Pieds-noirs : la valise ou le cercueil
Le FLN voulait-il des Pieds-noirs ?

Science & Vie : Les Pieds-noirs auraient-ils pu rester en Algérie ?

Guy Pervillé : La réponse habituelle est : oui, s'il n'y avait pas eu l'OAS, dont les crimes racistes ont creusé un fossé de haine infranchissable entre les communautés. Mais l'OAS était un produit de cette guerre, et du terrorisme du FLN. Supposer qu'elle aurait pu ne pas exister est anti-historique.

S&V : La véritable question n'est-elle pas alors : le FLN voulait-il que les Pieds-Noirs restent ?

GP : En effet. On s'est longtemps contenté de citer les textes du FLN appelant les Algériens d'origine européenne ou juive à soutenir son action pour mériter leur place dans l'Algérie future. Par exemple, cette lettre circulaire aux Européens de la wilaya 4, à l'été 1961, qui évoque " l'union de tous les Algériens sans discrimination raciale ou religieuse ", " la réconciliation nécessaire entre tous les enfants sincères de l'Algérie " (in Harbi-Meynier, Le FLN, documents et histoire, p. 597). Mais pourquoi ces appels ont-ils si peu convaincu ? Et même si leurs auteurs étaient sincères, avaient-ils le pouvoir de tenir leurs promesses ? On peut sérieusement en douter.
D'abord parce que d'autres tracts du FLN étaient inamicaux, voire menaçants à l'égard des Européens. Le slogan " la valise ou le cercueil " n'est pas une invention des " ultras ", mais se trouve déjà dans des tracts du PPA diffusés dans des boîtes aux lettres à Constantine au printemps 1946.

S&V : Mais au-delà des discours du FLN, il y a ses actes...

G.P : Oui. Le 20 août 1955, dans le Nord-Constantinois, le FLN a entraîné des foules musulmanes à massacrer des Européens sans distinction d'âge ni de sexe (notamment à El Halia et Aïn-Abid), pour venger les victimes de la répression antérieure, et pour provoquer des représailles aveugles afin de séparer les deux communautés par un infranchissable fossé de sang. L'un des responsables de cette action, Lakhdar ben Tobbal, a reconnu dans ses Mémoires inédits qu'il avait toujours refusé de fréquenter des Européens : " Bons ou mauvais, je ne faisais pas de différence. Je les considérais comme des occupants ". Abane Ramdane, la tête politique du FLN d'Alger, avait une position plus nuancée. La plateforme qu'il fit adopter en août 1956 par le Congrès de la Soummam dénonçait deux " erreurs impardonnables " : " mettre dans le même sac tous les Algériens d'origine européenne ou juive ", et " nourrir l'illusion de pouvoir les gagner entièrement à la cause de la libération nationale " ; elle préconisait " l'isolement de l'ennemi colonialiste (...) en neutralisant une fraction importante de la population européenne ". Abane fit adhérer au FLN quelques centaines de personnes en les convainquant que la Révolution algérienne n'était pas une guerre de races ou de religions, mais en février 1956 il avait menacé la population européenne de " représailles terribles " si la France faisait exécuter les patriotes algériens condamnés à mort, et il tint parole après les premières exécutions à Alger le 19 juin 1956. A partir du 30 septembre 1956, les attentats à la bombe devinrent fréquents dans les quartiers européens d'Alger. Plusieurs témoignages publiés en Algérie depuis l'indépendance confirment que des ordre d'abattre " un Européen, n'importe quel Européen, pourvu que ce soit un Européen " ont bien été donnés. L'action du FLN aboutit donc à un affrontement peuple contre peuple, " race contre race ", délibérément provoqué.

S&V : N'est-ce pas l'épuration ethnique avant l'heure ?

G.P : On peut le soutenir.

S&V : L'OAS serait alors la réponse du berger à la bergère ?

G.P : Le terrorisme de l'OAS a été une riposte à celui du FLN. S'indigner du premier en oubliant le second relève de l'inconscience ou de l'hypocrisie. Il ne doit pas y avoir deux poids et deux mesures pour juger des actes semblables.
Ceux qui, au nom de l'OAS, ont chassé les musulmans des quartiers européens par des meurtres en série et les ont harcelés dans leurs quartiers par des bombardements de mortier ou des explosions de voitures piégées sont mal placés pour condamner les représailles du FLN. De même, le déchaînement tardif de l'OAS ne peut justifier rétroactivement le terrorisme que le FLN avait fait subir à la population européenne depuis des années. En 1961, le FLN a travaillé pour l'OAS en multipliant les attentats au moment où de Gaulle ordonnait une trêve unilatérale des opérations militaires offensives, permettant ainsi à l'OAS de se présenter en seul défenseur des Français d'Algérie. En 1962, au contraire, l'OAS a travaillé pour le FLN en traitant tous les musulmans en ennemis.

S&V : Mais, à ce jeu, l'OAS et les Pieds-Noirs ne pouvaient que perdre.

G.P : Oui, et Salan l'avait compris ; mais il ne réussit pas à se faire obéir. Selon le Journal de Jean Ferrandi, le docteur Pérez avait été désigné par Jean-Jacques Susini comme le responsable de cette dérive, mais Degueldre et Susini (d'après le témoignage de Micheline Susini, De soleil et de larmes, Robert Laffont 1982, pp. 191-192) ont eux aussi fini par juger nécessaire de chasser les musulmans des quartiers européens.

S&V : Pourquoi les Pieds-Noirs n'ont-ils pas été des Israéliens ? Pourquoi n'ont-ils pas créé les armes à la main leur Etat à la fois contre la France et contre le FLN ?

G.P : L'opposition des " Pieds-Noirs " à l'indépendance de l'Algérie sous l'autorité du FLN était désavouée par le monde entier (à l'exception du Portugal et de l'Afrique du Sud), contrairement à la création de l'Etat d'Israël en 1947-1948.
De plus, l'OAS était dirigée par des officiers français qui invoquaient l'unité de la République française pour légitimer leur action. Pourtant, une directive du 20 octobre 1961 signée Salan envisageait toutes les éventualités, y compris celles d'une République française d'Algérie et d'un partage, au moins comme expédients provisoires ; on y lit cette remarque : " si les Pieds-Noirs ne sont pas capables de faire ce qu'ont fait les Israéliens, alors de Gaulle a raison ". Deux chefs du Front nationaliste, Michel Leroy et René Villars, convaincus par Jean Sarradet, ont voulu traiter avec le gouvernement sur la base du droit à l'autodétermination des " Pieds-Noirs ", en prenant contact avec un haut fonctionnaire de la Délégation générale, René Petitbon. Mais la direction de l'OAS a fait exécuter les deux premiers pour trahison. Par la suite, Susini a tenté de négocier un accord entre Algériens avec l'Exécutif provisoire, et invité les Français d'Algérie à voter oui au référendum du 1er juillet 1962.

S&V : En chassant tous les Européens, le FLN n'a-t-il pas perçu qu'il privait l'Algérie de ses cadres ?

G.P : Il semble que non. Daniel Lefeuvre a montré l'absence de réflexion proprement économique des dirigeants du FLN, convaincus que le problème algérien était essentiellement politique. Pour eux, l'Algérie était un pays naturellement riche, victime du " pillage colonial ", et il suffirait de " récupérer les richesse nationales " pour assurer la prospérité de son peuple. C'était sous-estimer " les contraintes économiques et sociales réelles qui pesaient sur le développement du pays ".
Le départ de presque tous les cadres en 1962 a plongé l'Algérie dans une crise économique profonde ; seule l'aide financière française lui a évité la faillite, jusqu'à ce que la nationalisation du pétrole et du gaz en 1971 lui donne les moyens de son indépendance.

S&V : Les accords d'Evian ne devaient-ils pas assurer le maintien de la présence européenne ?

G.P : Oui, mais le FLN les a désavoués secrètement, en adoptant sans débat le programme de Tripoli (fin mai-début juin 1962), qui préconisait de réviser la " plateforme néocolonialiste " d'Evian pour construire une société socialiste, et d'encourager les Européens à partir. Mohammed Harbi a reconnu que les deux camps qui s'affrontèrent en 1962 pour le pouvoir - GPRA d'un côté, Etat-major général de l'ALN et Bureau politique du FLN de l'autre - voulaient également " l'élimination totale des Européens ". Le président du GPRA, Ben Khedda, s'est félicité que la Révolution ait réussi à " déloger du territoire national un million d'Européens seigneurs du pays ". Ahmed Ben Bella ne pouvait concevoir " une Algérie indépendante avec 1.500.000 (sic) pieds-noirs ". Le colonel Boumediene aurait regretté en 1975 l'absence de " 60.000 spécialistes français d'Algérie qui nous manquent pour faire décoller notre pays ", mais il qualifiait les biens nationalisés de " butin de guerre ".

S&V : N'y-a-t-il pas dans ce désir de chasser les " colons " le désir, plus archaïque, décrit par Frantz Fanon, de se " mettre dans le lit du colon " ?

G.P : En effet, Frantz Fanon affirmait en 1961 dans son dernier livre, Les damnés de la terre, que le rêve de tout colonisé était de prendre la place du colon. Mais comment dix millions d'Algériens musulmans auraient-ils pu prendre la place d'un million de " Pieds-Noirs " ? Cette politique des dépouilles était une solution de facilité : elle a permis à une minorité d'accaparer les postes de direction, les emplois et les logements, sans que les générations suivantes puissent profiter d'une telle aubaine. Trente ans plus tard, la propagande islamiste exploitait le mécontentement des jeunes défavorisés contre ces " nouveaux pieds-noirs ", et le sociologue algérien M'hamed Boukhobza (assassiné en 1993) voyait l'une des difficultés majeures de la société algérienne dans " la contestation généralisée du poids et du rôle joué par ces élites que l'on peut qualifier d'illégitimes ".
La volonté de construire une Algérie indépendante sans les " Pieds-Noirs " peut s'expliquer aussi par le désir de se retrouver entre soi, entre Arabes et entre musulmans, pour renouer avec le passé en effaçant 132 ans d'intrusion française.

S&V : L'idée de ramener l'Algérie à ce qu'elle était en 1830 n'était donc pas qu'un fantasme pervers de l'OAS ?

G.P : La proclamation du FLN, datée du 31 octobre 1954, avait défini son but comme étant " la restauration de l'Etat algérien souverain, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques ", ce qui était pour le moins ambigu. Son idéologie juxtaposait sans véritable synthèse la défense de l'identité arabo-islamique traditionnelle et le désir d'adopter les idées modernes venues de France. C'est la première tendance qui a pris le dessus. Par exemple, le code de la nationalité algérienne voté en 1963 a défini comme " Algériens d'origine " tous ceux qui avaient des ancêtres musulmans (même les harkis), et obligé les natifs d'Algérie non-musulmans qui voulaient être algériens à demander leur naturalisation (même ceux qui avaient participé à la guerre de libération nationale). Les députés élus en septembre 1962 sur la liste unique du FLN pour représenter les Algériens d'origine européenne ou juive ont justement protesté contre ce reniement des promesses du Congrès de la Soummam. Définir la nationalité algérienne par la religion musulmane, c'était tout simplement inverser la discrimination juridique faite par l'Algérie coloniale (jusqu'à l'ordonnance du 7 mars 1944) entre les citoyens à part entière non-musulmans, et les sujets musulmans.

Les Pieds-Noirs n'ont pas fini de hanter l'Algérie...

G.P : Ils sont d'une certaine façon au cœur de la contestation actuelle du pouvoir. Le FLN a engagé l'avenir du pays par sa décision de chasser les Français d'Algérie, et beaucoup d'Algériens pensent aujourd'hui que leurs malheurs viennent en partie de là. D'où l'accueil chaleureux qu'ils réservent aux " Pieds-Noirs " de passage : " Nous n'avions pas voulu que vous partiez ". Mais les dirigeants, eux, en avaient décidé autrement.
Guy Pervillé. Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse - Le Mirail (France).
Interview réalisée par le rédacteur en chef de Science et vie hors série, Jean Lopez (T 1207 pp. 129-140 et 143).

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Mis en ligne le 30 octobre 2011

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