Premier juillet 1962, tandis que dans une formidable explosion de joie les Algériens fêtent leur indépendance, les pieds-noirs accablés par effondrement de leur rêve d'une Algérie française, déferlent sur le Midi. Après sept ans de guerre due à l'enracinement de cette minorité forte cependant d'un million d'hommes (de personnes ndlr), la France se trouve brutalement confrontée à la plus forte migration de l'époque contemporaine. Parmi les très nombreux problèmes qu'elle pose on a tenté d'approfondir celui de la réinstallation des agriculteurs dans le Midi. Ne formaient-ils pas en Algérie un groupe socio-économique dominant qui par la suite pouvait avoir une action profonde dans une zone elle aussi en grande partie agricole(1) ?

I LA REINSTALLATION
A. Un phénomène méditerranéen

La population rapatriée se fixe essentiellement dans le Sud de la France. Le Midi en retient 45 100, l'Aquitaine environ 18 100, la région parisienne 21 100. Les agriculteurs quant eux se cantonnent à plus de 93 % dans le Midi aquitain et méditerranéen. L'Aquitaine elle seule permet la réinstallation d'un peu plus de 60 % d'entre eux On a cependant préféré étudier l'impact de ces agriculteurs pieds-noirs dans le Midi parce qu'ils arrivent dans un milieu à peu près intact et figé. Il n'a connu ni la réinstallation des colons du Maroc et de Tunisie, ni la migration d'agriculteurs venant d'autres régions de France, ni de fréquents changements d'exploitation Deux chiffres le prouvent. En Aquitaine de 1962 à 1968 40 % seulement des agriculteurs qui changent d'exploitation ou qui en prennent une pour la première fois sont des rapatriés. Dans le Midi ils représentent 85 % des agriculteurs qui effectuent un changement ou une première installation.
Il convient cependant de souligner la faiblesse numérique de cette réinstallation. Elle concerne seulement 823 chefs de famille soit environ 500 personnes, non compris les salariés agricoles. Elle porte sur 307 exploitations couvrant environ 62 000 ha. Globalement comme à l'intérieur de chacune des zones du Midi, la surface qu'ils détiennent reste donc peu importante.
Il n'y a pas eu accaparement du sol même si les méridionaux se sont sentis submergés au moment où les rapatriés cherchaient se réinstaller, même si aujourd'hui encore les pieds-noirs apparaissent plus nombreux qu'ils ne le sont en réalité : leur influence n'étant à la mesure ni de leur nombre ni de la surface qu'ils occupent.
Zones Exploitations Surfaces SAU au moment de la réinstallation
Nombre Surfaces en Ha Surfaces en Ha
Aude polyagricole 155 soit 11,85 % 12 906,56 soit 20,89 % 7 170,29 soit 25,96 %
Languedoc 406 soit 31,06 % 17 448 soit 28,22 % 12 458,48 soit 45,12 %
Plaines rhodaniennes 218 soit 16,68 % 6 677,06 soit 10,81 % 5 041,17 soit 18,25 %
Provence intérieure 103 soit 7,89 % 5 796,82 soit 9,39 % 2 385,95 soit 8,64 %
Littoral 134 soit 10,25 % 926,09 soit 1,50 % 561,76 soit 2,03 %
Corse 291 soit 22,26 % 18 011 soit 29,16 % -----
Total 1 307 soit 100 % 61 765,53 soit 100 % 27 617,65 soit 100 %

Au niveau de la petite région agricole la répartition apparaît plus inégale encore fig1. Aux zones vides et aux bastions isolés s'opposent des zones d'occupation plus dense, des " nuages " et enfin des noyaux où les domaines deviennent contigus Ainsi les rapatriés ont-ils tendance à fuir les régions pauvres comme les garrigues ou la moyenne montagne pour se concentrer dans les " bons pays ".

Il s'agit soit des régions aux ressources agricoles déjà intéressantes comme la plaine languedocienne, soit de celles qui permettront des cultures intensives nouvelles et pionnières périmètres irrigués par la C.N.A.B.R.L. , région hyéroise qu'ils voueront à la floriculture industrielle sous serre, maquis de la plaine orientale de Corse qu'ils transformeront en une nouvelle Mitidja. Aussi faut-il regretter que parmi les 21 à 22 000 agriculteurs fixés dans le Midi, un nombre aussi limité ait réussi à se recaser dans l'agriculture et que la réinstallation d'éléments cependant dynamiques ne constitue pas la réussite éclatante qu'elle aurait pu être(2)

B . Les raisons de la faiblesse numérique et des difficultés actuelles

Seuls les individus dotés d'une solide force de caractère et pourvus de moyens financiers non négligeables parviennent à retrouver leur profession.
Car l'agriculture de l'Algérie et celle du Midi diffèrent profondément Au lieu d'apparaître comme élément moteur de l'économie, l'agriculture méridionale évolue difficilement paralysée en amont par des structures inadéquates et en aval par un marché mal organisé Le reclassement des pieds-noirs est certes possible mais après la longue et délicate recherche d'une exploitation fonctionnelle, c'est-à-dire susceptible d'assurer le niveau de vie auquel ils sont habitués. Ils doivent faire face aux conséquences de leur choix initial. Seuls les viticulteurs qui retrouvent une exploitation de même type apparaissent nettement favorisés par rapport à leurs compatriotes. Tous les autres doivent s'initier soit aux nuances climatiques locales, soit à une agriculture intensive plus savante et plus délicate que celle qu'ils pratiquaient en Algérie. Ainsi au lieu de l'aisance et d'une certaine facilité, le Midi propose l'existence étriquée des agriculteurs moyens ou la vie difficile et incertaine de ceux qui veulent aller de l'avant.
D'autre part la fiction soigneusement entretenue de l'union organique et indissoluble de la France et de l'Algérie conduit à l'absence de prévoyance des pieds-noirs, à laquelle s'ajoute l'absence d'une véritable politique de reclassement professionnel(3). Convaincus qu'ils demeureraient en Algérie, les pieds-noirs arrivent en France traumatisés par la brutalité de l'exode.
Ce manque de préparation psychologique retarde ou interdit leur réintégration en métropole. Et ce d'autant plus qu'à peu près tout leur avoir (terres, immeubles, capitaux) reste bloqué en Algérie. Le gouvernement de son côté se laisse surprendre. L'accueil improvisé à la dernière minute repose en fait sur des bénévoles. Les mesures de reclassement apparaissent notoirement insuffisantes et inadaptées. Des prêts plus importants auraient permis de choisir une exploitation plus intéressante. Le remplacement d'une partie du moyen terme par un long terme aurait donné la possibilité d'opérer des transformations plus rapides et plus complètes. En effet, plus de 31 % de la surface reprise par les pieds-noirs est en friche, près de 69 % de leurs exploitations sont dépourvues de tout matériel, près de 55 % ne possèdent aucun bâtiment. Il s'agit dans la plupart des cas, d'exploitations à remettre en état ou à créer à partir de terres en friche. Enfin l'échelonnement des prêts et des subventions entre 1962 et 1970 (le gouvernement semblant céder par à-coups à la pression des rapatriés) a les mêmes effets : il freine le développement de l'exploitation et ne fournit pas aux individus la possibilité de montrer leur véritable capacité.

II L'ORIGINALITE DU GROUPE

Socialement la réinstallation se situe entre les extrêmes. On rencontre aussi peu de véritables seigneurs de la terre que de petits agriculteurs marginaux. La plupart des rapatriés se fixent sur des exploitations moyennes et grandes. Les pieds-noirs apparaissent en second lieu comme les tenants d'une agriculture pensée et dynamique. L'agriculteur pied-noir est un spécialiste qui se réserve les travaux très mécanisés en culture sèche ou certains travaux délicats, la taille par exemple. Il est surtout celui qui décide et fait exécuter.
A l'image du paysan besogneux ou du grand propriétaire absentéiste, il substitue celle du technicien, du chef d'une entreprise qu'il entend gérer comme une affaire industrielle et qui doit s'assurer un niveau de vie confortable.
Les pieds-noirs apportent ainsi leur conception d'une agriculture capitaliste fondée d'une part sur la possession d'un capital personnel et plus encore emprunté et d'autre part sur le risque. Ils sont novateurs par goût et par nécessité puisque la lourdeur du financement à base de prêts, les accule à choisir la ou les cultures les plus rentables même si elles sont nouvelles pour eux et souvent pour la région. La rapidité de leurs décisions, leur aptitude à saisir toute innovation technique, leur turbulence les opposent la viscosité de la paysannerie méridionale. Certes, ils ne transforment pas brutalement et radicalement toute l'agriculture du Midi(4). Ils n'ont pas mis au point des techniques révolutionnaires. Mais la nouveauté résulte tout d'abord de la fréquence des transformations qu'ils opèrent dès leur entrée sur exploitation.
L'exode les fouette. Ils se rappellent brusquement qu'ils sont les descendants de colons défricheurs. Leur obstination, leur sérieux et au fond d'eux-mêmes, leur désespoir les poussent " à reprendre les choses en main " sans qu'ils oublient toutefois qu'ils ont l'habitude de jouir un niveau de vie élevé.
De là leur recherche de l'efficacité maximale. Par la suite, beaucoup améliorent structure, infrastructure, habitat. Nombre d'entre eux effectuent des expériences techniques culturales ou variétales. La plupart intensifient l'agriculture de leur prédécesseur, soit en plantant un vignoble de qualité, soit en améliorant les assolements (dans l'Aude polyagricole ou en Provence intérieure par exemple), soit en passant d'une polyculture extensive à l'arboriculture industrielle ou au maraîchage intensif. Beaucoup enfin ont recours aux techniques de pointe : ils sont ainsi les pionniers de la serriculture maraîchère et florale. La nouveauté réside aussi dans leur vision globale de l'exploitation. La plupart d'entre eux comprennent en effet que leur domaine forme un tout et ils tentent de modifier tous les secteurs de production susceptibles de constituer des freins : de l'infrastructure aux modes de commercialisation. L'importance qu'ils accordent à la mise en place de réseaux de vente individuels ou collectifs est d'ailleurs très nouvelle pour le Midi

III L'IMPACT REGIONAL

Ce groupe original joue un rôle qui dépasse largement son faible poids numérique. Leur propre conception de l'agriculture inscrit plus ou moins nettement dans le paysage selon la densité de leur implantation et selon la qualité du milieu rural qui limite leur action au cadre de leur domaine ou qui lui permet d'en déborder. Leur influence va donc du simple effet de démonstration au remodelage profond de l'espace. Il agit un effet d'entraînement ponctuel dans l'Aude polyagricole, dans le Languedoc viticole, en Provence intérieure ; d'un entraînement régional dans les périmètres irrigués du Languedoc oriental et dans les plaines rhodaniennes où à côté des agriculteurs de pointe, ils sont les tenants de l'arboriculture et du maraîchage industriels. Ils sont enfin les créateurs d'un nouveau paysage avec la floriculture sous serre dans le Var, la monoviticulture et le verger industriel dans la plaine orientale de Corse.
Ce rayonnement très positif cache cependant un malaise profond. L'intégration des pieds-noirs se réalise sans heurt notoire dans le Midi mais leur situation a radicalement changé. La société rurale pied-noir n'occupe plus la première place Elle perd aussi sa mainmise sur la vie politique locale et Régionale. Individuellement de même, les pieds-noirs sont perdants. Leur situation actuelle est presque toujours inférieure ou à peine équivalente celle qu'ils avaient en Algérie et leur agriculture apparaît plus fragile que celle des autochtones. Elle repose en effet sur l'appropriation personnelle du sol qui englouti une part trop importante du capital. Les pieds-noirs n'ont donc pas assez ou pas de réserve de trésorerie ce qui les met la merci des calamités agricoles et des crises de méventes celle des pommes par exemple.
Ils ont eu d'autre part une politique systématique d'investissements : en fait, d'emprunts massifs. Car ils se fixaient sur des exploitations à remettre en état ou à créer et ils ont choisi des cultures nouvelles, coûteuses et souvent hasardeuses, telles l'arboriculture ou la floriculture industrielle qui devaient précisément leur permettre de faire face à leurs engagements financiers. Spécialisée, volontiers spéculative, l'agriculture des pieds-noirs apparaît donc souvent comme un pari sur un avenir dont aucune étude prévisionnelle n'a déterminé les grandes lignes. De là les échecs définitifs, de là aussi, le déséquilibre budgétaire qu'une véritable indemnisation supprimerait. Car si à présent les échecs limités entre 10 et 15 % du total traduisent des erreurs individuelles les difficultés financières de la plupart des exploitations proviennent essentiellement de l'absence d'une politique cohérente du gouvernement.
Mais n'est-ce point poser le problème de la rentabilité des exploitations de pointe, quel qu'en soit le propriétaire et par-delà celui de l'avenir de l'agriculture méridionale ? La localisation des rapatriés permet de souligner l'opposition entre zones dynamiques et déprimées. Ne faudrait-il pas dans ces dernières, accepter le recul (peut-être momentané) de l'agriculture ?
Dans les zones plus dynamiques, la présence des pieds-noirs met en évidence un certain nombre de freins que rencontre la modernisation de l'agriculture.
Il y a tout abord le problème du choix des cultures et au-delà celui des prévisions en agriculture, à moins que l'on accepte de faire de l'agriculture un jeu de hasard. Il y a ensuite et surtout le problème foncier. Dans quelle mesure une agriculture reposant sur appropriation personnelle du sol ne constitue-t-elle pas un non-sens économique, ne serait-ce que parce qu'elle fige des structures que l'on souhaite souples pour adapter aux conditions de la production ? Mais la réinstallation des pieds-noirs montre aussi l'importance du capital humain en agriculture, notamment dans une agriculture aussi spécialisée que celle du Midi. Chaque agriculteur de pointe, quelle que soit son origine, peut par son action, déclencher un véritable processus de développement en chaîne.

Brun Françoise. La réinstallation des agriculteurs pieds-noirs dans le Midi méditerranéen.
In: Annales de Géographie. 1974, t. 83, n°460. pp. 676-683. doi : 10.3406/geo.1974.18960

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1974_num_83_460_18960

(1)Cf Françoise BRUN La Réinstallation des Français d'Algérie dans l'agriculture du Midi Méditerranéen. Thèse de doctorat d'Etat soutenue en avril 1973. Imprimerie de l'Université de Lille 811p. Bien que le fait soit très récent la documentation origine administrative ne permet pas sa reconstitution Il fallu procéder une enquête par questionnaire et de très nombreuses enquêtes sur le terrain famille par famille. Les conclusions que l'on peut déduire de cette documentation riche, vivante, foisonnante même, pourraient être taxées de subjectivité.
En fait, chaque renseignement a été confronté à ceux que l'on recueillait sur les exploitations voisines des agriculteurs autochtones et ceux que fournissaient les techniciens agricoles. Sa formation permet en outre au géographe d'échapper à ce reproche. C'est donc, guidée par un esprit d'observation sans cesse critique, que nous avons abordé cette étude de géographie des mentalités.
(2) La majorité des agriculteurs doit en effet renoncer à une réinstallation agricole le plus souvent faute de moyens financiers suffisants ou en raison de leur âge. Beaucoup de personnes âgées déjà retirées de la vie active avant l'indépendance mènent ici une vie étriquée alors que le contexte économique et social de l'Algérie leur permettait de jouir d'un niveau de vie honorable Pour d'autres, l'exode marque le début d'une retraite, en fait d'une vie médiocre à laquelle leur existence passée ne les avait pas préparés. Seuls quelques très gros colons conservent, bien qu'inactifs, un niveau de vie confortable Parmi ceux qui dès leur retour tournent résolument le dos à une agriculture insuffisamment rentable à leurs yeux, pour se lancer dans des entreprises commerciales ou financières, seule une minorité connaît une indéniable réussite économique et sociale.
(3) Les agriculteurs prévoyants qui achètent avant l'indépendance ne représentent que 13 % des agriculteurs réinstallés, mais ils détiennent 37 % du sol. Ainsi à cette date, la réinstallation prend généralement le visage de la grande et même de la très grande propriété capitaliste.
(4) Leur venue provoque l'ouverture du marché mais ne bouleverse pas les structures foncières : ils sont trop peu nombreux et surtout ils installent à 80 % sur une exploitation déjà constituée. Trois exceptions la Crau où ils créent des exploitations moyennes à partir de parcelles détachées de la très grande propriété ; le littoral varois où le morcellement de petites exploitations familiales représente en fait une amélioration de la structure de production dans la mesure où la culture florale industrielle sous serre qu'ils introduisent, valorise ces toutes petites surfaces ; en Corse où ils remplacent le maquis par un nouveau parcellaire de grande taille tracé au cordeau.

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Mis en ligne le 13 dec 2010
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