Etat des lieux en 1837

On l'a dit à la tribune : la question d'Alger a fait cette année quelques progrès. Les partis du moins se sont rapprochés ; d'un côté on ne parle plus avec autant de confiance de la colonisation de la régence entière, et de l'autre on ne songe plus à l'abandon ; loin de là, on a proposé l'occupation militaire des points principaux du littoral.

Des hommes habiles et soigneux de l'honneur de la France ont dit au gouvernement : " Fondez à Alger un grand établissement maritime qui montre formellement aux yeux de l'Europe l'intention de garder votre conquête. " Et ces paroles ont trouvé du retentissement, parce qu'en résumant toutes les discussions passées, elles ont répondu aux besoins et aux désirs qui depuis six ans se manifestent dans la France entière. Un discours prononcé par l'un de nos plus honorables députés, M. Bresson, a surtout mérité l'attention de la chambre, et, selon nous, il a parfaitement éclairé l'esprit public, sur le véritable état des choses ; c'est que cet orateur a étudié le pays dans le pays même, qu'il l'a étudié sans préventions, sans esprit d'intérêt particulier ou seulement de parti, sans passion par conséquent, mais avec autant de calme que du conscience, et dans le but seul d'éclairer ses collègues. Sa parole a donc été recueillie avec attention, et nous ne balançons pas à le dire, c'est sur les conclusions de ce discours que le gouvernement doit aujourd'hui réfléchir, puisqu'il, est enfin sorti du système d'incertitude et de déception dans lequel il s'était naguère embarrassé pour suivre une direction plus franche et une marche plus positive, car la vérité est dans ce discours, et l'honneur du pays ne saurait être mieux soutenu.

Nous le reconnaissons, le gouvernement a enfin jeté un regard d'intérêt sur nos possessions d'Afrique, et la plus grande preuve qu'on en puisse donner, c'est le désir qu'il a si fortement exprimé de substituer la paix à une guerre incessante qui n'amenait jamais que de misérables résultats, et dont le moindre inconvénient était sans nul doute d'entretenir contre nous l'animosité des peuples de l'intérieur, et cet amour de combat et de brigandages auquel les porte leur instinct national.

La résolution de traiter avec Abd-el-Kader, doit avoir, selon nous, d'heureux résultats ; et il y avait bien quelque générosité à l'adopter, car elle entraînait nécessairement avec elle une grande responsabilité.

Toutefois, si nous approuvons cette innovation qui, en constituant définitivement la paix, fait certainement plus que n'ont fait toutes nos expéditions réunies, si nous reconnaissons son influence favorable sur les destinées ultérieures de nos possessions, nous ne pouvons nous dispenser de blâmer en quelques points le traité tel qu'il a été admis, non pour faire de l'opposition, mais pour signaler une faute grave dans laquelle on est tombé, et qu'on ne saurait trop reprocher à celui qui l'a commise, car il faut éviter qu'un second traité, s'il avait lieu, n'éprouvât la même réprobation.

Nous n'entendons pas parler ici de la forme peu imposante avec laquelle les conférences ont eu lieu. Si nous en jugeons par les habitudes générales de ce peuple, et surtout par les renseignements qui nous sont parvenus sur le caractère d'Abd-el-Kader en particulier, elles ont dû nécessairement donner une idée bien faible de notre force et de notre grandeur ; ici nous ne voulons attaquer que certains articles de ce traité, parce qu'ils se rattachent à notre sujet, et qu'ils portent atteinte à notre puissance à venir sur le rivage de l'Algérie.

Nous avons souvent entendu dire aux Arabes et même à des Maures de l'intérieur : " A nous la terre, à vous la mer, " et ces hommes qui comprenaient très bien la question de paix entre les peuples africains et nous, voulaient dire par là ; " A nous l'intérieur, à vous le littoral. " C'est dans ce sens que nous aurions voulu voir rédiger le traité. En l'état actuel des choses, ce n'eût été bien certainement qu'une simple formule, car personne n'a l'idée d'occuper tout le littoral ; mais un jour, peut-être, nos descendants nous reprocheront-ils de n'avoir pas consacré ce principe dans le traité de la Tafna. Et nous-mêmes, si intéressés à exercer une police sévère sur toute l'étendue de cette côte, couverte chaque année de navires de commerce et même de corailleurs, nous ne pouvons manquer au premier instant de déplorer cet oubli inconcevable.
Répétons-le, il fallait que tout le littoral de la régence, sans exception, fût à nous, afin de mettre ainsi une barrière entre les peuples de l'intérieur et la mer ; il fallait refouler à quelques lieues dans les terres les prétentions de l'émir, non seulement c'eût été agir avec prudence, mais on peut dire que c'était le seul moyen de mettre d'une manière assurée les Arabes sous notre dépendance, et de conserver sans partage notre influence auprès d'eux. Sans cette condition fondamentale, il ne devait point y avoir de traité possible, même, c'était tenir peu compte du succès que nos armes venaient d'obtenir, et après lequel nous venions généreusement proposer la paix.

Cette partie de la côte de la régence sera donc morcelée, divisée ; pour aller d'un point à un autre, d'Arzeu, par exemple, à Mostaganem, le trajet n'est que de sept à huit lieues, il faudra, de toute nécessité, faire route par mer, car, sur terre, ce serait le sol étranger qu'on foulerait ; et quelle que soit la bonne volonté de l'émir et L'intérêt de sa politique, pourra-t-il bien étendre sa police jusque chez les peuples qui habitent le voisinage de la mer, et les obliger à nous respecter comme des alliés ; d'un autre côté est-il impossible que les forces d'une autre puissance viennent s'intercaler dans nos domaines. Sans doute, le traité dit qu'Abd-el-Kader ne pourra pas disposer d'un point du littoral sans le consentement de la France ; mais ce ne sera pas l'émir qui en disposera, seulement il ne pourra empêcher qu'on s'y place, et, dans ce cas, il trouvera, sans difficulté, des moyens évasifs : jamais les Arabes n'en ont manqué.

Ne valait-il pas mieux cent fois étendre moins avant dans les terres notre territoire d'Oran, laisser, par exemple, aux Arabes l'immense lac de la Sebga, qui ne peut nous être d'aucun avantage, et pousser nos limites plus dans l'est, en prolongeant toute l'étendue du littoral au moins jusqu'à la rive gauche du Schélif, qui est, sans contredit, le fleuve le plus important de toute l'Algérie ; alors on ne les eût pas fixées au marais du la Macta, dont le nom seul aurait dû être un motif d'exclusion, et l'on eût enveloppé dans notre territoire Mostaganem et Misigran. Depuis quand donc la force n'est-elle plus dans l'union ?

C'est à la suite de tous les débats qui ont retenti cette année à la Chambre des députés, et en voyant les conséquences qu'on on a tirées, c'est en considérant mûrement la nature des événements qui se sont passés depuis quelques mois dans la province d'Oran, et en prévoyant quel pourra être bientôt le sort de nos possessions d'Afrique, si le gouvernement poursuit la tâche qu'il parait s'être imposée, que nous avons eu l'idée d'examiner, en détail, le port d'Alger, et d'émettre notre opinion sur les espérances qu'il peut offrir. Notre manière de voir paraîtra peut-être de quelque poids, quand on saura que nous nous sommes livrés à une étude spéciale de ce sujet, et que l'un de nous a rempli, pendant deux ans et demi, les fonctions de directeur de ce port ; on peut croire d'ailleurs à notre impartialité et à notre désintéressement, car non seulement nous n'avons aucun intérêt particulier dans la colonie, nais nul département, nulle ville de commerce ne nous a chargés de son mandat ; en un mot, aucune espèce d'obligation, aucune sympathie exclusive ne sauraient modifier ici notre impartialité.

La France, on le sait trop bien, a fait déjà d'immenses sacrifices pour Alger, et elle n'en a encore retiré aucun fruit ; il est donc permis de croire qu'il y a eu jusqu'à présent un vice fondamental dans les mesures que l'on a prises ; et comment en serait-il autrement, quand on voit que nous n'avons cessé de marcher de système en système ; car, il faut bien le dire, nous n'avons pas nommé de gouvernement à Alger, nous sommes restés flottants entre mille opinions différentes, et si nous avons adopté tour à tour quelques modes d'exécution, ce n'a pu être que momentanément, les ministres eux-mêmes n'ayant jamais le temps de faire un choix définitif. Si bien donc que, de système en système, de projets avortés en mesures inexécutées, nous en sommes venus à un état d'atonie vraiment déplorable, et qui laisserait peu d'espoir, si Alger ne se soutenait, pour ainsi dire, par sa jeunesse et par l'énergie de la volonté nationale ; n'en doutons pas, d'ailleurs, il reste encore des hommes habiles et des moyens efficaces qui promettent une vie plus active à notre conquête, et qui font prévoir un avenir meilleur.

Quel que soit aujourd'hui le parti que l'on prenne à son sujet, quel que puisse être le nouveau système que l'on se décidera à lui appliquer (puisque l'on a fait si bonne justice de la question d'abandon) ; que ce soit la colonisation ou l'occupation militaire qui l'emporta, l'expérience doit avoir prouvé que la construction d'un grand port, d'un vaste établissement maritime, doit précéder toute tentative d'amélioration ; à nos yeux mêmes c'est la question fondamentale, c'est la base de toute espèce d'occupation en Afrique, et l'Europe devra voir dans l'adoption de cette mesure un manifeste qui lui prouvera que la France garde définitivement ce qu'elle a si loyalement conquis.
SANDER RANG, Officier supérieur de la Marine et FERDINAND DENIS.
FONDATION DE LA RÉGENCE D'ALGER - OBSERVATIONS SUR LE PORT D'ALGER - (extrait)
TOME II. PARIS
J. ANGÉ, ÉDITEUR, RUE GUÉNÉAUD, N° 19 VERSAILLES, MÊME MAISON, LIBRAIRIE DE L'ÉVÊCHÉ, RUE SATORY, 28. ET LA LIBRAIRIE ORIENTALE DE Mme DONDY-DUPRÉ. 1837

Livre numérisé en mode texte par : Alain Spenatto. 1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.
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Mis en ligne le 25 mai 2011

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