A l'heure où les commémorations pour la bataille de Verdun battent leur plein, revenons sur le rôle méconnu de l'armée d'Orient et son engagement dans les Balkans. Au moment où les Poilus tombaient par centaines de milliers dans la Somme et en Picardie, un autre front s'ouvrait dans le Sud de l'Europe à la frontière de la Grèce et de la Serbie. Aux côtés des formations venues de Métropole, les Africains allaient y endurer des souffrances inimaginables. Alliant la tuerie de masse du front occidental à la lutte antiguérilla et aux épidémies des expéditions coloniales, la guerre en Orient coûta la vie à plus de 70.000 soldats français. Voici leur histoire.

1.Le prologue sanglant des Dardanelles (Février 1915 - Décembre 1915)

Oh la la, quelle triste année
Tous ces hommes sont mobilisés
Il y a des morts et des blessés
Tous les autres dans les tranchées
La classe des dix-huit ans
C'est pas des hommes, c'est des enfants
On les envoie aux Dardanelles
Pour embrasser les demoiselles

Les Dardanelles, ce nom est familier à bien des familles britanniques et australiennes, pour les Français, par contre, cette bataille est moins bien connue. Elle fut pourtant le prélude à un engagement long et sanglant dans les Balkans pour des centaines de milliers de soldats issus d'une dizaine de nations. Pour comprendre les raisons de la présence de militaires français dans cette région, il faut remonter à l'année 1915. Face à l'immobilisme du front occidental, l'amirauté britannique imagina un plan de grand style visant à développer une " stratégie périphérique " qui mettrait fi à l'enlisement des opérations en France. Puisque l'Allemagne ne pouvait être vaincue sur le front occidental, il fallait s'en prendre à ses alliés. C'est pourquoi une opération fut montée contre l'empire Ottoman. Il s'agissait rien moins que de s'emparer des détroits contrôlant le passage de la Méditerranée à la Mer Noire et de faire tomber Constantinople, capitale de l'Empire, par la même occasion. L'attaque des détroits s'appuyait sur une importante force navale mais aussi sur un corps expéditionnaire franco-britannique constitué à la hâte avec des troupes coloniales. Les Français " bricolent " un Corps Expéditionnaire d'Orient confié au général d'Amade dont le noyau est constitué de formations nord-africaines. Si l'initiative revenait aux Britanniques, les Français se retrouvaient associés, du fait de leur alliance, à leur dispositif. L'état-major français manifestait cependant peu d'enthousiasme pour un plan qui risquait de distraire des forces précieuses du front occidental.

Les premières opérations commencent en février 1915. Plusieurs navires français entreprennent des duels d'artillerie avec les défenses côtières qu'ils écrasent de leurs feux. Cela fit préjuger très favorablement des suites des opérations mais celles-ci allaient se révéler en fait plus difficiles que prévues. Le 18 mars 1915, L'attaque des Dardanelles par les seules forces navales est décidée à Londres sous l'impulsion de Winston Churchill, Lord de L'Amirauté, et ce, malgré l'opposition des Français qui ne croyaient pas à la réalisation de ce projet. L'attaque est effectivement un désastre en raison des tirs de barrage des forts turcs mais surtout des mines dérivantes qui coulent plusieurs navires dont le cuirassé français Bouvet. Plus d'un mois allait à nouveau s'écouler avant le début de nouvelles opérations, terrestres cette fois-ci. Ce temps perdu pour les Alliés a permis, par contre, aux Turcs de s'organiser et de renforcer leurs défenses avec l'aide de conseillers allemands. Le 25 avril 1915, deux débarquements s'opèrent conjointement sur les côtes asiatiques et européennes des détroits. L'opération principale a lieu sur la presqu'île de Gallipoli. Elle est confiée à un corps expéditionnaire australien et néo-zélandais (ANZAC) tandis que les Français débarquent à Koum Kaleh dans le cadre d'une opération de diversion. C'est l'occasion pour les Sénégalais des troupes coloniales de se manifester par leur bravoure, et même leur férocité, comme le rappelle ce témoignage du journaliste Albert Londres : " A six heures, il ne restait qu'une maison debout dans le village. Cinquante deux Turcs l'occupaient. Les Sénégalais s'en chargèrent. Avant la nuit, ses murs retombaient sur cinquante deux cadavres ".


Prisonniers turcs sous la garde de tirailleurs sénégalais.


Un 75 en action à Gallipoli. A Koum Kaleh, une batterie de quatre pièces suffit, par sa rapidité de tir, pour repousser les assauts des troupes turques aux prises avec les tirailleurs sénégalais.

Les Français rembarquent dès le 26 et rejoignent les troupes australiennes et néo-zélandaises à Gallipoli. Les coloniaux sont renforcés alors par cinq bataillons de zouaves et des légionnaires qui constituent ensemble un régiment de marche ; un second allait bientôt suivre. Chose à noter, les 6.000 Africains engagés au début des opérations sont des troupes avant tout européennes, les tirailleurs musulmans n'ont pas été engagés sur ce théâtre d'opération par crainte de fraternisation avec les Turcs. A la différence des légionnaires qui sont volontaires ou militaires professionnels, Les zouaves sont pour la plupart des appelés ou des réservistes. Voici l'un d'entre eux : Francis Maldamé. En août 14, il a 33 ans. Né à Blida, il rejoint le dépôt de Maison-Carré et se retrouve affecté au 4ème Zouaves. Après un passage par Bizerte, il débarque au début du mois de mai à Gallipoli. C'est justement le moment où les troupes françaises sont au maximum de leurs effectifs avec 42.000 hommes. Il est porté disparu le 6 juin. Les lettres qu'il a adressées à son épouse sont un témoignage des conditions éprouvantes auxquelles les combattants durent faire face. L'expérience combattante est en tout point semblable à ce qui est connu à la même époque dans les Flandres ou en Champagne. Mais au Dardanelles s'y ajoute, la chaleur, la rareté de l'eau potable et les vents : " Une poussière, sale, pénétrante, envahissante, vient de partout ". N'oublions pas rats et mouches qui s'invitent à la fête. Quant à L'adversaire, il se montre en plus particulièrement redoutable. Les soldats turcs allient le patriotisme au fanatisme religieux et ils ne craignent pas d'aller au contact de l'ennemi : " Presque tous nos officiers ont été tués et pas mal de camarades également tués ou disparus. C'est terrible, épouvantable-il faut le voir pour le croire. C'est surtout la nuit que nous combattons. Ces cochons se cachent pendant le jour et la nuit ils sortent par milliers-alors le carnage commence ". Enfin, la logistique ne permet pas un ravitaillement convenable de l'armée, " on avait entassé sans méthode et sans tenir compte du degré d'urgence à l'arrivée les colis des divers services et le matériel des troupes ". Acheminée par bateau depuis la Grèce ou l'Egypte, la nourriture arrive souvent avariée, ce qui accentue l'état de délabrement physique des hommes, miné par la dysenterie.

Coincés sur une étroite bande de rivage dominée par les hauteurs, les soldats alliés furent amenés à évacuer leurs positions au mois de décembre 1915, l'opération n'avait donc abouti qu'à une impasse sanglante. Comme sur le front occidental, les attaques frontales se sont succédées pendant des mois contre des fortifications de campagne qui se sont révélées imprenables. La nécessité de porter secours aux Serbes permit aux Alliés de se dégager de ce bourbier sans déshonneur mais c'était bien un échec majeur.

Les combattants français sortis vivants de cet enfer allaient y gagner le surnom de " Darda ". Ils sont devenus, eux les appelés ou les réservistes, des combattants endurcis. Pour l'illustrer, on peut se reporter à la correspondance d'un autre zouave, Victor Sebag. Son étude permet de voir dans quel état d'esprit des hommes ordinaires ont pu se lancer au combat et en ressortir transformés, expérience aujourd'hui inconnue à la plupart de nos compatriotes pour qui même le service militaire fait déjà partie d'un lointain passé. Israélite de Tunis, Victor s'est engagé par patriotisme en 1914 et par attachement aux valeurs de la république française. Après être passé par Bizerte, il débarque en mai 1915 à Gallipoli, tout comme Francis Maldamé évoqué plus haut. Son unité est aussitôt engagée. Comme beaucoup de Poilus du front occidental, son courrier révèle une accoutumance rapide à la violence et à la mort. Ce qui est surtout intéressant est de voir son acceptation de cette violence. Il n'y a aucune victimisation mais au contraire un rôle guerrier assumé et même revendiqué : " J'ai pris part à un assaut à la baïonnette (…) Quel spectacle inoubliable ! Vivrais-je cent ans, je n'oublierais jamais cette journée. On ne sait jamais ce dont on est capable que lorsqu'on a subi l'épreuve des réalités ". Bravade de matamore méditerranéen ou réel confiance guerrière ? Il n'hésite pas à écrire dans une autre lettre qu'il allait au feu " comme à une fête ". Les régiments de marche d'Afrique allaient donc mettre cette expérience à profit en s'engageant sur un autre front qualifié injustement de " secondaire ". Cependant à la différence de Gallipoli les Africains constituent, cette fois-ci, une toute petite partie du Corps expéditionnaire français, lui-même noyé dans une véritable tour de Babel où se retrouvent Anglais, Italiens, Serbes, Hindous, Albanais, Grecs, Russes, etc.
Les rescapés des deux régiments de marche d'Afrique, zouaves et légionnaires, furent dirigés sur le camp retranché de Salonique en Grèce, les Sénégalais de l'infanterie coloniale furent les derniers à rembarquer. Désormais une autre aventure les attendait en Macédoine.


Photo tirée de l'Illustration, elle montre les " marsouins " et les Sénégalais de l'infanterie coloniale à Gallipoli. Plusieurs de leurs unités étaient stationnées en Afrique du Nord en 1914 mais ils ne sont pas à confondre avec les zouaves et les tirailleurs de l'armée d'Afrique.

L'expédition des Dardanelles avait viré au fiasco, cependant elle a montré l'intérêt que le gouvernement et le Grand Quartier Général (GQG) pouvaient porter aux Africains. A l'époque, ils constituent une ressource que l'on pense, à tort, inépuisable. Quant à leurs officiers, l'expérience acquise en opération, est censée être utile face aux Ottomans. Le général Gouraud fut nommé à Gallipoli en raison, justement, de son expérience coloniale et il en fut de même pour ses seconds : le commandant Braconnier est ainsi un ancien du Maroc, le général Ganeval a servi ne Mauritanie et le colonel Girodon est un ancien du Maroc et du Soudan. En même temps, cela montre la mauvaise perspective adoptée par l'état-major. La guerre contre les Turcs n'est pas une simple expédition coloniale, elle est un véritable affrontement où il faut faire face à des combattants motivés, bien équipés et qui savent se servir de leurs armes. La sous-estimation de ce fait explique l'échec de l'expédition de Gallipoli. Il n'y eut pas assez d'effectifs et d'armes lourdes pour emporte la décision. Du coup, l'enfermement dans les tranchées a miné le moral des soldats plus que les combats en eux-mêmes. Les suggestions de débordement, faites par Gouraud, en débarquant en Asie furent toujours rejetées par les Britanniques qui jugeaient les effectifs insuffisants. " Trop peu, trop tard " serait une bonne maxime pour résumer cette tragédie. Une erreur similaire allait se répéter dans les opérations menées en Serbie contre les Bulgares.

2. Makédonia

Pour les Africains qui débarquent en Grèce en arrivant des Dardanelles ou de Bizerte, rien ne peut être plus exotique que la Thessalonique et la Macédoine. On est en effet à un carrefour de l'Orient et de l'Occident où se croisent les influences européennes et ottomanes. La ville de Salonique en est une parfaite synthèse : " On y voit des Grecs, des Crétois, des Roumains, des Thessaliens, des Bohémiens, des Thraces, des Albanais, des Turcs, des Bulgares, voire des Caucasiens et des Petits Russiens. On y voit aussi et surtout des Juifs (…) Tout ce monde s'agite, gesticule, se dispute avec des grands éclats de voix, s'interpelle dans toutes les langues ". Le journaliste américain John Reed fait un tableau aussi pittoresque : " L'espagnol est la langue commerciale, le français la langue internationale, l'Italien est le langage policé des classes supérieures, il faut comprendre l'arabe et le turc car les domestiques sont arabes et turcs, le grec est universel car Salonique a été le port de tous les Balkans ".


Couverture du livre "Un Parisien à Salonique" de C. Altam, publié en 1918. Officier en goguette, soldats faisant des emplettes, voilà le type d'image qui fit croire que les " planteurs de salades de Salonique" ne faisaient pas la guerre.. http://gallica.bnf.fr |

Avec une telle atmosphère, la crainte des espions est omniprésente dans toute la région. Armand Roblot, lieutenant au 2ème bis de zouaves se retrouve ainsi à jouer au policier avec ses hommes dans la ville de Florina à l'ouest de Salonique, traquant les agents de renseignements dans les hôtels, à son grand déplaisir, ce travail étant celui d'un policier et pas d'un soldat.

A Salonique, un vaste camp a été aménagé, protégeant la ville et surtout son port. Les troupes alliées y débarquent car leur objectif est la vallée du Vardar par laquelle elles veulent faire leur jonction avec les Serbes. Trop peu nombreux, les Français sont les seuls à réellement s'engager. C'est un échec, les Serbes sont écrasés avant d'avoir pu faire leur jonction avec les Français. Les débris de leur armée qui ont atteint la côte albanaise sont évacués sur Corfou ou Bizerte alors que es Français se replient de leur côté, la rage au cœur, talonnés par les Bulgares qui s'arrêtent à la frontière grecque. C'est l'occasion d'évoquer à nouveau les Africains du 1er R.M.A. La dernière unité française à avoir quitté la Serbie était justement une compagnie de ce régiment. Illustration du cosmopolitisme de l'Orient, elle était commandée par un Italien, Riciotto Canudo servant à titre étranger. Comme aux Dardanelles, il a manqué à la fois une unité de vue entre alliés ainsi que des hommes et du matériel pour emporter la décision face à l'adversaire ; " en octobre 1915, l'armée d'Orient, qui n'était pas une armée, se trouvait jetée sans rien dans un pays dépourvu de tout ". Après l'échec aux Dardanelles, c'était l'échec en Serbie. La stratégie périphérique apparaissait comme une impasse.

Retranchée à Salonique, l'armée française reçoit peu à peu des renforts de métropole et d'Afrique du Nord. A la différence de ce qui s'est passé à Gallipoli, des unités de tirailleurs ainsi que des escadrons de cavalerie sont dirigés sur la Macédoine. Les Bulgares sont majoritairement des Chrétiens orthodoxes, l'état-major redoute donc moins la fraternisation même si quelques troupes turques sont présentes sur le front. Quant au relief, plaines et vallées peuvent permettre le déploiement des Spahis et chasseurs d'Afrique. Ce sont cependant les troupes métropolitaines qui sont majoritaires. A leurs côtés, les troupes alliées s'étoffent également. C'est ainsi que Français, Britanniques, Russes et Italiens cohabitent tant bien que mal alors que le dispositif allié monte en puissance. En mai 1916, 115.000 Serbes, reformés à Bizerte et Corfou, débarquent à leur tour à Salonique. Pour renforcer les effectifs, le général d'Amade suggère d'enrôler 20.000 volontaires grecs, réfugiés d'Asie mineure. Leur haine des Turcs en feraient d'excellents soldats, et leur encadrement ne coûterait rien à l'armée française puisqu'il serait assuré par des officiers grecs démissionnaires. Par crainte de difficultés diplomatiques avec la Grèce, toujours neutre, le ministère de la Guerre n'autorisa que la formation d'un seul bataillon constitués d'anciens sujets ottomans, " à l'exclusion de tout ressortissant de pays neutre ". De même, l'offre de chefs irréguliers grecs proposant les services de plus 3.000 anciens combattants des guerres balkaniques fut repoussée.


Troupes serbes photographiées lors d'une revue à Bizerte. Source bizerte-et-region.com

Ces hommes, il faut les habiller, les nourrir, les loger, or tout manque, la Grèce est un pays pauvre et les conditions sanitaires sont déplorables. Après le froid de la campagne d'hiver 1915 en Serbie, il faut affronter la chaleur de l'été 1916 en Macédoine, et avec elle le paludisme. Les pertes sont énormes, " harcelés par les moustiques et les mouches dengues, ils grelottaient de fièvre, vomissaient une bile âcre et, soudain, anémiés, la figure émaciée, les yeux jaunes, s'écroulaient secoués par un grand frisson de froid auquel succédaient des transpirations déprimantes ". L'état sanitaire est encore aggravé par le typhus ou la dysenterie causée par la mauvaise qualité de l'eau. Le moral souffre aussi des permissions rares. Le zouave Victor Sebag ne peut rentrer à Tunis qu'au bout de 17 mois de campagne. Et le voyage de retour vers la France ou l'Afrique du Nord se fait la peur au ventre en raison des risques constants de torpillage, les sous-marins allemands rôdant dans l'Adriatique et en mer Méditerranée.


Battage du blé au camp de Podgorica (Monténégro). Sous-développés économiquement, les Balkans peinent à nourrir les armées qui y stationnent. Une étude de l'œuvre accomplie par l'armée d'Orient et publiée par le journal " l'indépendant " en 1918 parle d'un outillage agricole " préhistorique ". Mais n'oublions pas que près de la moitié de la population française est encore rurale en 1914, aussi ce ne sont pas les " poilus " qui manquent pour faire les travaux des champs afin de nourrir les troupes. Cette scène bucolique ne doit pas faire oublier que ces soldats ont mené une guerre éprouvante. Photo aimablement communiquée par Mme Nicole Rouffiac.

Le mot cruel de Clémenceau sur les " embusqués " et " les planteurs de salades de Salonique" fut une formidable injustice envers les souffrances terribles de ces hommes. D'autant plus que les opérations militaires n'ont jamais cessé entre 1915 et 1917, mais comme en France, le front s'est enlisé dans une guerre de tranchées. Il s'est même étendu vers l'ouest, en Albanie. Cela amène les troupes françaises à affronter des bandes d'irréguliers, mi-pillards mi-guerriers, les " Comitadjis " bulgares ou albanais. Dans ce genre de mission, les chasseurs d'Afrique et les Spahis multiplient patrouilles et coup de main pour sécuriser les voies de communication, évoluant dans un paysage de montagnes et de forêts, coupés de ravins et de lacs ; c'est un milieu propice à la guérilla qui explique que les opérations se soient concentrées dans les vallées.

Or, aucune opération d'importance ne permet justement de faire progresser le front balkanique en 1916. L'année suivante voit la situation géopolitique régionale devenir d'une complexité plus grande encore, la Roumanie qui s'est rangée aux côtés des Alliés est écrasée et signe un armistice. La Russie sombre dans le chao de la révolution, amenant la dislocation des brigades russes présentes en Macédoine. Le seul progrès notable est le basculement de la Grèce dans le camp allié, ce qui met fin à l'attitude ambiguë du gouvernement hellène. Mais au final, les années 1916 et 1917 apparaissent bel et bien comme des années perdues.

Ce n'est qu'en 1918 que le front d'Orient connut une évolution notable. En juin 1918, le général Franchet d'Esperey, venu du front ouest, prend le commandement des armées alliées sur le front d'Orient. Cela représente une masse de 600.000 hommes. L'offensive combinée qu'il lance le 18 septembre amène enfin la rupture du front et permet d'amorcer enfin une guerre de mouvement. L'épisode le plus célèbre est la prise d'Uskub, en Macédoine, par la cavalerie d'Afrique (Chasseurs d'Afrique et Spahis) du général Jouinot-Gambetta. Le repli des forces allemandes et bulgares tourne à la déroute. Sofia est occupée début octobre, et le 5 l'armée Bulgare capitule. La cavalerie française est à la frontière roumaine le 21 octobre. Le 30, les Turcs capitulent à leur tour. L'Autiche signe un armistice séparé le 3 novembre. Tout l'édifice des puissances centrales s'est écroulé en quelques semaines. Le 11 novembre, privée d'alliés, l'Allemagne capitulait. Etait-ce cependant la fin de la guerre pour les Africains ? Loin de revenir chez eux, ils allaient partir pour de nouvelles aventures. La situation géopolitique évolue en effet de façon radicale en Europe centrale ainsi qu'au Proche-Orient, entre 1918 et 1920, et les troupes françaises se retrouvent impliquées dans de nouvelles missions, ce qui ne manque pas de toucher le moral de ces hommes qui pensaient enfin rentrer chez eux : " Et voilà ! Nous pensions la guerre terminée dans l'euphorie et il fallait partir pour la Russie faire la guerre aux Bolcheviks ".


Patrouille de chasseurs d'Afrique dans la région d'Uskub (1918). Collection particulière.

Ultime épreuve, le Corps expéditionnaire d'Orient est fauché par l'épidémie de grippe espagnole qui atteint l'Europe en 1918 : " Cette grippe éclaircissait nos rangs mieux que n'aurait fait la plus dure attaque (…) Notre cher et brave commandant de la 6ème, le capitaine de réserve Duchêne-Marullaz (dans le civil, colon en Algérie) était aussi couché sur une paillasse, dans l'unique chambre d'une maison de paysans serbes ". C'est sans regrets que la plupart des combattants quittèrent le front, meurtris d'avoir perdus tant de camarades et d'avoir vu leur participation dans la victoire si peu reconnue.

En tout, plus de 70.000 poilus (armée d'Afrique, troupe métropolitaine, troupes coloniales) reposent aujourd'hui en terre balkanique. Leur mémoire devait être entretenue. Dès 1921, l'Association des anciens poilus d'Orient soutint le projet d'un mémorial qui vit le jour à Marseille et fut inauguré le 24 avril 1927. Dans la capitale plusieurs voies publiques rappellent cet épisode : Rue Pierre de Serbie, Avenue de Salonique, rue de l'armée d'Orient (inaugurée le 9 mai 1979). Il n'en reste pas moins que ce front reste peu connu du grand public. Cinéma et littérature évoquent peu ce théâtre d'opérations. Le film " Capitaine Conan " de Bertrand Tavernier (1996) est l'un des rares à l'évoquer. L'accueil fut d'ailleurs à l'époque mitigé. Critique et public furent pris à contrepied par une œuvre qui non seulement montrait une violence assumée mais aussi des hommes qui n'étaient pas présentés sous un angle de victimes mais de guerriers. Dans le cadre compassionnel qui " victimise " aujourd'hui les poilus, le film dérangeait. Il est cependant à noter qu'un véritable travail de " réhabilitation " est accompli aujourd'hui par des historiens français et étrangers. Un colloque international s'est ainsi tenu à l'automne 2015 en Macédoine sur la Grande guerre. L'école française d'Athènes travaille de son côté à rétablir la mémoire du front d'Orient à travers un programme pluriannuel qui s'étendra de 2016 à 2019, en liaison avec la commission du centenaire de la Grande Guerre. Et n'oublions pas le rôle de l'Association Nationale pour le Souvenir des Dardanelles et Fronts d'Orient. Tous ces combattants méritaient qu'on rappelle et défendent leur mémoire. J'espère que ce petit article y aura contribué.
Frédéric Harymbat.
Auteur de l'ouvrage : " Les Européens, d'Afrique du Nord dans les armées de la libération française (1942-1945).
Avec son aimable autorisation.

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Mis en ligne le 25 juillet 2016

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