Le blocus de Bab el-Oued: 23 au 27 mars 1962

Dans Le Figaro du Vendredi 23 Mars 1962, le général de Gaulle écrit à son premier ministre, Michel Debré, une brève missive :
" Mon cher Premier Ministre, tout doit être fait sur-le-champ pour briser et châtier l'action criminelle des bandes terroristes d'Alger et d'Oran.
Pour cela, j'ai, sachez-le, entièrement confiance dans le gouvernement, dans le haut-commissaire de la République et dans les forces de l'ordre. Veuillez le dire aux intéressés.
Bien cordialement. Charles de Gaulle.
"
Le jour même, la transmission et l'exécution de cet ordre sera chose faite.

Fortement représentatif du petit peuple des Français d' Algérie, fournissant à l' O.A.S. le gros de ses troupes et de ses commandos, Bab-el-Oued, quartier populaire européen situé à l'Ouest de la capitale, est le foyer de l'insurrection des forces conservatrices qui, pour certaines, en dépit du contexte politique désastreux, continuent à lutter pour la survie de l'Algérie française ; concentrant à ce titre les attaques des forces de l'ordre, ce quartier est soumis, à partir du 23 mars 1962, à un blocus qui durera quatre jours.

Dans le cadre de cette opération, Bab el-Oued se voit imposer un couvre-feu de vingt-trois heures sur vingt-quatre au cours duquel sa population de soixante mille âmes dispose d'une heure par jour pour sortir et faire des courses, les forces de l'ordre ne laissant passer le ravitaillement qu'au compte-gouttes.


Un événement tragique, dès le début du blocus, vient donner au commandement le motif de précipiter l'intervention, d'écraser l'insurrection par la force et d'exercer des représailles sur la population :
à la suite d'une méprise due à un caporal autochtone qui, à partir d'un camion militaire, menace de faire ou fait usage de son arme (les deux versions diffèrent selon les sources) (1), les commandos O.A.S., d' une manière fort inconsidérée, ouvrent le feu, tuant un lieutenant, sept soldats appelés et blessant quinze autres appelés.
La journée avait pourtant bien débuté pour l'O.A.S., un de ses commandos ayant réussi à désarmer une patrouille d'appelés sans tirer un seul coup de feu.

L'irréparable était commis annihilant par là même tous les espoirs de voir l'armée se soulever à nouveau…
Aussitôt -et durant toute la journée- les forces militaires et de police affluèrent. Des milliers de soldats, gendarmes et C.R.S. encerclèrent le quartier
Des barrages de fils de fer barbelés furent dressés. Bab-el-Oued était isolée du reste du monde…
La Délégation Générale était en liesse. Le quartier serait privé de renforts et de ravitaillements. Enfin ! le règlement de compte allait pouvoir avoir lieu !
Bab-el-Oued, le symbole de la résistance en Algérie, allait recevoir le châtiment qu'elle méritait depuis longtemps déjà !

Ailleret qui depuis Juillet 1961, avait été nommé en remplacement de Gambiez, fulminait. Pour l'encourager dans sa fermeté, l'Elysée lui avait offert sa quatrième étoile.
Son prestige était en jeu ainsi que celui de tous ses acolytes : Fouchet, haut commissaire en Algérie, Morin, délégué général, Vitalis Cros, préfet d'Alger-, Debrosse, commandant la gendarmerie mobile.

La riposte du commandant en chef est sans appel : à côté des escadrons de gendarmerie mobile, des compagnies républicaines de sécurité (C.R.S.) et de la troupe, il fait intervenir des blindés, des avions de chasse et des hélicoptères armés ; la population est avertie que toute circulation dans les rues, toute présence aux fenêtres et sur les balcons l'exposeront au feu des forces de l'ordre ; deux escorteurs d'escadre, le Surcouf et le Maillé-Brézé, avec leurs pièces d'artillerie jumelées de cent vingt-sept millimètres, mouillent à vue en rade d'Alger.

Pendant quatre jours, Bab-el-Oued allait vivre un véritable cauchemar. Pendant quatre jours elle sera isolée du reste du monde, sans ravitaillement et sans soin.
Alors, la foule algéroise se pressa devant les fils de fer barbelés qui ceinturaient le quartier et implora le service d'ordre de mettre fin au blocus. Devant le refus systématique des autorités qui tenaient à aller jusqu'au bout de leur vengeance, la solidarité Pieds-Noirs allait prendre un acte bien méridional.
On collecta des vivres pour les assiégés qui les hissaient à l'aide de couffins tirés par des cordes jusqu'aux étages.
Mais bien vite, la préfecture de police interdira les collectes, le couvre-feu intégral sera maintenu et Christian Fouchet, la voix hautaine, auto satisfaite, adjura sur les ondes de la télévision les Français d'Algérie, de faire confiance à la France (!) et de refuser de suivre les assassins de l'OAS !!!

Bab-el-Oued, la citadelle du pataouète, le quartier de la joie méditerranéenne et de la douceur de vivre, allait subir un terrible châtiment par le fer et par le feu.
Les premiers chars qui se présentèrent, tirèrent sans discontinuer sur les façades tandis que deux hélicoptères et quatre chasseurs T6 (2) menèrent une vie d'enfer aux tireurs retranchés sur les toits.

La puissance de feu était telle que les quelques officiers aguerris qui se trouvaient là, se croyaient revenus à la seconde guerre mondiale.
Les habitants se jetaient sous les lits alors que leurs vitres volaient en éclats et que les balles de mitrailleuses 12/7 et les obus occasionnaient dans les murs des trous énormes.

De toute part les blindés affluaient vomissant leurs nappes de feu et d'acier. Ils écrasaient les voitures en stationnement, montaient sur les trottoirs et éventraient les devantures des magasins.

Derrière eux, suivaient les forces de l'ordre qui, aussitôt, investissaient maison après maison, se livrant à de sauvages perquisitions :
meubles brisés, matelas éventrés et à l'arrestation systématique de tous les hommes en âge de porter une arme. Des milliers d'Européens étaient ainsi arrêtés et regroupés dans les quartiers musulmans, sous les quolibets et les insultes.

Durant l'assaut, les façades et les terrasses des immeubles sont pilonnées aux obus de trente-sept millimètres et à la mitrailleuse lourde, faisant des victimes et des dégâts dans les habitations.

Deux commandants de régiment, arguant de la clause de conscience prévue dans le règlement général des armées, déclarent qu' ils ne participeront pas au nettoyage de Bab-el-Oued ;
le premier est mis sur le champ à la retraite et le second renvoyé en métropole avec soixante jours d' arrêts de forteresse ; voici ce que Georges Fleury (3) écrit sur cette phase de la bataille :

" Jamais sans doute les gendarmes et les C.R.S., manœuvrant sous la protection serrée de bataillons d'infanterie, de blindés et d'hélicoptères, n'ont mis autant de hargne à exécuter une mission.
Ayant pour certains le sentiment de venger enfin les morts des barricades (4), ils saccagent des centaines d'appartements, dont ils ont parfois défoncé la porte sans attendre qu'on leur ouvre.


L'insulte facile, usant de coups au moindre geste suspect, bousculant des femmes qui tentent de les empêcher de vider leurs tiroirs ou d'éventrer leurs matelas, les gendarmes et les C.R.S. ratissent immeuble après immeuble en subissant encore de-ci de-là le tir de quelques desperados qui s'attirent une intense réplique des mitrailleuses des blindés
.

L'historien Jean Monneret précise (5) qu' " A 17 heures, l'Armée de l'Air intervint avec des T6 et mitrailla les immeubles. "

Le sous-lieutenant Rémy Madoui rapporte (6) que faisant partie, avec sa section, des troupes de bouclage du quartier, il a été relevé de son commandement et renvoyé dans son corps avec un rapport de nature à le faire comparaître devant une cour martiale pour avoir permis à des familles françaises, contraintes de camper sur les trottoirs dans le froid et la nuit, de rentrer chez elles.

Pour compléter l'isolement, on coupa les 8.000 téléphones qui reliaient encore les assiégés au reste du monde, ainsi que la lumière.
Les habitants furent privés de ravitaillement et le couvre-feu permanent établi sur le champ. Les forces de l'ordre reçurent la consigne de tirer à vue sur " tout ce qui bougeait " et on interdit l'accès du quartier aux médecins.
A 20h, il ne restait plus que 20 hommes qui menaient un héroïque combat d'arrière garde pour permettre à leurs camarades rescapés de prendre la fuite par les égouts.
A 21h, des ambulances quittèrent le ghetto avec, à leur bord, les derniers résistants. La bataille était finie.

À l' issue de la bataille, le 27 mars 1962, les commandos O.A.S. ne devront leur survie qu'à la complicité d'un officier commandant d'unité et de gradés qui les laisseront s'échapper au travers de l'étanche dispositif de bouclage, ce qui démontre que les troupes engagées dans cette lutte ne sont pas toutes acquises à leur mission et que, tout en se soumettant aux exigences du service, une partie d'entre elles mettent leurs actes en accord avec leurs conscience.

Dans les appartements dévastés, on pleurait les morts et on s'efforçait de soigner les blessés.
Qui saura jamais le nombre des victimes ? Car à Bab-el-Oued, on soigne ses blessés et on enterre ses cadavres soi-même…

Beaucoup de ces victimes n'avaient en rien participé au combat. Un gamin de quinze ans, Serge Garcia, fut tué dans son appartement ;
une enfant de dix ans, Ghyslaine Grès, fut abattue d'une rafale à l'intérieur de sa maison…
C'était la litanie du désespoir : Blessés et malades manquant de soins, jeunes enfants saisis de convulsion, femmes enceintes prises par les douleurs… et puis, ce bébé de quarante-cinq jours intoxiqué par la fumée dans son berceau en flammes et cette petite fille blessée à la jambe que la gangrène menace…
Nicolas Loffredo, Maire de Bab-El-Oued témoignera à ce sujet : " Nous sommes intervenus auprès des autorités en faisant remarquer que des bébés étaient en train de mourir. Un officier de gendarmerie me répondit : " Tant mieux ! Plus il en crèvera, mieux ça vaudra ! Il y en aura moins pour nous tirer dessus ". Et comme nous demandions qu'on enlève au moins les morts, il a éclaté : " Vos cadavres, mangez-les ! "

Un goût âcre persistait au fond des gorges, l'odeur de la poudre et du sang stagnait dans les ruelles, des débris de toute sorte donnaient aux ombres habituelles de la rue des contours mystérieux, c'était un monde inconnu qui s'étendait sur chacun.
Mais pour autant, le calvaire des habitants européens n'était pas fini et la fouille systématique se poursuivait avec une hargne et une haine inqualifiable.
Après le passage des " forces de l'ordre ", il ne restait plus rien d'utilisable : à la place des écrans de téléviseur, apparaissait un grand trou noir comme une image fixe de la mort.
Les divans, les fauteuils et les matelas étaient crevés comme des sacs de son. Les meubles n'avaient plus de porte, plus de tiroirs, les gravures et les photographies familiales étaient arrachées des murs et piétinées, les bibelots s'entassaient, le linge traînait de-ci de-là, les réfrigérateurs étaient renversés et le ravitaillement détruit.
Les familles étaient abattues, toutes leurs " richesses " étaient là, réduites en détritus et en poussières. Tout le sacrifice d'une vie !

Faute de statistiques fiables, le nombre des victimes de ces journées n'est qu'approximatif : il serait de vingt morts (trente-cinq prétendent les habitants) et de trois à quatre fois plus de blessés ; parmi les tués figurent des enfants, dont une fillette de dix ans.

En Métropole cependant, on ignorait ce qu'était réellement Bab-el-Oued. On ignorait que ses habitants étaient tous des ouvriers et de surcroît, les plus pauvres de la terre algérienne.
On ignorait que quatre vingt pour cent d'entre eux étaient communistes inscrits au parti et, qu'écœurés par l'attitude du P.C.F, ils avaient tous déchiré leur carte.
Pourtant ce sont eux qui fourniront la majeure partie des commandos Delta de l'OAS et c'est parmi eux que se trouveront les plus courageux et les plus tenaces.
Pouvait-on, sans faire sourire, les qualifier de nantis et de fascistes ?

Lundi 26 mars. Bab-el-Oued avait pris le tragique visage de Budapest.
Mais, le blocus était maintenu ; la faim tenaillait les ventres, les perquisitions et les arrestations se poursuivaient et lorsqu'un blessé était découvert, on le traînait par les pieds jusqu'aux camions et là, on le " balançait " par dessus bord.
Tout autour du réduit, la population était toujours amassée tentant l'ultime offensive du cœur : " Nous voulons rester Français… Vous n'avez pas le droit de nous combattre et de nous livrer… Notre crime le plus grave c'est de trop aimer notre pays… "
Alors des tracts firent leur apparition conviant la population du Grand Alger à se rendre, dès 15h, drapeaux en tête et sans armes à Bab-el-Oued dans le but de tenter d'infléchir le traitement inhumain infligé aux 50.000 habitants de ce quartier. Le drame couvait…

Synthèse d'un article du Lieutenant-colonel Armand Bénésis de Rotrou " Monographie sur les faits ayant entraîné le déclin précipité de l'Algérie française " http://www.midiassurancesconseils.com/MonographieChuteAlgerieFrancaise.htm et d'un article de José Castano http://www.nationspresse.info/?p=77775

(1) Une autre version fait état " d'un appelé musulman qui fit claquer sa culasse en armant son pistolet mitrailleur… ". Ndlr
(2) T. 6 (dit Texan) - Avion d'appui au sol armé de quatre mitrailleuses et de six roquettes.
(3) Georges Fleury, Histoire secrète de l'O.A.S., page 638.
(4) La semaine des barricades désigne les journées insurrectionnelles qui se sont déroulée du 24 janvier au 1 février 1960 à Alger durant la Guerre d'Algérie (1954-1962). Son instigateur Pierre Lagaillarde (28 ans) député d'Alger (et ex-parachutiste) ainsi que ses acolytes Joseph Ortiz (47 ans), patron du bar algérois le Forum, et Robert Martel (42 ans), agriculteur de la Mitidja, organisent une manifestation au cours de laquelle une partie de la population algérienne d'origine européenne et musulmane2manifeste son mécontentement face à la mutation en métropole du général Massu, le 19 janvier 1960, sur décision du président Charles de Gaulle. Des barricades sont dressées rue Michelet et rue Charles Péguy. (wikipedia)
(5) Jean Monneret, La phase finale de la guerre d'Algérie, page 76.
(6) Rémy Madoui, J'ai été fellagha, officier français et déserteur - Du FLN à l' OAS, pages 298 et 299.

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Mis en ligne le 16 mai 2011

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