En août 1844, le sous-secrétaire d'État à l'Intérieur, sollicité par le ministère de la Guerre, demande qu'on établisse des statistiques pour apprécier à sa juste valeur le mouvement d'émigration qui n'a cessé de s'amplifier en France depuis le retour à la paix en Algérie.
Rien n'interdit de penser a priori que les régions centrales en contact avec le monde méditerranéen depuis le Moyen Age aient songé à la colonisation en pays musulman. D'ailleurs les migrants auvergnats participaient dans le passé à une colonisation bien plus lointaine, en Nouvelle-France (1660-1720), aux "Isles" et en Guyane (1). M. Poitrineau signale un peu plus tard le rachat de six Trinitaires en Afrique du Nord (2).
Au-delà de l'aspect des migrations temporaires très intenses aux XVII et XVIIIe siècles, certains auteurs se sont attachés à montrer au XIXe siècle l'hémorragie due aux migrations définitives. Le canton de Besse fournit 14 % d'émigrants au cours de la première moitié du XIXe siècle, puis 7 % entre 1860 et 1883 (3). Une étude sur la commune de Fernoël confirme point par point ces chiffres, soit 14 % de migrants définitifs entre 1836-1846, suivi d'un fléchissement sensible après 1866 en raison des travaux rémunérateurs dans le département. Tout le monde connaît par ailleurs l'émigration intérieure qui aboutit dans les années 1880 à une véritable colonisation de Paris (5). Il semble qu'il faille, d'après F. Raison, reporter ce phénomène dans les premières années du XIXe siècle (6).

UN PREMIER CONSTAT EN 1844

Le phénomène de la colonisation algérienne est à peine amorcé à ce moment tout comme dans le Cantal (7). Les statistiques par arrondissement donnent le résultat suivant :

Les renseignements complémentaires ne sont pas à négliger bien que les chiffres soient quelquefois d'un maniement difficile en raison des ratures, des corrections, d'une impression d'incertitude totale. Sur les 17 chefs de familles, 2 sont d'anciens militaires et il se peut que le nombre de soldats démobilisés sur place soit beau coup plus nombreux. Les statistiques mentionnent aussi les sommes d'argent qu'emportent les émigrants, 6 500 F à Clermont-Ferrand, 850 F à Riom, 1 600 F à Thiers. Ces chiffres, bien disparates, n'ont peut-être pas grande signification.
On attend d'être installé en Algérie pour vendre quelque bien de famille, ou bien on laisse les sommes en dépôt chez les notaires afin de pourvoir aux besoins des enfants qu'on viendra prendre plus tard, quand la situation sera moins précaire. Dans certains cas aussi, l'émigration est une émigration de la misère.

"Les émigrations, écrit le sous-préfet de Riom, ont pour cause le besoin d'ouvrage, le peu de ressources pécuniaires, le désir de voir améliorer les positions sociales, l'espoir de faire fortune."

Mêmes constatations à Issoire où l'on envisage à peine l'expatriation outre-mer :
"L'émigration n'est pas encore entrée dans les mœurs des habitants de l'arrondissement d'Issoire; elle n'a lieu que vers l'intérieur de la France, notamment par Paris et des départements qui l'environnent. En raison du retour au calme au Maroc et en Algérie, une demande de renseignement pour une concession de terre vient d'être enregistrée."

Le seul départ concerne une cantinière.
Le phénomène de migration temporaire semble d'ailleurs se répercuter sur l'émigration définitive. L'Auvergnat veut voir, veut savoir quel sera son nouveau genre de vie. Les plans des lots de colonisation ne lui suffisent pas. Si l'émigration outre mer ne lui plaît pas, il revient au pays.


Sur les 19 personnes enregistrées, 9 sont apparemment déjà de retour, ce qui explique le scepticisme administratif à Clermont.

"Depuis la conquête jusqu'en 1842, il n'y a d'émigration pour l'Algérie. Du moins on n'a aucun renseignement à ce sujet. Si quelques individus s'y sont rendus pendant cette période pour tenter la fortune (sic) ils en sont revenus après un court séjour."

Rien ne fait croire à un mouvement plus profond dans les années suivantes. Un seul émigrant a obtenu une concession de terre. Tous les autres individus sont sans ressources.

LES DEMANDES D'ÉMIGRATION (1844-1847)

Jusque dans les premières années du Second Empire, les archives marquent une grande incertitude. Les dossiers traitant de la colonisation en Algérie ne font mention que des demandes de départ. Elles nous montrent les catégories susceptibles d'envisager l'émigration. Une étude exhaustive demanderait à recouper ces demandes de départ par les passeports réellement délivrés.
Demandes de départ

Les cultivateurs demandent à partir isolés ou en groupe. Plusieurs demandes associées arrivent de la région de Billom ; or la demande individuelle est obligatoire.
La plupart ne demandent pas l'accession à la propriété en Algérie. Ils envisagent de devenir manœuvriers, terrassiers, c'est-à-dire ouvriers agricoles sur un domaine.
Dans le cas d'une demande de concession on cherche à faire intervenir des personnalités politiques. M. Terrasse- Verny d'Issoire demande le concours de M. Gizot de l'Anglade, député, pour une concession de 100 ha.
Philibert Margeride est appuyé par le préfet de la Loire-Inférieure pour un lot dans la région de Blidah.

"Nantes, 12 novembre 1843 M. Margeride Philibert, propriétaire autrefois d'un fonds de commerce à Clermont a quitté cette ville, il y a 9 ans, pour venir s'attacher près de Paris à l'exploitation agricole d'une fabrique de sucre de betteraves appartenant à mon frère; il a étudié avec soin et pratiqué sous la direction d'agronomes distingués, les meilleures méthodes d'agriculture; il avait déjà acquis les premiers principes de cette science en exploitant lui-même, pendant 12 ans, de petites propriétés qu'il possède à Vic-le-Comte et à Clermont..."
Il va sans dire que Margeride constitue un excellent candidat pour la colonisation. Une autre demande de concession émane de M. Andrieux, médecin à Thiers, pour un lot de 100 ha à Blidah. Il a à sa disposition 200 000 F pour la faire fructifier. Comme on le voit, à peine 10 % des demandes concernent une concession. Seule la bourgeoisie possède les fonds nécessaires.

Les artisans semblent de plus en plus intéressés par l'Algérie. Toutefois il ne faut pas toujours établir une différence totale entre artisans et paysans. Beaucoup d'artisans ont un genre de vie mixte. Les métiers les plus intéressés par l'expatriation sont les charrons, les maçons, les couteliers, les charpentiers, les plâtriers, les potiers. Rien à voir avec la palette des métiers des migrants temporaires. Le phénomène n'a pas assez d'ampleur pour qu'on puisse le mettre sur le compte d'une crise prérévolutionnaire.
La détresse est grave chez les manœuvriers, les terrassiers et sans doute les fils de famille. Une lettre de P. Vignal, ancien enfant de troupe, fils d'officier en retraite mort il y a 7 ans et privé de sa mère qui touchait une faible retraite, en dit long sur les aléas de la vie :

"Revenu il y a à peu près trois mois de Paris où l'on m'avait fait espérer un emploi dans la maison de Madame la Princesse Adélaïde, emploi qui ne m'a pas été accordé ; me trouvant à la suite des frais que ce voyage à Paris m'a occasionné, dénué de toute ressource"
P. Vignal conjure le préfet de lui accorder sa haute protection pour obtenir un passage gratuit et les autres avantages accordés aux Français partis comme colons.
Une avance serait nécessaire pour lui permettre d'acheter une paire de chaussures.
Quant aux autres renseignements, ils sont bien anodins. Plusieurs passages concernent d'anciens militaires, des épouses qui rejoignent leur mari. En ce qui concerne les enfants, l'administration refuse le départ des enfants en bas âge, ce qui explique sans doute les réticences de dernière minute.
" M. le Préfet à MM. les sous-préfets et maires, Je suis informé qu'un grand nombre de familles de cultivateurs qui, depuis un an, ont reçu des permissions de passage gratuit en Algérie ne sont pas encore arrivés à leur destination. Cependant le départ de ces familles ayant été annoncé aux autorités locales en Algérie, des dispositions ont été prises pour leur installation. Des emplacements leur ont été réservés et ces emplacements qu'on aurait pu utiliser depuis longtemps restent inoccupés. "
En conséquence la validité des passages gratuits est ramenée à trois mois. L'administration prononce aussi des déchéances de concession telle celle de Chrétien Vauzy, originaire de Montpellier et habitant Thiers. Le candidat à la colonisation ne s'est pas présenté dans les délais

LES COLONIES AGRICOLES DE 1848

Les colonies agricoles naissent d'une triple préoccupation. Celle du gouvernement qui veut purger Paris de son trop-plein d'ouvriers au lendemain des Journées de juin, celle des anciens officiers des ateliers nationaux qui recherchent une solution à la crise, enfin celle des gros colons qui veulent assurer le peuplement de l'Algérie. Lors de la séance du 19 septembre, la Constituante suit les propositions du général La Moricière qui prévoit l'installation de 12 000 colons qui recevraient une concession de 2 à 10 ha, une maison, du cheptel, des instruments aratoires, des semences. La population indésirable en France serait répartie en 42 centres. L'espoir est grand en France, on enregistre une centaine de milliers de demandes (8). Qu'en est-il dans le Puy-de-Dôme ?
Les premiers dossiers portent la date du 18 décembre 1848. Une quarantaine environ sont conservés aux archives avant l'abolition du système, le 25 avril 1851.
S'agit-il de tous les dossiers ? Les dossiers complets ont-ils été régulièrement acheminés au ministère sans laisser de trace aux archives ? Nous pensons qu'une quarantaine de demandes à peu près ont été faites. Ce chiffre est comparable à celui que va susciter la fièvre de l'or californien (1850).
En réalité, ces incertitudes sont à l'image de l'hésitation du gouvernement. Dès le 2 janvier 1849, la commission des colonies agricoles de l'Algérie ne suspend-elle pas ses travaux ? Et l'écho de l'échec de la colonisation agricole parvient rapidement dans les villages.
"Chaptuzat, 4.3.1849
Monsieur le sous-préfet,
Quelques habitants de la commune de Chaptuzat fatigués de la rigueur du temps désireraient passer en Algérie. Pour que je puisse les éclairer convenablement sur ce sujet, je vous prie de vouloir bien me faire connaître
1. s'ils pourraient être compris dans l'un des plus prochains convois de colonisation résultant du vote de l'Assemblée Constituante ;
2. à quelle époque probable l'administration se propose-t-elle de reprendre l'examen de cette mesure ;
3. en supposant que ces hommes ne puissent compter sur un départ proche, sur quels moyens ont-ils à espérer des secours du gouvernement pour passer en Algérie et une fois arrivés ont-ils la certitude ou au moins l'espoir fondé d'y trouver une concession de terre. "
En réponse à la demande du sous-préfet de Riom, l'administration du Puy-de-Dôme conseille d'instruire les dossiers. Les passages gratuits n'existent plus que pour les Français attendus en Algérie par un parent ou un propriétaire de terrain. Les passages sont aussi assurés pour ceux qui ont obtenu une concession et disposent de sommes minimum de 1 200 F.

Ces nouvelles dispositions font l'effet d'une douche froide. Les demandes se ralentissent d'autant que les paperasses à fournir à l'administration se font de plus en plus nombreuses : extrait de naissance, acte de mariage, certificat de libération du service, certificat de bonne vie et mœurs, certificat médical. Le certificat de bonne vie et mœurs n'est pas une simple formalité. Tel candidat est refusé pour débauche et profusion de biens, séparation de son épouse. On glisse visiblement vers l'empire moral. Inversement, on refuse aussi le départ de religieux qui ne peuvent justifier leur rattachement à une communauté établie en Algérie.
L'ensemble des dossiers se répartit comme à l'époque précédente, assez harmonieusement entre artisans et cultivateurs. A l'occasion, ils nous révèlent le dénuement des impétrants :

"Georges Coudert, cultivateur habitant le lieu de Bessat, commune de Vernines Aurières, canton de Rochefort-Montagne, arrondissement de Clermont-Ferrand a l'honneur de vous exposer que son peu de fortune ne lui permet pas de subvenir aux dépenses d'entretien et de subsistance de sa famille qui se compose de sa femme et de ses cinq enfants dont l'aîné est à peine âgé de 5 ans, que ne pouvant trouver dans sa commune ni dans les environs assez de travail pour s'occuper utilement et suppléer par son industrie à la modicité de ses ressources, il se propose d'aller s'établir en Algérie comme colon. "
Déjà un de ses parents, le nommé Bal, originaire de Neuville (commune de Vernines) s'est retiré avec sa famille en qualité de colon au lieu de Kleber (Afrique) où il s'occupe à défricher le sol qui lui a été concédé. Ce colon engage vivement l'exposant à venir le rejoindre. Jean Coudert, âgé de 52 ans, père du soussigné, homme robuste, extrêmement solide et intelligent, se propose à se joindre à lui pour le faciliter dans son exploitation et l'aider de son travail et de ses conseils...
L'expérience de la colonisation est arrêtée officiellement le 28 avril 1851 au reçu de la lettre du ministère de la Guerre. La commission des colonies agricoles a cessé ses travaux depuis l'été 1850. Elle a transmis les dossiers non réglés au ministère de la Guerre. Par suite du petit nombre de concessions disponibles, celui-ci considère toutes les demandes comme nulles et non avenues, à moins qu'elles ne soient renouvelées. Le ministère demande de donner priorité aux cultivateurs et anciens militaires. Sur l'ensemble des demandes, 4 seulement ont été retenues entre 1848 et 1851.

LES DÉPORTÉS DE 1852

La Seconde République s'implante facilement en Auvergne. Ses leaders sont des hommes parachutés depuis Paris, Altaroche, Trélat appuyés par Lavigne, d'Aubry et Goutay. Altaroche, rédacteur de la Caricature puis du Charivari est d'origine issoirienne. Désigné comme représentant du Puy-de-Dôme, il recueille plus de 100 000 voix (9). Ulysse Trélat, médecin, ex- journaliste à Clermont, est nommé commissaire extraordinaire du gouvernement. Mais dès la fin de l'année, c'est le reflux. Louis Napoléon Bonaparte écrase ses concurrents. Droite et modérés remportent 11 sièges sur 13 (10). Le coup d'État du 2 décembre 1851, s'il ne surprend personne, ne se heurte pas à une grande résistance. On signale bien une réunion clandestine près d'Issoire avec les républicains et les démocrates de Champeix et Manglieu.
A Clermont, place Saint-Hérem, 200 républicains se rassemblent au moment de l'arrivée de la malle-poste qui amène les nouvelles de Paris. A Thiers, les choses sont plus sérieuses : une manifestation éclate et la foule grossie des révolutionnaires de Chateldon envahit la mairie. Quelque 200 arrestations sont maintenues dans le département. Des tribunaux spéciaux fonctionnent à partir du printemps 1852.
La commission mixte comprend le préfet Crèvecoeur et le général Ballon, commandant la 20e division militaire. Elle prononce 99 déportations en Algérie, une trentaine d'expulsions et d'internements (?) et 19 acquittements (11).
Extrait de la liste des citoyens condamnés à la déportation

La répartition par centres urbains fournit les chiffres suivants : Clermont-Ferrand, 14 ; Issoire, 14 ; Thiers et ses environs, 23 ; Chateldon, 8 et Ambert, 4. Soit un total de 63. Le restant concerne des artisans et des cultivateurs des communes suburbaines.
L'" Algérie plus " signifie l'emprisonnement dans un fort ou dans un camp de travail. L'" Algérie moins ", le libre choix de la résidence. Cette dernière alternative offre plus de chances de survie. En général, les hommes condamnés à la peine minimale ont choisi comme résidence Oran et ses environs. Dans certains cas, ils ont été rejoints par leurs épouses, l'administration étant trop contente de se débarrasser de la présence de témoins d'un passé récent. Nous avons des traces dans les demandes de passage gratuit en Algérie. Ainsi Mme Petit, épouse Fargheon, entrepreneur des messageries à Vic-le-Comte, chargée de famille nombreuse, Mme Gaillard, épouse Guerrier, Mme Guillaume, épouse Germaix et encore Mme Brun.

" Le pays gagnera, écrivent les autorités, au départ de la dame Germaix et de ses fils. "
La transportation n'a d'ailleurs pas été si simple. Certains transportés ont été condamnés par contumace et n'ont été repris qu'après plusieurs mois, ou même années de vie clandestine. Michel David, coutelier à Saint-Rémy s'est caché pendant 5 mois et n'a été transféré en Algérie qu'après 4 mois de cellule à Paris.
Noellet Vergne a réussi à se soustraire pendant 2 ans aux recherches et sa peine a été commuée en surveillance.
D'autres ont été rendus malades par tous ces tracas. François Vacher, marchand à Issoire, séjourne dans les casemates du fort de la vitriolerie à Lyon.
Jean Cornet, voiturier à Celles, ne verra jamais les rives de la nouvelle colonie.
En Algérie, les condamnés à 5 ans, 10 ans de déportation sont internés à Douera, Birkadem et Lambèse. Dans ce dernier camp, Monton la Bastide, de Riom, est choisi par ses camarades comme représentant des déportés. Sa forte personnalité qui se refuse à toute compromission, l'expose à la vindicte du général Pélissier.
Proposé à plusieurs reprises pour rentrer, son retour se heurte ensuite à l'opposition du préfet Crèvecoeur.
"Si celui-ci rentre, je ne réponds plus de la tranquillité du département. "
En effet, les mesures de grâce interviennent assez rapidement après 9 mois, 1 an et demi de séjour. Gilbert Sauvage, vigneron de Chateldon, revient dès 1853.
Germaix sollicite un passage gratuit pour sa famille en 1856. Toutefois la liberté au retour en France n'est souvent que provisoire. Une étude systématique des archives ferait sans doute découvrir la détresse de ces hommes, remis en prison, après l'attentat d'Orsini. Jean Peghoux, agréé au tribunal de commerce à Issoire, est repris en 1858 et emmené à Marseille et de là à Oran. Guerrier, ex-gérant de l'association des cordonniers, arrêté le premier de tous pour avoir séquestré le préfet, ne rentre de Sidi Bel Abbès qu'en 1859. Plus tard, en 1881, le gouvernement a cherché à indemniser les victimes du coup d'État. Il n'y a que peu de survivants.
Certains sont morts à Douera. D'autres ont préféré changer de département. Chomette, ex-conseiller général de Thiers, vit à Bellegarde (Loiret) chez son fils. Mongheal, ex-sellier à Issoire, vivrait en Egypte. Nous ne voyons pas d'installation définitive en Algérie, à part peut-être celle de Germaix, devenu inspecteur des bâtiments civils à Oran, en 1858. La solidarité entre républicains aurait-elle joué ? (12)

L'ÉMIGRATION SOUS L'EMPIRE (1852-1870)

La répression consécutive au coup d'État et la déportation en Algérie, sinon à Cayenne, n'a pas dû relever l'image de marque de la nouvelle colonie d'Afrique du Nord. Aussi le ministère de l'Intérieur sent-il la nécessité, outre sa réclame pour les Annales de la colonisation, d'orienter les populations désireuses d'émigrer.
"Paris, le 16 août 1852 Monsieur le Préfet, La population de quelques départements dépasse ce que peuvent utiliser les travaux de l'agriculture et ceux de l'industrie. Des familles dont les bras ne trouvent pas à s'employer quittent ces départements pour aller chercher, dans les États du Nouveau Monde, du travail et des moyens d'existence. Si elles étaient mieux informées des facilités et des ressources offertes aux colons en Afrique, elles préféreraient sans aucun doute aller s'établir tout près de la mère-patrie, sur une terre française, où elles retrouveraient notre langue, nos habitudes, notre législation et la protection directe du gouvernement. "
A vrai dire, à part une courte flambée en 1850 vers les U.S.A., le département du Puy-de-Dôme reste comme réfractaire aux départs. L'étude des passeports intérieurs et extérieurs permet d'évaluer cette allergie à l'expatriation.

L'extrême faiblesse de ces départs tient-elle à une sélection sévère, au rejet systématique des candidatures ? Il ne semble pas. Bon an, mal an, il n'y a qu'une poignée de demandes et encore s'agit-il souvent d'épouses de colons déjà établis en Algérie qui demandent des passages gratuits pour rejoindre la colonie.

Rapport demandes/départs pour l'Algérie (1854-1863)

Après 1863, nous ne possédons plus qu'un ensemble disparate d'états nominatifs semestriels avec une émigration décroissante. Du point de vue social, les artisans continuent à l'emporter, comme avant 1848, sur les agriculteurs. Il s'agit le plus souvent d'anciens militaires qui retournent avec plaisir en Afrique du Nord. Dans quelques cas aussi, il y a volonté ferme de réunir les familles dispersées de part et d'autre de la Méditerranée.

"Blidah, 17.2.55
Chère mère
Je ne saurais assez vous exprimer la joie que nous éprouvons en voyant que vous êtes assez bonne pour venir rester avec nous et nous amener notre enfant que nous désirons tant. Il y a 5 ans que nous ne l'avons vu. Pour que le bonheur soit complet, il faut que mes sœurs et mon beau-frère viennent aussi ; vous ne seriez pas heureuse d'avoir la moitié de vos enfants ici et l'autre en France. Nous avons de l'emploi pour tous, ma sœur Jeanny s'occupera à la culture du coton et du tabac dans la concession que nous venons d'acheter; mon beau-frère est attendu par M. Grinberg, tailleur, pour être premier coupeur (famille Message de Clermont). "
Cette histoire des enfants restant au pays peut devenir un véritable drame, surtout quand il s'agit de femmes qui essaient de refaire leur vie en Afrique.
"Combrailles, le 5.12.51
... et bien voici qu'elle a été la position de votre fille depuis votre séparation indigne d'avec elle, je dis séparation indigne parce que je ne puis comprendre comment une mère puisse laisser son enfant chez une sœur misérable, sans s'inquiéter si elle peut lui donner du pain ; cela est-il bien, je vous le demande. Oh non ! Eh bien depuis votre départ de Combraille, époque â laquelle vous faisiez la grande dame, votre fille a couché dans les granges et les étables, demandant un morceau de pain aux personnes charitables qui s'en privaient souvent pour lui en donner, tant elle leur faisait pitié... Après cela votre sœur l'a placée chez un maître à Mérinchal (Creuse) où elle gagne 6 F par an et quelque peu d'entretien (le maire de Combraille). "
Pareille lettre se passe de commentaire. Mais il faut encore se demander où se dirige cette colonisation. En partie vers Oran et son arrière-pays, à Sidi bel Abbès où la famille Molter appelle nombre de compatriotes d'Issoire. Mais les préférences vont à Guelma et la région de Constantine. Là, les Auvergnats déjà installés procurent du travail à leurs compatriotes ou acceptent de prendre les apparentissages des enfants que leur famille n'arrive pas à nourrir.
"Constantine, le 24.3.1862
M. le Préfet
... ayant besoin d'un ouvrier pour cultiver ma concession en Algérie, je viens vous prier d'avoir la bonté d'accorder un passage gratuit au sieur Charles Chambon, âgé Agé de 38 ans ainsi qu'à sa femme âgée de 20 ans, Marguerite Bonnefon habitant aux Martres d'Artières qui se sont engagés à venir eux même travailler sur mon terrain.
signé colon nommé Depaire"

Néanmoins, pour une lettre qui arrive au destinataire, combien d'appels restent sans réponse. Il y a des gens qui écrivent trois, quatre lettres pour partir en Algérie sans pouvoir toucher de correspondant.
Après 1870-71, les conditions de départ deviennent encore plus difficiles. Les dossiers de demandes conservés aux archives n'ont plus aucun intérêt. Il arrive par année trois à quatre demandes, mais comme les postulants ne peuvent justifier des sommes exigées par l'administration, soit 1 000 F à 6 000 F au tournant du siècle, le faible ruisselet qui alimentait l'Algérie se tarit. La colonie devient un thème de propagande dans les journaux ou matière à discours lors des cérémonies de fin d'année dans les collèges et lycées. Paris est certainement une colonie plus rentable (13).

Francis Koerner Le Puy-de-Dôme a-t-il été allergique à la colonisation de l'Algérie (1844-1870) ?
In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°43, 1987. pp. 138-150. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1987_num_43_1_2146

NOTES ET RÉFÉRENCES
1. R. Douville, L'apport de l'Auvergne et du Massif Central dans le peuplement de la Nouvelle France, Cahiers des Dix, 1968.
2. A. Poitrineau, "Aspects de l'émigration temporaire et saisonnière en Auvergne au xvine siè cle", Rev. d'hist. mod. et contemp., 1964.
3. B. Busseuil, L'émigration en Auvergne, les diverses catégories d'émigrants, mémoire de PAcad. de Clermont, 1883.
4. Ch. Rouchon, "L'émigration", Revue d'Auvergne, 1949.
5. R. Girard, Quand les Auvergnats partaient conquérir Paris, Fayard, 1979.
6. F. Raison-Jourde, La colonie auvergnate de Paris au XIX' siècle, Paris, 1976.
7. A. Trin, "L'émigration cantalienne en Algérie", Revue de la Haute-Auvergne, 1969. Première mention d'émigration en 1839.
8. C.-A. Julien, Histoire de l'Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1964.
9. J. Larat, Panorama des lettres en Auvergne, Clermont-Ferrand, 1965.
10. A.-G. Manry, Histoire d'Auvergne, Clermont, Volcans, 1965.
11. J. Valentin, "Les répressions du coup d'État du 2 décembre 1851 ", Revue d'Auvergne, 1951.
12. Ch.-A. Julien, L'Algérie, terre de transportation, op. cit., p. 388.
13. Les dossiers des archives du Puy-de-Dôme concernant l'Algérie sont les dossiers de la série M, M0434 à M0438 et M0661 et encore M03119.

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Mis en ligne le 15 août 2011
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