Les premières troupes supplétives en Algérie

Les origines

Si l'expédition d'Alger fut loin d'être une improvisation, il n'en fut pas de même pour l'occupation du pays. Il apparut très vite que les troupes venues de métropole ne pouvaient y suffire. Leurs effectifs avaient été réduits à 17 000 hommes dès 1831, et ils ne retrouvèrent qu'en 1837 le chiffre de juillet 1830 (37 000 hommes). Même plus nombreux (80 000 hommes vers 1860), ils restèrent limités par les crédits que les gouvernements étaient prêts à consentir pour la conquête, autant que par les nécessités de la défense du territoire métropolitain. Par ailleurs, leur acclimatement demeura un souci constant. Sans rivaux au combat, les soldats français souffraient terriblement des marches épuisantes sous le soleil, du manque d'eau, des fièvres. Leurs exigences en nourriture étaient difficiles à satisfaire dans un pays accoutumé à une alimentation frugale. Leur ignorance des mœurs et de la langue du pays rendait impossible de recruter dans leurs rangs des informateurs ou des éclaireurs, aussi bien que des unités de police. Les chevaux venus de France souffraient autant que les hommes, et la cavalerie était peu capable de remplir efficacement les innombrables missions de raids et de reconnaissances indispensables dans un conflit qui avait pris, dès l'origine, l'aspect d'une guérilla.

Le commandement français ressentit donc, dès le début, le besoin de recruter des hommes du pays, parlant ses langues, connaissant les terrains de parcours des tribus nomades, ou les sentiers qui reliaient les villages des montagnards, préparés à une guerre de surprise et de coups de main. Cette ambition n'était pas absurde. La disparition du pouvoir ottoman avait laissé désœuvrés une partie des contingents locaux (les makhzens)(1) sur lesquels s'étaient appuyés les gouverneurs turcs. Par ailleurs, les vocations militaires ne manquaient pas, dans une contrée où tout homme adulte était un guerrier, habitué dès l'enfance à manier le fusil et, très souvent, à monter à cheval. Le refus des Algériens de servir l'envahisseur était d'ailleurs loin d'être général. L'hostilité à l'envahisseur " chrétien " s'accompagnait fréquemment de la tentation de s'appuyer sur lui dans les nombreuses rivalités qui opposaient les clans ou les familles. De plus, le service des Français, dont nul ne mettait en doute les vertus militaires, apparaissait prestigieux, et, souvent, lucratif, l'attrait d'une solde en argent s'ajoutant à celui du pillage des vaincus.

Il fut vite constaté, cependant, qu'il n'était pas possible de mobiliser et d'entraîner des guerriers du Maghreb selon le système en vigueur dans l'armée régulière. La condition du soldat français, soumis à une obéissance passive, encadré par une réglementation tatillonne et une hiérarchie omniprésente, obligé de porter un lourd sac, comme un domestique, n'avait rien d'attirant pour des Algériens. Chez ceux-ci, la condition guerrière était, par excellence, celle de l'homme libre, se battant au nom de l'honneur, pour la défense de ses foyers, ou pour le butin, aux côtés des siens, sous les ordres de ses notables traditionnels. Habitués à la vie en plein air, sous la tente, et accoutumés à circuler comme bon leur semblait, ils répugnaient profondément à la vie de caserne. Pour eux, d'ailleurs, la guerre n'était qu'une activité épisodique, alternant avec des périodes de paix, consacrées aux travaux agricoles ou, pour les plus riches, aux loisirs ; se lier par un contrat de longue durée à l'armée ne semblait pas loin de se soumettre à une forme d'esclavage. Enfin, leurs familles redoutaient qu'un enrôlement dans l'armée française ne les coupât de leur milieu et ne fît d'eux de " mauvais musulmans ", délaissant les obligations coraniques, et en particulier les interdits alimentaires, au contact des militaires européens.

Aussi l'armée d'Afrique, comme on désignait l'armée française d'Algérie, ne put-elle compter sur un recrutement massif de troupes régulières " indigènes ". Celles-ci représentaient, par exemple, environ 10 000 hommes sur 90 000 en 1864. Le corps des zouaves tirait bien son nom de la confédération kabyle des Zouaoua, de laquelle le maréchal Clauzel avait souhaité, comme le faisaient depuis longtemps les beys tunisiens, tirer des soldats. Mais il s'était transformé depuis longtemps en une troupe à recrutement exclusivement français. Les bataillons de tirailleurs et les escadrons de spahis réguliers qui avaient pu être mis sur pied avaient peu de prestige, surtout les premiers. Dans l'ensemble, seuls s'y engageaient les gens de peu, ce qui ne pouvait augmenter leur prestige auprès des populations. Les officiers français n'éprouvaient guère d'estime pour eux. Selon l'un d'entre eux, le futur général Ducrot, le bataillon d'Alger était un " fléau ", et ses hommes ne se distinguaient, quand ils ne désertaient pas, que par leur penchant aux rixes et aux vols. Il déclarait même : " Il est honteux pour nous de faire entrer dans notre armée le rebut de la population indigène. " Les campagnes de Crimée et d'Italie donnèrent, il est vrai, une meilleure image des " Turcos ", et leur réputation devait être définitivement consacrée par leur conduite à Wissembourg et surtout à Frœschwiller, en 1870. Mais de toute façon, vu leur organisation, ces troupes ne pouvaient guère rendre des services très différents de ceux des régiments réguliers à recrutement français.

Pour mobiliser des contingents plus nombreux, les Français s'inspirèrent de leurs prédécesseurs turcs. Ceux-ci ne disposaient, comme force permanente et soldée, que de la milice des janissaires, soit une quinzaine de milliers de fantassins, tous originaires d'Asie Mineure, qui tenaient garnison dans les principales villes, ainsi que dans quelques points stratégiques. Leurs principales actions militaires consistaient à faire parcourir annuellement le pays par des colonnes (dites mehallas), chargées de convaincre les tribus de payer leurs impôts de gré ou de force, ou, plus rarement, de réprimer des insurrections. Pour renforcer les quelques centaines de janissaires qui constituaient le noyau de ces formations, on faisait appel aux contingents de tribus dites makhzen. Celles-ci, en contrepartie de la jouissance de terres domaniales, et de dispenses d'impôts, devaient entretenir des armes et des chevaux, de façon à fournir, à la demande du bey, des hommes prêts à marcher. Par ailleurs, les chefs de mehallas ne négligeaient pas, dans leurs expéditions, de s'adjoindre les forces d'autres tribus, en jouant des rivalités et des convoitises. On donnait le nom de goums à ces contingents auxiliaires.

Le makhzen des Français

Ce fut ce système que reprirent les Français, d'autant plus que la solution que leurs généraux imaginèrent, notamment à l'initiative de Lamoricière et de Bugeaud, pour soumettre le pays, reprenait, en l'aggravant, le procédé de la mehalla. La stratégie de conquête employée à partir de 1840 consistait essentiellement, en effet, à parcourir le Centre et l'Ouest algériens (l'Est étant moins concerné) à l'aide d'une multiplicité de colonnes très mobiles, et à razzier les tribus qui résistaient pour les obliger à se soumettre. Les tribus makhzen, sans appui depuis l'expulsion des Turcs, comme les Douaïr et Zméla des environs d'Oran, les Arib des alentours d'Alger, les Douaïr et Abid de Médéa, ou encore les Ouled Ayad de Teniet el-Had s'allièrent très vite aux nouveaux conquérants. De leur côté, les officiers des Bureaux arabes, lieutenants ou capitaines détachés de leurs corps et chargés de l'administration du pays, recrutèrent, au fur et à mesure des progrès de la domination, sous le nom de cavaliers du makhzen, ou de spahis, des volontaires attachés à chaque bureau (2). Les chefs des tribus, aghas ou caïds, placés sous leur autorité, pouvaient être requis de mobiliser leurs guerriers, selon l'ancienne pratique des goums.

On compta d'abord sur ces unités pour augmenter la capacité opérationnelle de l'armée conquérante. Chaque colonne française était accompagnée en expédition de troupes irrégulières locales, commandées par les chefs des Bureaux arabes, escortés par les cavaliers du makhzen qui constituaient leur garde personnelle, et assistés par les chefs indigènes accompagnés de leurs goums. Les missions de ces contingents étaient importantes : ils éclairaient la marche et s'efforçaient de déceler et d'éliminer les éclaireurs adverses. Lors de l'attaque d'une tribu insoumise ou en insurrection, ils constituaient le premier échelon d'assaut, destiné à créer la surprise. En cas de débandade de l'adversaire, ils se chargeaient de le poursuivre, tandis que les bataillons et les escadrons français gardaient leur cohésion. Beaucoup de fatigues et de hasards étaient ainsi évités aux contingents européens.

Si peu de témoignages mettent en cause la valeur individuelle des combattants, excellents cavaliers, bons tireurs, braves jusqu'à la témérité, remarquablement endurants, la plupart s'accordent à souligner que la valeur collective des formations irrégulières variait beaucoup selon qu'il s'agissait de supplétifs permanents ou de goums. Les tribus makhzen, se montrèrent d'une fidélité à toute épreuve, et rendirent, de l'aveu de Bugeaud, des services " rares et signalés ", à la domination française. Mustapha Ben Ismaël, le vieux chef des Douaïr et Zméla, allié des Français dès 1835, obtint en 1841 le grade de général de brigade à titre étranger, s'illustra dans toutes les campagnes menées dans l'ouest de l'Algérie et trouva la mort au combat en mai 1843, à près de 80 ans. Les cavaliers des Bureaux arabes, souvent d'humble origine, montrèrent les mêmes qualités d'énergie et de loyauté. Dans chaque bureau, le chef de ces cavaliers, le chaouch, homme de confiance de l'officier, était redouté pour son influence.

En revanche, l'utilisation des goums, moins étroitement dépendants des officiers français, fut plus aléatoire. Les cavaliers qui les composaient cherchaient surtout à razzier pour leur compte. On les accusait fréquemment de combattre avec beaucoup de mollesse et de se débander à la moindre résistance adverse en cherchant refuge au milieu des unités régulières, au risque de jeter le désordre dans leur formation. Parfois même, ils pactisaient avec l'adversaire, qu'ils feignaient de piller, quitte à lui rendre plus tard ses biens contre remboursement. Certains officiers jugeaient même que, en fin de compte, le seul intérêt des goums était de permettre de placer sous le contrôle momentané de cadres français la masse des guerriers d'une région. En les mobilisant, on leur évitait la tentation, toujours présente, de rejoindre les insurgés.

La contribution militaire ainsi obtenue ne fut pas du tout négligeable. Les Douaïr et Zméla mettaient en ligne de 500 à 800 hommes, l'équivalent d'un régiment de cavalerie. Vers 1850, l'effectif des troupes irrégulières permanentes a pu être estimé à un chiffre variant entre 3 000 et 5 000 cavaliers, qui venaient s'ajouter aux 70 000 hommes de l'armée régulière. Le potentiel théorique des goums était naturellement bien supérieur. Outre l'appui matériel, les chefs français voyaient la fraternité de combat qu'impliquait cette participation comme un puissant levier de rapprochement entre conquérants et conquis. " Il n'est pas, souligne l'un d'entre eux vers 1850, de tribu qui ne compte quelques-uns de ses enfants sous notre drapeau ", ce qui constitue " une puissance considérable au service des idées que nous voulons propager dans la population arabe. " En dehors des opérations de guerre, les cavaliers des Bureaux constituaient, dans chaque cercle, une force permanente, chargée d'assurer la sécurité des routes et des marchés. Ils s'avérèrent aussi, par leur familiarité avec le pays, de précieux agents de renseignement.

Organisation

La plupart des indigènes volontaires pour servir dans des formations de supplétifs permanents étaient recrutés selon le système de la commission : ils s'engageaient à servir sous les ordres d'un officier français nommément désigné, qu'ils pouvaient quitter quand ils le désiraient, à condition évidemment de ne pas déserter au combat ; cet officier pouvait aussi les révoquer quand bon lui semblait. Le plus souvent, ils n'étaient pas soldés sur le budget militaire, comme les troupes régulières, mais sur des budgets locaux, alimentés par les contributions des populations, et gérés par les officiers des Bureaux arabes. Ainsi, ce qui était très important, les hommes du makhzen, se sentaient-ils liés par un pacte personnel avec l'officier français choisi par eux, tout en se trouvant dispensés d'une soumission formelle à la France, État étranger et " chrétien ". Les guerriers mobilisés dans les goums touchaient une indemnité journalière, limitée à la durée de la campagne, et pouvaient être éventuellement dédommagés pour la perte de leurs armes ou de leurs chevaux. Le butin, admis par les règlements de l'époque, constituait aussi, en temps de guerre, une source de revenu non négligeable.

L'ambiance de toutes ces formations était beaucoup plus proche de celle des rassemblements traditionnels des guerriers du Maghreb que de celle d'une troupe réglée à l'européenne. Les hommes s'équipaient et se montaient eux-mêmes. Ils étaient propriétaires de leurs armes et de leurs chevaux. Les supplétifs des unités permanentes vivaient, non pas en caserne, mais en famille, à l'écart des garnisons, le plus souvent sous la tente, et pourvoyaient eux-mêmes à leur nourriture. Dans leur habillement, ils ne se distinguaient des civils que par le port du burnous rouge (pour les spahis), ou bleu (pour les cavaliers du makhzen). L'obéissance exigée n'avait guère de rapports avec la discipline militaire. Les officiers français, qui recrutaient personnellement leurs hommes, se comportaient plus en chefs de tribus qu'en supérieurs hiérarchiques. Leurs subordonnés comptaient sur eux pour régler les différends privés, assurer la subsistance, ou venir en aide aux blessés et aux malades. Les exercices étaient réduits à l'essentiel, et les revues de détail portaient à peu près uniquement sur le bon entretien des armes et la bonne forme des chevaux. La langue courante était l'arabe dialectal, parlé par tous les officiers, et non le français.

Les suites

Cette tradition ne se perdit pas avec la fin de la conquête de l'Algérie proprement dite. Le makhzen du Sud tunisien, constitué à partir de 1888, tint une place non négligeable dans l'expansion française aux frontières de la Tripolitaine. Les goums algériens jouèrent encore un rôle important dans la région des confins marocains placée sous le commandement de Lyautey, entre 1903 et 1910, ou bien lors de l'occupation de la région de Casablanca, à partir de 1907. La conquête du Sahara s'opéra en grande partie avec des méharistes de la confédération des Chaamba du Sud algérien. Ce sont des irréguliers Chaamba sous les ordres du lieutenant Cottenest qui remportèrent, en 1902 le combat de Tit, où ils écrasèrent les guerriers des Touareg du Hoggar. Ils formèrent ensuite l'ossature des compagnies sahariennes. Lors de la conquête du Maroc, on retrouva les mêmes catégories de supplétifs que lors de la conquête de l'Algérie : des partisans, recrutés pour une campagne, et encadrés par les moghaznis des Affaires indigènes, successeurs des Bureaux arabes ; des mehallas, aux ordres des grands chefs, et les célèbres goums levés chez les montagnards berbères (3). On sait que, contrairement à la tradition qui voulait que les supplétifs ne fussent pas employés hors de l'Afrique du Nord, ces goums se distingueront par la suite lors des campagnes de la Deuxième Guerre mondiale, puis durant la guerre d'Indochine.

L'efficacité de l'organisation des supplétifs marocains contrasta avec l'effacement des goums et makhzens algériens à partir des années 1920. Ces derniers se révélèrent peu utiles en 1925, lorsqu'on tenta de faire appel à eux à l'occasion de la guerre du Rif. Tout au plus purent-ils parader dans les fantasias du centenaire de 1930. La disparition des Bureaux arabes et du régime militaire, totalement remplacé par une administration civile au début du siècle, explique en grande partie cette évolution. D'ailleurs, les autorités françaises qui, depuis le début du XXe siècle, faisaient appel à un nombre croissant de soldats réguliers musulmans pour renforcer les effectifs de l'armée dans les guerres européennes, estimaient ne plus avoir besoin d'auxiliaires pour assurer la sécurité intérieure. Chaque administrateur de commune mixte ne disposait que de quelques cavaliers assermentés, il avait très rarement les moyens nécessaires pour l'entretien et l'entraînement d'un goum. Peu d'aghas ou de caïds avaient conservé le prestige et l'autorité des chefs de la conquête, capables de mobiliser des centaines de guerriers. Ce n'est qu'à partir de 1954 qu'un appel croissant sera fait à ceux que l'habitude a été prise de rassembler sous la dénomination de " harkis ".
Jacques Frémeaux , " Les premières troupes supplétives en Algérie ", Revue historique des armées , 255 | 2009 , [En ligne], mis en ligne le 14 mai 2009. URL : http://rha.revues.org/index6757.html.

1 ou Maghzen. Mot arabe qui désigne au départ le magasin où est déposé le produit des impôts, d'où le Trésor public. Les tribus makhzen seraient donc celles qui dépendent du Trésor. Au Maroc, le maghzen est synonyme d'État, et les tribus qu'on dirait makhzen en Algérie sont dites guich (de l'arabe Jich, armée). En Algérie, on emploie plutôt pour désigner l'État le terme turc de Beylik. Le terme de goum est tiré de l'arabe quwm, qui se traduit par peuple ou tribu.
2 À ne pas confondre avec les spahis enrégimentés dans des unités à organisation régulière.
3 Ces goums marocains, à la différence des goums algériens, étaient des unités permanentes.

Jacques Frémeaux
Ancien élève de l'École normale supérieure, il est professeur d'histoire à l'université de Paris-Sorbonne. Il a publié dernièrement : Les Empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Maisonneuve et Larose, 2002 ; La France et l'Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Économica, 2002 ; Les Peuples en guerre (1911-1946), Ellipses, 2004 ; Intervention et Humanisme : le style des armées françaises en Afrique au XIXe siècle, Économica, 2005 ; Les Colonies dans la Grande Guerre : combats et épreuves des peuples d'outre-mer, Éditions 14-18, 2006.

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Mis en ligne le 22 juin 2011
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