Consulat de M. d'Arvieux.
L'intérim du Père Le Vacher, qui avait une profonde connaissance des affaires d'un pays habité par lui depuis plus de vingt-cinq ans, fut très paisible ; les Reïs dépensaient leur activité à courir sus aux Hollandais, qui subirent de grosses pertes.
Cependant, à la suite d'un conflit qui avait éclaté entre le gouverneur du Bastion et le directeur de la Compagnie, le désordre s'était mis dans les Établissements. Le chevalier d'Arvieux fut chargé d'apaiser ce différend, et reçut en même temps la charge de consul. C'était un assez singulier personnage ; ses mémoires révèlent un contentement de lui-même qui arrive souvent au comique. Fort infatué d'une noblesse douteuse (son oncle signait Laurent Arvieu, et lui-même est nommé Arvieu par tous ses concitoyens) il qualifie l'érudit captif duquel nous parlons plus loin(1) de : " un sieur Vaillant, qui se dit homme du Roy, parce que M. Colbert l'a envoyé chercher des médailles ; " il nous apprend qu'à son débarquement, il avait : " sa canne, son épée, et un habit assez propre pour être distingué de tous ceux qui l'accompagnaient. " A l'en croire, il a été le collaborateur de Molière, et le roi, après la première représentation du Bourgeois Gentilhomme, a dit : " On voit bien que le chevalier d'Arvieux y a mis la main. " Il arriva à Alger le 10 septembre 1674, et fut assez mal reçu par Baba-Hassan, auquel déplurent les allures un peu trop hautaines du nouveau venu. Il n'aurait même pas pu arranger les affaires du Bastion, si le gouverneur protégé du Dey, Jacques Arnaud, n'était venu à mourir au cours des négociations. Enfin, malgré les intrigues d'un certain Marseillais du nom d'Estelle, celles des Anglais et du Génois Lomellini, gouverneur de Tabarque, qui voulait acheter les Établissements, il fit nommer le sieur Lafont, son candidat. Celui-ci se conduisit assez mal, et suscita de nouvelles difficultés. M. d'Arvieux réclamait depuis son arrivée vingt-cinq Français, pris par Mezzomorto sur un vaisseau livournais. On sait que les Algériens déclaraient de bonne prise les passagers des navires ennemis ; ceux-ci étaient presque tous des gens de loisir, qui, au moment de leur capture, se rendaient à Rome, pour y assister aux fêtes du Jubilé ; le célèbre numismate Vaillant se trouvait parmi eux, et le reïs qui les avait pris en espérait une riche rançon. Ce corsaire était un personnage considérable, que le Dey craignait de mécontenter ; aussi opposait-il au consul grief pour grief, demandant, qu'avant tout, on lui rendit l'équipage d'une barque qui était venue s'échouer à Port-Vendres en fuyant les galères d'Espagne ; les Turcs qui la montaient avaient été capturés, au mépris de tout droit, et envoyés aux galères de Marseille.

Le P. Le Vacher
Le Père Le Vacher s'était très activement occupé de cette affaire, n'avait pas eu de peine à démontrer au Conseil Royal l'injustice de la détention des Turcs, et avait obtenu des ordres pour qu'ils fussent rapatriés. Comme toujours, l'exécution des injonctions du Roi avait été entravée par la mauvaise volonté des capitaines des galères, peu satisfaits de voir démonter leurs chiourmes ; de plus, quelques-uns des forçats étaient sur mer, et il fallait attendre qu'ils revinssent. M. d'Arvieux eut pu tirer un bon parti des instructions données par Colbert et Seignelay à l'intendant des galères et aux échevins de Marseille, qui avaient reçu l'ordre de hâter la libération des captifs par tous les moyens possibles.

Réclamation des Turcs détenus en France
Mais, au lieu de se servir de ces lettres pour montrer au Dey et au Divan que l'on était tout disposé à leur faire justice, il gâta tout par ses emportements, sa jactance et ses menaces. Il fit un tel esclandre à l'assemblée du 2 février 1675, qu'il souleva contre lui un orage violent: il fut un instant question de lui faire un mauvais parti, et il ne dut son salut qu'à l'opinion que les Turcs conçurent de lui, et qu'ils traduisirent en lui donnant le surnom de Dely (fou)(2). II fut cependant forcé de se retirer et de ne plus paraître au Conseil, laissant le soin des affaires au Père Le Vacher, qui obtint presque immédiatement la relaxation de Vaillant ; le Dey fit même rendre au savant de précieuses médailles qui lui avaient été prises, et le chargea d'une lettre pour Louis XIV. Il y affirmait son désir constant de conserver la paix, et priait le roi de l'aider à le faire en renvoyant les captifs le plus tôt possible, et en changeant le consul. Il demandait le retour de M. Dubourdieu, disant qu'il plaisait à tout le monde, et qu'il était aussi apte à tout concilier que son successeur l'était peu. Sur ces entrefaites, M. d'Arvieux, se voyant inutile, et ayant appris que le Divan voulait le faire embarquer de force, partit le 30 avril. Avant son départ, il alla prendre congé d'Ismaïl Pacha " qui se mêlait si peu des affaires qu'il fut extrêmement surpris à cette nouvelle ", et qui " se plaignit de l'esclavage où il était. " Arrivé en France, le chevalier adressa à Colbert plusieurs lettres de doléances, auxquelles on n'accorda que le peu d'attention qu'elles méritaient. Il fut remplacé dans sa charge par le Père Le Vacher, qui dut se faire violence pour accepter des fonctions que son âge et ses infirmités lui rendaient presque insupportables.
Les premières années de son consulat furent assez tranquilles, malgré les intrigues des Anglais et des Hollandais, qui prodiguaient les présents pour faire déclarer la guerre à la France. Une croisière portugaise tenait la mer, sous les ordres de Magellanez ; elle n'empêcha pas les Reïs de venir ravager les environs de Lisbonne en 1675 et 1676. Au mois de juillet 1675, les Espagnols d'Oran dirigèrent une expédition jusque sous les murs de Tlemcen ; ils furent repoussés, et les indigènes vinrent les bloquer dans leurs possessions ; Baba Hassan envoya quelques janissaires pour aider les assaillants ; le siège dura trois ans, et les deux armées furent décimées par la peste ; en janvier 1678, la garnison de la ville fit une sortie dans la plaine de Meleta, tua beaucoup de monde aux Arabes, et ramena huit cents prisonniers ; mais, au mois de juin, Oran était de nouveau investie, et les Algériens barraient rentrée de son port. Cette même année, l'escadre anglaise, sous les ordres de Narborough, fit une démonstration sur Alger, et y lança quelques boulets ; deux batteries de quinze pièces, nouvellement construites, l'éloignèrent ; la croisière continua sous les ordres de Herbert.
Les forces du Consul n'étaient pas à la hauteur de son courage ; les souffrances qu'il avait essuyées à Tunis avaient ruiné sa santé, et il était presque perclus par suite de douleurs rhumatismales. Dès le commencement de 1676, il avait demandé son remplacement, faisant savoir à Colbert que le Dey et le Divan verraient avec plaisir revenir M. Dubourdieu. En 1677, il fut de nouveau frappé de la peste ; il ne s'en sauva qu'avec peine, et une nouvelle infirmité, l'éléphantiasis, vint lui rendre l'exercice de sa charge de plus en plus pénible. Cependant il était parvenu à faire relaxer les vingt-cinq Français pris sur le navire livournais, en s'engageant personnellement pour les Turcs de Port-Vendres ; mais, au lieu de se conformer aux ordres du Roi, l'Intendant des galères, plus soucieux de la qualité de ses chiourmes que de la paix publique, ne renvoya que quelques Maures estropiés ou hors de service. Le Divan, en présence de cette satisfaction dérisoire, eut une telle explosion d'indignation, que le P. Le Vacher eut beaucoup de peine à la calmer. Il remontra que le Roi avait été trompé, promit que les coupables seraient punis, et l'erreur réparée.
A force d'instances et de réclamations, il finit par y arriver. Cet incident était à peine terminé, qu'il en survint un nouveau, de la même nature que le précédent, mais dont les conséquences allaient être autrement graves. Une barque, montée par sept Algériens, qui fuyaient le dur esclavage des galères d'Espagne, fut amarinée par un vaisseau français, qui, après s'en être emparé sans résistance, conduisit l'équipage au bagne de Marseille. Le Divan demanda la mise en liberté de ces malheureux, et le Consul s'occupa activement de l'obtenir ; mais ce fut en vain qu'il représenta l'injustice de l'action commise, et l'irritation qu'elle excitait à Alger. On s'obstina à ne pas le croire, à traiter cette affaire de vétille ; on finit par déclarer " qu'il était indigne de la grandeur du Roi de traiter avec de la canaille et des corsaires. " Le P. Le Vacher, de plus en plus malade, dégoûté de tout ce qui se passait, et prévoyant l'issue fatale, ne cessait de solliciter son changement.

Mission de M. de Tourville
C'est inutilement que M. Denis Dussault, qui venait de prendre la direction des Établissements, s'efforçait de faire comprendre à la Cour les graves inconvénients d'une rupture pour le commerce ; cet homme très intelligent et très dévoué, qui rendit les plus grands services, et aux théories duquel il fallut bien revenir plus tard, ne fut pas plus écouté à ce moment que le Consul(3). Sur ces entrefaites, M. de Tourville fut envoyé à Alger avec son escadre pour y réclamer les Français pris sur des vaisseaux étrangers. Il fut reçu avec les plus grands honneurs ; le Dey lui accorda ce qu'il demandait, tout en faisant remarquer que la teneur des traités ne l'y obligeait pas. L'Amiral obtint, séance tenante, la modification de l'article litigieux, embarqua les captifs, et mit à la voile pour Tunis. Le lendemain de son départ, les Algériens s'aperçurent que deux esclaves s'étaient enfuis à bord des vaisseaux du roi ; le consul fut déclaré responsable, et incarcéré ; mais il fut relâché au bout de quelques jours, grâce à la vénération qu'il avait su inspirer aux Turcs par ses hautes vertus.

Traité avec la Hollande.
L'année suivante, les Hollandais, qui imploraient en vain la paix depuis plus de six ans, prodiguant à cet effet des présents et des promesses, obtinrent un traité, qui fut signé le 1er mai ; ils s'engageaient à fournir tous les ans des câbles, des mâts, de la poudre, des projectiles et des canons ; le comte d'Avaux, ambassadeur de France à la Haye, protesta hautement, et déclara que les navires ainsi chargés seraient traités en ennemis. Au reste, cet arrangement ne servit pas à grand chose aux États, dont le consul était mis aux fers quelques mois après, et dont les captifs peuplaient les bagnes

Ravages des Reïs
Les ravages des Reïs ne se ralentissaient pas ; en 1679, on les avait vus aux Açores ; en 1681, près de Naples, puis en Sicile, en Corse et aux États Pontificaux, où ils étaient venus prendre dix tartanes sous le canon de Civita-Vecchia.
Le 14 septembre 1680, Duquesne se présenta devant le Dey, qui, en réponse à l'exposé de ses griefs, lui réclama les Turcs des galères de Marseille. La peste continuait ; au mois de février 1681, la poudrière du fort Bab-el-Oued sauta : quatre cents maisons furent démolies, et il périt beaucoup de monde. MM. Hayet et de Virelle furent envoyés par la Cour pour demander l'exécution des traités, et obtenir " qu'il fût déclaré que les Français ne pourraient plus être esclaves à Alger, de quelque manière qu'ils eussent été pris. " Le Divan y consentit, à condition que les Algériens injustement détenus depuis si longtemps lui seraient renvoyés ; l'accord fut conclu sur ces bases, et la paix semblait assurée, lorsqu'on apprit par les lettres des captifs que, loin de briser leurs fers, on venait de les rembarquer sur les galères de l'escadre du Levant. Cette mauvaise foi excita une indignation générale, et, après un ultimatum qui fut dédaigneusement accueilli à Versailles, la guerre fût unanimement déclarée à la France dans la séance du 18 octobre 1681. Les prédictions de M. Dussault ne tardèrent pas à se réaliser ; un mois après la rupture, les Reïs avaient déjà pris vingt-neuf bâtiments français, et fait trois cents esclaves.

Traité avec l'Angleterre
Dans les quatorze dernières années, les Anglais s'étaient vu prendre trois cent cinquante navires, et six mille matelots ; ils profitèrent des hostilités pour obtenir un traité fort onéreux, que le P. Le Vacher qualifie de : " La paix la plus honteuse qu'on puisse imaginer. "

Déclaration de guerre à la France
La France se préparait à la guerre ; les galiotes à bombes de Renau d'Eliçagaray se construisaient activement, et le Roi se disposait à donner l'ordre à Duquesne d'aller à Alger, de " l'incendier et de le détruire de fond en comble. "

Fuite de Hadj'-Mohammed-Treki - Baba-Hassan
Le vieil Hadj' Mohammed, inquiet de la tournure que prenaient les événements, s'embarqua secrètement sur un de ses vaisseaux, et s'enfuit à Tripoli, abandonnant sa charge à son gendre Baba Hassan, qui était, depuis longtemps, le véritable maître. Son dernier acte fut la nomination de Si Abd-el-Kader, fils de Si Mohammed Amokran, qui fut reconnu chef des trois fractions des Ouled-Barbacha, à titre indépendant des Beys de Constantine. Le nouveau Dey marcha contre les Marocains qui assiégeaient Tlemcen, et les força de rentrer chez eux ; il les eut sans doute poursuivis, s'il n'eut été rappelé à Alger par la crainte de l'attaque des Français.

Les deux bombardements de Duquesne

En effet, Duquesne était parti de Toulon le 12 juillet 1682. Dussault avait inutilement envoyé à M. de Seignelay mémoires sur mémoires ; il y avait vainement remontré que cette guerre devait être fatale à la France parles pertes immenses qu'elle causerait au Trésor. Il disait qu'il était préférable de se désister de quelques articles des traités, que les Algériens ne voulaient plus admettre, tel que celui qui concernait les Français trouvés sur les bâtiments ennemis d'Alger, ce qui ne pouvait être qu'avantageux à notre marine, à cause du nombre des marins qui allaient servir à l'étranger, attirés par les bénéfices qu'ils y trouvaient(4) ; qu'il fallait rendre les Turcs de Marseille, et faire la paix avec le Divan, moyennant qu'il déclarerait aussitôt la guerre à la Hollande et à l'Angleterre ; " de cette manière, la France, disait-il, aura le monopole du commerce dans le Levant et la Barbarie, et s'enrichira en raison des pertes que feront les autres nations. "
Tout cela était très juste ; mais la voix de l'orgueil l'emporta sur celle de la raison.
Le 25 juillet, Duquesne parut devant Cherchel, qu'il canonna, détruisant en quelques heures la redoute du rivage, et brûlant deux navires ; le 29, il donnait devant Alger son ordre de bataille à la flotte, qui se composait de quinze galères, onze vaisseaux, deux brûlots et cinq galiotes à bombes. Pendant quinze jours, il manoeuvra dans la rade, et le 15 août, renvoya les galères, qui lui étaient inutiles. Le 20 au soir, on prit les postes de combat. Le front de mer de la ville était armé de cinquante canons ; l'îlot, de cinquante ; la tour du fanal, de vingt-sept, en trois batteries étagées ; le fort des Anglais, de dix ou douze ; les batteries de Bab-el-Oued et de Bab-Azoun, de quinze chacune. Dans la nuit du 20 au 21, on fit le premier essai des bombes, et l'on reconnut que la distance était trop grande. Le feu ne recommença que le 26 au soir ; quatre-vingt-six bombes furent lancées sans grand succès Pendant la nuit du 30, les mortiers en envoyèrent cent quatorze, qui firent de grands dégâts, ainsi qu'on l'apprit par un esclave fugitif. Le 3 septembre, les Reïs tentèrent une sortie, qui fut vigoureusement repoussée ; le 4, au matin, ils prièrent le P. Le Vacher d'aller, de leur part, demander à l'amiral à quelles conditions il cesserait le feu ; celui-ci refusa de répondre au consul, déclarant qu'il ne voulait entendre que les délégués du Divan, munis des pouvoirs nécessaires pour traiter, et le feu continua jusqu'au 12, tout le temps que le vent ou l'état de la mer le permit.
Malgré leurs pertes, les Algériens ne firent plus aucune tentative d'accommodement ; Baba-Hassan faisait surveiller la ville par des hommes dévoués, et tous ceux qui murmuraient étaient immédiatement décapités. Le 12 septembre, le temps devint trop mauvais pour les galiotes, et Duquesne partit, laissant les soins de la croisière d'hiver à M. de Lhéry. Il avait écrasé une cinquantaine de maisons et tué cinq cents habitants ; mais il n'avait obtenu aucun autre résultat. Une médaille commémorative, qui eût pu être consacrée à des actions plus glorieuses, fut frappée à cette occasion. Le P. Le Vacher avait couru de grands dangers ; sa maison avait été visitée par quelques projectiles, quoique couverte par le drapeau blanc du Consulat ; il est vrai de dire que les mortiers tiraient au hasard, et que les bombes crevaient souvent à moitié chemin, et quelquefois même au départ. A son arrivée en France, l'amiral fit subir aux galiotes les modifications nécessaires, et s'occupa de se procurer des munitions de meilleure qualité ; car l'expédition de 1683 était déjà résolue. Au commencement de cette année, la peste redoubla, et fut suivie de la famine ; le prix des vivres décupla. Les Hollandais rachetèrent des captifs pour 52.000 écus.
Duquesne partit de Toulon le 6 mai, avec vingt vaisseaux ou frégates, sept galiotes, deux brûlots, et trente flûtes, tartanes ou barques. Seize galères devaient venir le rejoindre. A la sortie du port, il fut assailli par une violente tempête, qui lui enleva quelques chaloupes et lui occasionna des avaries graves, qu'il fallut aller réparer, ce.qui amena un retard considérable. La flotte ne parut devant Alger que le 18 juin, et prit son poste le 23. Le bombardement fut contrarié d'abord par le mauvais état de la mer, ne commença que le 26 au soir, sans sommation préalable, et continua le 27, sous le feu des Algériens, qui semblent avoir manqué de bons artilleurs. Le 28, Le Dey envoya à bord du Saint-Esprit un parlementaire, accompagné du P. Le Vacher, que Duquesne ne voulut pas recevoir. Il se montra cruel pour ce vieillard, auquel sa charge, pour ne pas parler de ses vertus personnelles, eût dû valoir plus d'égards. La première fois, il ne laissa pas accoster son embarcation et lui parla du haut de la galerie de poupe ; deux jours plus tard, quand il amena les otages, aucun siège ne lui fut offert, et, comme il ne pouvait se soutenir sur ses jambes enflées et malades, il dut s'asseoir sur un affût de canon. Ce fut là que l'amiral, après l'avoir traité durement, termina par ces mots : " Vous êtes plus Turc que Chrétien. - Je suis prêtre, " répondit simplement celui qui, un mois après, devait mourir avec tant de courage.
L'amiral déclara qu'il entendait n'avoir affaire qu'aux Turcs ; il répondit à l'envoyé qu'il ne permettrait les ouvertures de traité que lorsque tous les captifs français auraient été rendus, et le congédia brusquement. Après quelques démarches inutiles, un court armistice de moins de vingt-quatre heures fut accordé, pour donner le temps de rechercher les esclaves chez leurs différents maîtres.

Mezzomorto
La politique extérieure des Deys se trouvait, comme leur politique intérieure, dominée par la question financière. La Course étant le principal revenu, il ne pouvait pas être question d'y renoncer, et les premiers qui, sous l'influence de la terreur causée par les bombardements, essayèrent de le faire, tombèrent sous les coups de la Milice, qu'ils ne purent pas solder régulièrement. Ils avaient cependant essayé d'ouvrir une nouvelle source de richesses, en soumettant par la force des armes le Maroc et Tunis à leur payer un tribut annuel ; mais les Chérifs se dérobèrent rapidement au joug, et, à l'Est, il fallut multiplier les expéditions pour faire respecter les engagements pris par les vaincus ; il en résulta que les frais absorbèrent et dépassèrent quelquefois le produit ; les territoires Indigènes, ravagés par le passage des troupes, refusèrent l'impôt ; on dut abandonner cet expédient, et recommencer à faire la guerre aux marines européennes de second ordre. Mais on ne retrouva plus les anciens Reïs guerriers, ni l'enthousiasme du début, alors que tout Alger s'intéressait à la Course, que ses galères agiles étaient les reines delà Méditerranée, et que la moindre barque attaquait hardiment des bâtiments dix fois plus forts qu'elle ; les grands corsaires étaient tombés tour à tour sous le canon des croisières et sous les coups des chevaliers de Malte ; les armateurs s'étaient dégoûtés d'une spéculation devenue trop aventureuse ; les navires marchands, bien armés et bien commandés, se défendaient avec avantage ; il devint nécessaire de créer une marine de guerre ; les Deys établirent des chantiers de construction, et un service de conservation des forêts, qui prit le nom de Kerasta, et fut confié à un chef kabyle de la famille de Mokrani ; ils se procurèrent des ingénieurs et des fondeurs d'artillerie, achetèrent ou se firent donner des frégates et des vaisseaux, et en construisirent quelques-uns. La Suède, la Norvège, le Danemark et la Hollande se soumirent à leur fournir des canons, des munitions et des agrès, malgré les plaintes de la France et de l'Espagne. Cette concession humiliante ne leur donna pas la paix, et tous les petits États continuèrent à être victimes de la piraterie. Elle était devenue une ressource officielle, inscrite au budget de la Régence ; lorsqu'une des nations dont il vient d'être question demandait à conclure un traité qui lui assurât la sécurité des mers, on exigeait d'elle un tribut annuel équivalent aux pertes qu'elle eût pu faire ; on verra souvent, dans le cours de cette histoire, la même prétention se reproduire. Le Royaume des Deux-Siciles, la Toscane, Venise et Raguse s'y soumirent successivement. A l'exception de la France, de l'Angleterre, de la Russie et de l'Espagne, toutes les nations maritimes durent accepter les unes après les autres les conditions imposées. Elles avaient d'abord cherché à s'y soustraire en traitant directement avec la Porte ; celle-ci, trop orgueilleuse pour avouer qu'elle n'avait plus aucune espèce d'autorité à Alger, accordait ce qui lui était demandé, et faisait accompagner l'ambassadeur chrétien par un Capidji, porteur d'un firman qui prescrivait au Dey de respecter le pavillon des alliés de sa Hautesse. En tout cas, c'était lettre morte ; mais la réception n'était pas toujours la même. Si l'envoyé arrivait à un bon moment, où la Course avait été fructueuse et où régnait l'abondance, il était reçu avec les plus grands honneurs apparents ; mais on le raillait, en lui représentant que le Sultan était trop juste et trop bon pour vouloir que ses fidèles sujets mourussent de faim ; qu'il avait sans doute été induit en erreur ; qu'au surplus, on était prêt à obéir, si Constantinople voulait se charger de la paie de la Milice ; et il fallait que la délégation se retirât sans avoir rien pu obtenir. Mais si sa venue coïncidait avec quelque désastre, peste, famine, défaite sur terre ou sur mer, l'accueil se ressentait de l'humeur farouche des Algériens ; le vaisseau turc ne pouvait même pas s'approcher des forts de la ville sans être menacé du canon, et se voyait sommé de s'éloigner à la hâte ; cet affront fut sans cesse renouvelé et resta toujours impuni.

Le 29, à midi, on en ramena cent quarante-un ; le 30, cent vingt-quatre ; le 1er juillet, cent cinquante-deux ; le 2, quatre-vingt-trois ; enfin, à la date du 3, il ne restait plus de prisonniers à rendre, et le Divan avait obéi, " sans avoir aucune assurance de la manière dont M. le marquis Duquesne voudrait leur donner la paix. " MM. Hayet et de Combes descendirent à terre pour en régler les conditions ; le Dey envoya des otages, parmi lesquels il eut soin de comprendre Mezzomorto, dont il craignait l'influence, et dont il connaissait le mauvais esprit. Une quinzaine de jours se passèrent en négociations ; Baba-Hassan, qui ne pouvait pas réunir le million et demi que l'amiral réclamait comme indemnité, demandait du temps, et les choses traînaient en longueur.
Cependant la ville était divisée en deux partis, celui de la paix, représenté par les Baldis et la Milice, et celui de la guerre, qu'appuyait la Taïffe des Reïs. Mezzomorto, qui en était le chef, fut tenu au courant de tout ce qui passait par les fréquentes visites qu'il reçut. Il persuada à Duquesne de le débarquer, disant " qu'il en ferait plus en une heure que Baba-Hassan en quinze jours. " On fut bientôt édifié sur le véritable sens de cette phrase ironique ; à peine descendu à terre, il s'entoura des Reïs, à la tête desquels il marcha sur la Jenina, et, au milieu d'un horrible tumulte, fit massacrer le Dey par son séide Ibrahim Khodja, arbora le drapeau rouge, et ouvrit le feu de toutes les batteries sur la flotte, à laquelle il renvoya M. Hayet, avec mission de dire à l'Amiral que, s'il recommençait à tirer des bombes, les Chrétiens seraient mis à la bouche du canon. Cela se passait le 22 juillet ; les galiotes ripostèrent énergiquement au canon des batteries, et ce combat d'artillerie se prolongea jusqu'aux premiers jours d'octobre, époque où la mauvaise saison obligea Duquesne à lever l'ancre, sans avoir pu vaincre l'obstination des Algériens. Cette double expédition, qui avait coûté plus de vingt-cinq millions au Trésor, n'eut pour résultat que l'écrasement d'une centaine de maisons, de deux ou trois mosquées, la mort d'un millier d'habitants, et l'incendie de trois vaisseaux corsaires. C'était peu, et le sentiment public se traduisit par cette phrase d'une lettre de M. de Seignelay au maréchal d'Estrées : " Plut à Dieu que l'affaire d'Alger eût été commise à vos soins ! " Duquesne n'obéit pas aux ordres du Roi, qui, désireux d'en finir avec ce nid de pirates, lui avait formellement enjoint de profiter de la terreur de l'ennemi, et du désordre qu'engendrerait le bombardement pour débarquer des troupes, mettre le feu à la ville, la ruiner de fond en comble, faire sauter le môle et l'estacade, de façon que le port devînt à jamais impraticable. Rien de tout cela ne fut même tenté ; on rapporta en France les mines de cuivre destinées à forcer l'entrée du port, et une partie des bombes qu'on avait emportées, et qui eussent pu être utilisées pour la destruction des batteries du fanal, les seules qui empêchassent sérieusement l'opération commandée ; enfin, malgré les lettres réitérées du ministre, l'amiral, en dépit de l'avis de Tourville et des meilleurs officiers de la flotte, s'obstina à se borner à un bombardement qui produisit très peu d'effet utile, et qui, en excitant au plus haut point les fureurs de la populace, la porta aux plus violentes atrocités(5). Le 29 juillet, au plus fort du feu, et au milieu de la confusion qui régnait dans la ville, une bande affolée s'était précipitée sur le consulat français, qu'un malveillant avait désigné comme faisant des signaux à la flotte. Après avoir saccagé la maison, les forcenés s'emparèrent de la personne du Consul en poussant des cris de mort ; comme il ne pouvait marcher, on l'emporta assis sur une chaise, et l'on se dirigea tumultueusement chez le Dey, qui se trouvait à ce moment aux batteries du fanal, où il venait d'être blessé à la figure. Sans s'occuper davantage de son assentiment, la horde d'assassins reprit sa marche vers le môle, où le Père Le Vacher fut attaché à la bouche d'un canon, dont la décharge dispersa ses membres. On dit, ce qui est peu probable, qu'on lui donna à choisir entre la mort et l'apostasie ; en tous cas, son choix était fait depuis longtemps, et il vit arriver avec une sérénité parfaite cette fin de ses longues souffrances, que sa piété seule pouvait l'empêcher de désirer. Vingt résidents français partagèrent son sort ; un officier prisonnier, M. de Choiseul-Beaupré, fut sauvé, dit-on, par la reconnaissance d'un reis, au moment où on allait mettre le feu à la pièce à laquelle il était attaché(6). Toutes ces horreurs eussent pu être évitées, si Duquesne, suivant l'exemple qu'avait donné M. d'Almeras en 1673, eût fait embarquer le Consul et les résidents avant les hostilités.
Cette coûteuse entreprise n'avait donc servi qu'à aigrir l'esprit des Algériens et à les détacher complètement de la Porte, qui avait refusé de les secourir. Comme le commerce, malgré la croisière de M. de Lhéry, continuait à souffrir de plus en plus, il fallut en revenir au mode d'action sagement préconisé jadis par le P. Le Vacher et par M. Dussault ; ce dernier fut chargé d'ouvrir des négociations, qu'il conduisit avec son habileté ordinaire ; Hadj' Hussein lui avoua que " si le Roi voulait la paix une fois, lui la voulait dix. " Mais il refusa formellement d'avoir affaire à Duquesne, qu'il traitait " d'homme sans parole. "
Pendant tous ces événements, les Établissements n'avaient pas été inquiétés ; lors du deuxième bombardement, l'Amiral, craignant des représailles, avait envoyé au Bastion quatre galères, sous le commandement de M. de Breteuil, qui rapatria quatre cent vingt personnes. A la fin des hostilités, M. Dussault réorganisa le personnel. Les émeutes éclataient chaque jour à Alger, et Hadj' Hussein n'arrivait à les réprimer qu'en versant des flots de sang ; il fut plusieurs fois blessé dans ces combats de rue. Sachant que cette agitation était entretenue par le Bey de Tunis, il envoya contre lui une expédition sous les ordres d'Ibrahim-Khodja, qui emmena avec lui les deux frères du Bey, ses compétiteurs, et s'empara de Tunis après un assez long siège.

Mission de Tourville et traité de paix
Le 2 avril 1684, M. de Tourville, accompagné d'un capidji de la Porte, arriva à Alger avec une grosse escadre, et y fut très honorablement reçu. Après une vingtaine de jours dépensés en pourparlers, la paix fut signée et proclamée " pour une durée de cent ans ! "
Les captifs devaient être mis en liberté de part et d'autre ; les consuls n'étaient plus rendus responsables des dettes de leurs nationaux ; le Dey envoya à Versailles, pour y demander le pardon du passé, Hadj' Djafer Agha, qui reçut audience du roi le 4 juillet, fut promené à Saint-Cloud et à Trianon, où il enchanta la Cour par ces flatteries dont les Orientaux savent être si prodigues à l'occasion(7).

Consulat de Piolle
M. de Tourville retourna en France, laissant l'agent du Bastion, Sorhaindre, comme consul intérimaire. Il fut remplacé en février 1685 par M. Piolle, qui ne semble s'être occupé sérieusement que de ses propres affaires. Toute cette année fut tranquille ; au printemps, le Dey envoya à Versailles Hadj' Méhémet, avec dix chevaux barbes qu'il offrait au Roi, en le remerciant d'avoir libéré les captifs Turcs ; Tourville revint à Alger le 23 mai, et se vit rendre soixante-quinze Français qu'on avait rachetés dans l'intérieur du pays.

Intrigues anglaises et hollandaises
Les Anglais et les Hollandais, qui avaient fait tous leurs efforts pour empêcher le traité de 1684, furent maltraités au Divan, qui ne répondit à leurs plaintes qu'en déclarant la guerre ; les Reïs fondirent sur leurs bâtiments, tout en continuant à ravager les côtes d'Italie et d'Espagne ; quelques-uns d'entre eux, qui avaient attaqué des Français, furent bâtonnés ou pendus.

Ibrahim Khodja
En 1686, Hadj'Hussein, qui venait de recevoir de la Porte le caftan de Pacha, renvoya à Tripoli le vieil Ismaïl, et fit nommer Dey, son séide Ibrahim Khodja ; celui-ci revenait de Tunis, qu'il avait pillé à fond, après y avoir installé le Bey Mehemed ; il ne s'occupa en rien du gouvernement, et passa les trois années suivantes à combattre les Espagnols d'Oran, avec des alternatives de succès et de revers, le tout sans grande importance.

La guerre recommence
Cependant, comme il était impossible de contenir les Reïs, ils recommencèrent à enlever des navires français, à partir de l'été 1686 ; les représailles ne se firent pas attendre ; une croisière bien dirigée leur coûta une vingtaine de bâtiments ; MM. de Château-Renaud, de Beaulieu et de Noailles se distinguèrent particulièrement dans cette campagne, qui fut heureusement continuée par MM. d'Amfreville et de Coëtlogon. Le nouveau consul était peu respecté, en raison de ses habitudes mercantiles, qui indisposaient contre lui les négociants eux-mêmes de la Nation. Les captifs, habitués aux soins et aux aumônes des Lazaristes, se plaignaient d'être délaissés. Lorsque le Dey apprit qu'un arrêt du Conseil d'État engageait les bâtiments marchands à s'armer et leur promettait une prime par chaque corsaire pris ou coulé, il fit saisir Piolle et trois cent soixante-douze Français, qui furent enchaînés et conduits au travail des carrières, en butte aux mauvais traitements de la populace ; le consulat fut pillé : les onze bâtiments français qui se trouvaient dans le port furent vendus avec leurs cargaisons et leurs équipages ; ce fut en vain que M. Dussault chercha à s'interposer ; les présents prodigués par les nations ennemies avaient produit leur effet, et lui valurent une réponse insultante qui mit nécessairement fin à ses démarches.
M. Piolle avait été tellement maltraité qu'il était gravement malade ; le Père Montmasson, vicaire apostolique, chez lequel les sceaux avaient été portés, parvint à le faire interner dans la maison des agents du Bastion, et le fit soigner de son mieux.

Bombardement du Maréchal d'Estrées
Hadj-Hussein, sachant que le maréchal d'Estrées assemblait une flotte formidable, fortifiait les batteries du port et de la côte, faisait amasser les munitions, et couler les meilleurs vaisseaux pour les mettre à l'abri des bombes ; il eût cependant voulu traiter, et écrivait dans ce sens à M. de Vauvré, intendant de la Marine à Toulon ; mais il était trop tard, et les lettres n'arrivèrent que lorsque le canon avait déjà parlé. Le Maréchal arriva devant Alger le 26 juin avec quinze vaisseaux, seize galères, et dix galiotes à bombes ; il prit immédiatement position, et fît parvenir au Divan une lettre dans laquelle il déclarait que, si les atrocités de 1683 se renouvelaient, il exercerait des représailles sur les captifs Turcs qu'il avait à bord. Hadj Hussein répondit insolemment que le Consul serait la première victime du bombardement, attendu " que les Algériens considéraient ce mode de guerre comme déloyal ; que, quand même son propre père serait au nombre des prisonniers menacés de mort, il se conduirait de la même façon ; mais que, si l'amiral voulait lutter honnêtement à coups de canon, ou descendre à terre pour combattre, il prendrait lui-même les esclaves sous sa protection. " Le feu commença le 1er juillet, et dura jusqu'au 16, sous la canonnade de la ville, qui ne causa pas de grosses pertes. Les galiotes lancèrent dix mille quatre cent vingt bombes ; les dégâts furent immenses. Nous lisons dans une lettre d'un marchand parti d'Alger au mois d'août: " La ville a été absolument écrasée, les cinq vaisseaux qui étaient dans le port sont coulés ; le fort de Matifou, avec ses quinze pièces de canon, entièrement rasé ; Alger n'est qu'une ruine ; les mosquées et la maison du Dey sont à terre. Les bombes ont dépassé la ville haute et brisé les aqueducs. Le fanal, le môle et le chantier de construction sont fort endommagés ; Mezzomorto a été blessé deux fois ; les habitants, s'étant d'abord retirés à la campagne, ont peu souffert. "
Cependant, dès la première apparition de la flotte, MM. Piolle, de la Croisière de Motheux, le Père Montmasson, le Frère Francillon, trois capitaines marins, cinq patrons, six écrivains et vingt-cinq matelots, avaient été enfermés au bagne du Beylik, et partagés en escouades destinées à marcher à la mort les unes après les autres. Le 3 juillet, Piolle fut conduit au canon avec quinze matelots ; il fut si cruellement frappé tout le long de la route à coups de bâton et de couteau qu'il expira avant d'arriver à la batterie ; il mourut fidèle à Dieu et au Roi, dit la lettre qui nous donne ces détails. Le 5, les bourreaux s'emparèrent du Père Montmasson et de quatre Français ; le Vicaire apostolique fut horriblement torturé et mutilé(8), puis attaché au canon. Les jours suivants, le reste des prisonniers subit le même sort. Le Maréchal avait tenu parole aux Algériens, et avait répondu à chaque supplice en faisant pendre autant de Turcs qu'il y avait eu de victimes mises au canon. Ce fut, du reste, le seul châtiment que reçurent ces odieux attentats ; cette fois encore, l'expédition manqua son but, et demeura incomplète ; si la flotte eut pu demeurer quelques jours de plus, la ville se serait rendue à merci ; car la famine y régnait, et les révoltes y éclataient chaque jour. Les Janissaires, qui, en revenant du siège d'Oran, avaient trouvé leurs habitations détruites, et leurs familles dispersées et ruinées, ne cachaient pas leur mécontentement, et Mezzomorto ne se maintenait que par la terreur. Il n'avait, pendant le temps de l'attaque, fait aucune offre de soumission, rendant coup pour coup, et se montrant toujours le premier au feu ; dès le lendemain du départ de la flotte, il activa les armements, lança des corsaires de tous les côtés, et la Méditerranée fut plus ravagée que jamais.

Renouvellement des traités
Les villes du littoral éclatèrent en doléances, et le Conseil Royal, craignant de perdre tout le commerce du Levant et de le voir accaparer par les Anglais, qui intriguaient activement pour en avoir le monopole, fit secrètement ouvrir des négociations par l'ancien drogman du consulat, M. Mercadier. Ce personnage paraît avoir joué dans tous ces événements un rôle assez louche ; il avait été jadis imposé par le Dey à M. Piolle, qui avait en vain cherché à s'en débarrasser. Plusieurs documents le qualifient de renégat: quoiqu'il en soit, il était assez habile, et, dès le milieu de 1689, il écrivait à M. de Vaudré que le Dey se prêterait volontiers à un arrangement. Le Conseil Royal en fut informé par l'Intendant, qui reçut l'ordre d'envoyer à Alger M. Marcel, commissaire de la marine ; celui-ci arriva au commencement de septembre, et, le 25 du même mois, renouvela le traité de Tourville, avec quelques modifications insignifiantes ; Mohammed el Amin fut député à Versailles pour présenter l'acte à la signature du Roi.

Émeutes, et fuite de Mezzomorto
A son retour d'Oran, Ibrahim Khoja, très impopulaire dans la Milice, s'était enfui et réfugié à Sousse. La Porte, sur les instances de la France, avait rendu le Pachalik d'Alger au vieil Ismaïl, qui en avait occupé la charge de 1661 à 1686 ; il se mit en route à l'automne ; mais, lorsque son navire parut devant le port, il lui fut défendu d'entrer, et on ne répondit à ses observations qu'en le menaçant de le canonner, s'il ne s'éloignait pas. Il se retira au Maroc, où il mourut. Peu de jours après, au moment de la rentrée des Mahallas, les Janissaires, qui, comme de coutume, étaient campés hors de la ville pour se réunir avant de faire leur entrée, s'insurgèrent et demandèrent la tête d'Hadj' Hussein ; celui-ci chercha d'abord à rassembler quelques partisans pour combattre les rebelles ; mais, se voyant abandonné de tous, il s'enfuit à Tunis(9). Chaban fut nommé à sa place ; aussitôt après cette élection, Mercadier écrivit en France pour y rendre compte de la révolution qui venait de s'accomplir ; il déclarait que cet événement ne changeait rien à la nature des relations entre les deux puissances, et, comme preuve, envoyait une lettre dans laquelle le nouveau Dey déclarait accepter sans modifications le traité conclu par son prédécesseur. Mais cette dernière pièce était fausse, et c'était le consul lui-même qui en était l'auteur et qui avait apposé sur ce document apocryphe le cachet de Chaban. Celui-ci se trouva donc fort surpris lorsque, le 12 décembre, il vit arriver le député Marcel qui venait le remercier de ses bonnes intentions, et lui apportait, avec quelques présents, une lettre de Louis XIV.
Or, Chaban, qui savait très bien que la signature du traité du 25 septembre avait été la vraie cause du départ forcé de Mezzomorto, et qui, de plus, avait été gagné par l'or des Anglais, était, à ce moment, hostile à la France. Marcel s'aperçut donc bien vite de la fourbe de Mercadier, et l'embarqua d'autorité sur le vaisseau qui le ramena lui-même en France en mars 1690. Il avait employé toute son habileté pour faire revenir le Dey à des sentiments plus pacifiques, et y était parvenu, non sans avoir eu à surmonter de grandes difficultés, et à courir de nombreux périls ; il faillit être assassiné deux fois, l'une par un agent de la Hollande, l'autre par un fanatique. Le traité fut enfin confirmé le 15 décembre, et M. Lemaire, qui avait été demandé par le Dey lui-même, fut désigné comme consul. Les Algériens envoyèrent un ambassadeur à Versailles pour la conclusion définitive de la paix.

1. Le savant duquel M. d'Arvieux parle avec un dédain si mal justifié est le célèbre numismate Jean Foy-Vaillant, né à Beauvais en 1632. Lors de l'organisation de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il fut admis comme associé, et y remplaça Charpentier l'année suivante. Son ami, Jacob Spon, nous a laissé de curieux détails sur les péripéties de sa captivité à Alger. (Voyages de Spon, Lyon, 1673, 3 vol. in-12, t. II, p. 13 et suiv.).
2. D'Arvieux, toujours content de lui-même, est enchanté d'avoir mérité ce sobriquet ; il nous apprend qu'on ne doit pas le prendre en mauvaise part, " attendu qu'il signifie, dans un sens figuré, un déterminé qui ne craint pas.
3. Voir les lettres du P- Le Vacher (Archives de la Chambre de Commerce de Marseille, AA, p. 647).
4. C'était la théorie même du cardinal de Richelieu, développée dans ses lettres a M. de Séguiran ; c'était celle de tous les capitaines, qui ne cessaient de déplorer la désertion des gens de mer.
5. Voir Abraham Duquesne et la Marine de son temps (t. II, p. 145 et suiv.). Bien que M. Jal se soit fait l'avocat d'office de son héros, il se montre fort embarrassé à ce moment, et se voit forcé de défendre sa cause par des arguments philanthropiques qui peuvent avoir leur valeur dans le Conseil, mais qui la perdent entièrement quand l'épée est tirée.
6. Cette légende est tout au moins très douteuse.
7. Entre autres flatteries, Hadj' Djafer déclara : " qu'il n'était pas surprenant que Versailles fût le plus beau palais du monde, étant la demeure du plus grand des rois. " (Gazette de France, 1685, p. 143). Mais cette phrase galante pourrait bien être de l'invention de l'interprète royal, Petit de la Croix.
8. On lui coupa le nez, les oreilles, on lui creva un oeil, et son corps fut déchiré a coups de couteaux et de poinçons ; enfin, l'immonde populace termina son œuvre par un acte d'obscène cruauté, que l'oraison funèbre du martyr décrit en ces termes : " II s'était rendu eunuque lui-même pendant toute sa vie par la pratique exacte et constante d'une parfaite continence, et, le dernier jour de sa vie, il souffrit cette violence de la part de ces hommes barbares, dont l'insolence alla jusqu'à souiller ses lèvres par un raffinement de cruauté que notre plume se refuse à retracer. (Mémoires de la Congrégation de la Mission, t. II p. 463.)
9. Mezzomorto se relira d'abord à Tunis, puis à Constantinople ; trois ans plus tard, il fut nommé Capitan-Pacha ; ce fut un des derniers grands marins de l'empire Ottoman ; en 1695, il battit les Vénitiens devant Chio ; en 1697, il se distingua au combat naval d'Andros ; la cuisse percée d'un coup de feu, il conserva le commandement jusqu'au bout, et fit durement châtier les Reïs coupables de faiblesse.

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Mis en ligne le 04 janvier 2012

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