Les Exilés
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Aujourd'hui, nous nageons dans les flots d'une rivière dont la source s'est tarie derrière nous. Aucun espoir ne subsiste de remonter le courant. Nous ne sommes pas des émigrants, car les émigrants savent que, derrière eux, leur pays continue et qu'un jour peut-être ils y retourneront. Nous ne sommes pas non plus des rapatriés. La vérité, c'est que nous sommes - et encore plus que les Alsaciens Lorrains repliés en Dordogne - des réfugiés. Nous attendons. Nous ne savons quoi, mais nous attendons. Il serait difficile pour les Français d'avoir tout a fait bonne conscience. La droite s'est servie de nous, la gauche nous a calomniés et le gaullisme nous a trompés. Pendant l'été 1962, Charles (Robert Ndlr) Boulin alors ministre des Rapatriés a assure que nous n'étions que des vacanciers en métropole pour la durée de l'été. En septembre suivant, son collègue Alain Peyrefitte a ajouté que trois sur quatre d'entre nous reprenaient déjà le bateau. Tout était prêt ici pour que nous restions là-bas. De la France, nous voyons tout clairement : son administration, ses lois, son fonctionnement. Au moins tout ce qui est au grand jour comme on voit un arbre depuis le tronc jusqu'au faite. Mais pas ses racines. Et nous discernons mal les ressorts secrets qui se bandent puis se mettent silencieusement en marche au fond des âmes, qui dictent le comportement, les réactions, les sentiments. Nous ne sommes de ce pays que pour mieux toucher du doigt combien encore nous en sommes différents. Ce qu'on accepte d'un étranger même naturalisé, on l'admet plus difficilement d'un Français.
On imagine mal ici ce qu'a été notre tragédie. C'est comme si, après l'exode de 1940, aucun Français n'était plus jamais rentré chez lui. Apres de pareilles épreuves et en un temps où les nationalismes se fanent, peut-on attendre de nous des sentiments cocardiers ? Beaucoup des nôtres ne sont plus que des Français non pratiquants. Le mieux est de laisser faire le temps.
A la fin de ce livre, je m'aperçois que je parle indistinctement de Bab-el-Oued, de l'Algérie et de ma mère. Si je confonds ces trois destinées, ce n'est pas parce que je suis la pente naturelle qui ramène les Pieds-Noirs à leur drame, mais parce qu'en vérité, elles ne peuvent se séparer. Bab-el-Oued, où ma mère vivait, était le bourgeon terminal de cet olivier généreux qu'était l'Algérie. Et soudain, je me rends compte qu'en dépit de son étymologie qui le voudrait du féminin, je n'ai pu jamais en parler qu'au masculin. C'est un juste hommage, a moitié involontaire seulement. Dans L'Eté à Alger, Albert Camus a écrit : |
Mis en ligne le 03 octobre 2023