurisprudence%20alg%C3%A9rienne.langFR

(1&2) Cette solution est conforme à la jurisprudence constante de la Cour d'Alger. V. 19 janvier 1860 [Bec. 1860, p. 100 et la note.) Cette jurisprudence a été consacrée en principe par la Cour suprême. V. 15 avril 1862 (Rec. 1862, p. 188.)
(3) Le Serment more judaïco ou Serment Juif est une forme spéciale de serment, accompagnée par un certain protocole, que les Juifs étaient obligés de respecter dans les cours de justice européenne, jusqu'au début du XXe siècle, et qui était souvent humiliant voire dangereux. More Judaïco signifie en latin " d'après / par la coutume juive ". La question de la loyauté du serment juif était intimement lié à la signification que les autorités chrétiennes attribuaient alors à la prière du Kol Nidre récitée par les Juifs le jour de Yom Kippour : cette prière vise à délier une personne des vœux inaccomplis qu'elle aurait contractés envers Dieu au cours de l'année précédente ou à venir et était interprétée comme permettant aux Juifs de jurer à la légère, leurs vœux et serments envers des particuliers ou des tribunaux étant annulés chaque année. http://fr.wikipedia.org/wiki/Serment_more_juda%C3%AFco

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Mis en ligne le 08 sepiembre 2011

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