" Quoi qu'il arrive, la France protégera ses enfants et les musulmans qui voudront rompre avec les parties intéressées. "
Charles de Gaulle, le 20 décembre 1960.

Eté 1962 Les accords de cessez-le-feu prévoyaient une amnistie ! Les anciens supplétifs de l'armée Française y crurent. Beaucoup le payèrent de leur vie. Après un demi-siècle, la blessure est toujours ouverte.

La scène est insoutenable. Les frères Dougane, totalement nus, se tiennent debout depuis dix heures, le nez transpercé par un fil de fer au bout duquel est suspendu un poids de 2 kilos. Couverts de sang coagulé, ils se sont écroulés plus de cinquante fois, relevés à chaque fois par leurs gardiens, à coups de pied et de crosse. Des hommes et des femmes ne cessent de les frapper à coups de bâton. La mort sera leur délivrance.

Qui étaient ces hommes ?
Des anciens supplétifs de l'armée française en Algérie : des harkis. Leur supplice a été décrit par le colonel Bernard Moinet, révolté par le sort de ses anciens compagnons d'armes après la cessation des hostilités concrétisée le 18 mars 1962 par la signature des accords d'Evian (Voir notre n° 3929).
Des scènes comme celle-ci se multiplieront après la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, le 5 juillet 1962. Les plus acharnés dans les représailles étant les " marsiens " (par allusion au mois de la signature des accords d'Evian), nationalistes de la dernière heure dont le zèle meurtrier visait à occulter leur prudence initiale

Qui étaient ces supplétifs ?
En janvier 1955, le gouverneur général de l'Algérie, Roger Leonard, crée 34 groupes mobiles de police rurale (GMPR), transformés en 1958 en groupes mobiles de sécurité (GMS). On en comptera 110 en 1962.
En septembre 1955, son successeur, Jacques Soustelle, met en place les sections administratives spécialisées (SAS), dont la protection est assurée par des makhzens composés de 20 a 50 hommes armés (moghaznis).
En 1961, le nombre des SAS, chargées non seulement de l'administration mais aussi de l'enseignement et de la santé des populations dans les endroits les plus reculés, s'élèvera à 700, protégées par 19 000 moghaznis.
Les harkis proprement dits voient le jour en février 1956 à l'initiative du général Lorillot, commandant en chef en Algérie (le mot arabe harka signifie "mouvement").

En 1961, seront recensées 800 harkas regroupant au total 60 000 combattants. En 1957 sont créés des groupes d'autodéfense (GAD) dans les villages ayant - théoriquement - échappé à l'emprise du Front de libération nationale (FLN). Ces GAD rassembleront, comme les harkas, environ 60 000 hommes.
Ces supplétifs sont, militairement parlant, d'inégale valeur. A coté des groupes d'autodéfense, constitués de fellahs ("paysans") armés de fusils de chasse ou de lebels de l'autre guerre, de nombreux harkis se révèleront des combattants éprouvés. Parmi eux se distingue le commando Georges : une unité mythique, archétype des "commandos de chasse" institues par le général Challe et crées à Saida, en Oranie, par le colonel Bigeard avec des rebelles ralliés et devant son nom a son chef, le commandant Georges Grillot.
Au total, combien furent-ils, ces musulmans combattant sous le drapeau tricolore ?
Les effectifs s'élèveront at leur maximum, en janvier 1961, à 60 000 harkis, 19 000 moghaznis et 8 000 GMS.
Soit, en y ajoutant les musulmans servant dans l'armée régulière (la conscription a été instaurée en 1912) et dans les groupes d'autodéfense, une troupe trois ou quatre fois plus nombreuse que l'Armée de libération nationale du FLN.

Des raisons diverses expliquent les engagements. Le général Maurice Faivre, qui eut sous ses ordres, comme capitaine, une harka en Petite Kabylie, observe : " Au tout début de la guerre, nombreux dans la population étaient ceux qui étaient acquis a l'idée d'indépendance parce qu'ils souhaitaient que leur dignité et leurs droits soient reconnus. " Les méthodes violentes du FLN rejetèrent une partie d'entre eux vers la puissance tutélaire.

Le patriotisme des soldats des deux guerres mondiales

S'y ajouta un certain patriotisme pro-français, partagé notamment par beaucoup d'anciens combattants des deux guerres mondiales et de la guerre d'Indochine (mais certains chefs de la rébellion étaient, eux aussi, d'anciens combattants, parfois prestigieux comme l'ancien adjudant Ben Bella).
Derrière ce patriotisme, la conviction que la France gagnerait la guerre et ne quitterait jamais l'Algérie. Une conviction renforcée par le retour au pouvoir, en 1958, du général de Gaulle, personnage charismatique, au début peu avare de promesses : " L'Algérie est organiquement une terre française, aujourd'hui et pour toujours " ; " Moi vivant, le drapeau du FLN ne flottera jamais sur Alger ", etc.

Il y eut enfin " la motivation alimentaire " : s'engager dans les supplétifs, c'était l'assurance d'une solde, d'avantages en matière de logement, de santé, etc., et une manière de subvenir aux besoins familiaux. A mesure que le général de Gaulle dévoilait, par étapes, ses intentions profondes, le doute s'installa chez les volontaires. La plupart restèrent cependant fideles à leur drapeau d'autant que leurs officiers, en toute bonne foi, leur affirmaient qu'ils ne seraient jamais abandonnés. Les meilleurs, parmi lesquels les commandos de chasse, sachant en outre qu'ils n'avaient rien à espérer d'un adversaire qu'ils avaient durement étrillé.

Signés le 18 mars 1962, les accords d'Evian consacrèrent la vocation de l'Algérie à l'indépendance, sanctionnée par un referendum d'autodétermination dont l'issue ne faisait aucun doute.
Ils stipulaient une amnistie générale, précisant : " Nul ne pourra faire l'objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d'une discrimination quelconque en raison d'opinions émises à l'occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination, d'actes commis à l'occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. " En Outre, " aucun algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni repêché d'en sortir ". Beaucoup de supplétifs rendirent leurs armes et choisirent de regagner leur ville ou leur village. Or la fraction la plus intransigeante du FLN, incarnée par le colonel Boumediene et son armée des frontières, n'accordait aucune valeur aux accords d'Evian. L'armée française, en application du cessez-le-feu entré en vigueur le 19 mars, se trouvait enfermée dans ses casernes et ses cantonnements, sans pouvoir intervenir en cas de violation de ces accords.

Les " marsiens " voulaient en découdre tout de suite, les durs du FLN se promettant d'agir systématiquement contre les " traitres " et les " collaborateurs " après la proclamation de l'indépendance.
Le général Faivre écrit : " C'est à partir de juillet 1962, au lendemain de la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, et surtout du 15 juillet, que débutent les massacres organisés dans pratiquement toutes les régions de l'Algérie. "

Le 10 août (Ben Bella et Boumediene ont alors balayé le gouvernement provisoire de Benkhedda), le colonel de la wilaya I (Sud-Constantinois) déclare : " Les musulmans ayant collaboré avec la France seront impitoyablement punis par le peuple. Les supplétifs et leurs familles seront employés au déminage. " Dans la wilaya II (Nord-Constantinois), les anciens harkis et leur famille sont de la même manière employés au déminage, à mains nues, de la zone du barrage électrifié édifié par les Français pendant la guerre pour interdire le territoire algérien aux troupes du FLN basées en Tunisie.
Les supplices infligés aux anciens supplétifs défient l'imagination. Ils sont émasculés, écorchés vifs, bouillis, écartelés, coupés en morceaux, sommairement abattus, individuellement ou par groupes entiers. Les femmes sont violées, les enfants égorgés. Le nombre des victimes, sur lequel les historiens semblent aujourd'hui s'accorder, se situerait entre 60 000 et 80 000.

Paris s'alarme d'un possible exode massif

L'ampleur des massacres suscite à deux reprises, le 19 septembre et le 13 novembre 1962, les protestations de l'ambassadeur de France en Algérie, Jean-Marcel Jeanneney. " Il ne se passe pas de jour que l'on ne relève en différents points du territoire algérien des arrestations, des tortures, des exécutions. " Une protestation qui relaie celle du gouvernement français " contre des actes qui portent atteinte aux dispositions des accords d 'Evian sur la sécurité des personnes ".

Et puis ? Six mois plus tard, la Croix- Rouge comptera encore 2 400 harkis incarcérés dans les prisons des grandes villes, et 13 500 dans des camps sur l'ensemble du pays.
Certains supplétifs, aidés par leurs anciens officiers, s'échapperont, d'autres n'y parviendront pas. En effet, le gouvernement français, alarmé par l'exode massif des pieds-noirs, auquel il ne s'attendait pas, et redoutant parallèlement une arrivée massive de musulmans, donnera des directives précises pour endiguer ce mouvement. Avant même la proclamation de l'indépendance, le principal négociateur des accords d'Evian, Louis Joxe, ministre d'Etat chargé des Affaires algériennes, rappelle dans un télégramme secret adressé le 16 mai 1962 a Christian Fouchet, haut-commissaire de France à Alger, que " toutes initiatives individuelles tendant à installation métropole Français musulmans sont strictement interdites ". Une mise en garde renouvelée le 15 juillet, ordonnant de " bien faire rechercher tant dans l'armée que dans l'administration, les promoteurs et les complices de ces entreprises de rapatriement, et faire prendre les sanctions appropriées ". Précision du ministre :
" Les supplétifs débarqués en métropole, en dehors du plan général, seront renvoyés en Algérie. "

Finalement, 21 000 supplétifs seront rapatriés en 1962, 15 000 en 1963 puis encore 5 340 de 1965 a 1968, familles comprises, d'autres rejoignant la France par leurs propres moyens et avec l'aide de ceux qui avaient été leurs chefs et leurs compagnons d'armes.

Ils vivront dans des camps sur le plateau du Larzac, a Bourg-Lastic, Saint-Maurice-l'Ardoise, Bias ou Rivesaltes, employés a des travaux agricoles et forestiers.
Leur intégration sera longue et difficile (mais certains de leurs enfants, comme Jeannette Bougrab, actuelle secrétaire d'Etat a la Jeunesse, feront une brillante carrière). En 2003, Jacques Chirac, président de la République, instaurera une journée nationale d'hommage aux formations supplétives de l'armée française, fixée au 25 septembre de chaque année.

CLAUDE JACQUEMART
- Valeurs actuelles 29 mars 2012

A lire "Harkis, soldats abandonnés." Témoignages, préface de Pierre Schoendoerffer, XO Editions, 256 pages, 29,90 €.
"Ahmed ? Connais pas...", de Bernard Moinet, Clempica, 2002.

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Mis en ligne le 09 avril 2012

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