L'élément civil en 1869

La population européenne de l'Algérie, défalcation faite de l'armée, dont le chiffre varie entre 75 et 80,000 hommes, peut être décomposée comme il suit :

Français. .... 120,000
Allemands. . . . 35,000
Espagnols. . . . 30,0.00
Divers. .... 15,000
Total. . . 200,000
Le contingent français a été, en majeure partie, fourni par la Lorraine, l'Alsace, le Jura, la Gascogne et les départements pyrénéens, c'est-à-dire par l'est et le midi de la France (1).
(1) En 1848, 10,000 Parisiens se sont portés vers l'Algérie, trompés par les rapports séduisants mais inexacts du Gouvernement, sur la fécondité du sol. Ces colons en expectative, complètement impropres aux travaux agricoles, sont bien vite rentrés dans la mère patrie. De plus, à l'avènement de l'Empire, un certain nombre de déportés politiques ont été internés dans la colonie, mais ils ne lui ont apporté qu'un concours insignifiant et temporaire, car ils sont restés dans les villes jusqu'au moment où il leur a été permis de rentrer dans leur pays natal.

Des Allemands sont venus de la Bavière, de la Saxe, des différents duchés de la Suisse ;
Les Espagnols, de leurs provinces orientales et. méridionales, depuis Barcelone jusqu'à Gibraltar, et plus particulièrement des villes ou villages situés à proximité de la mer.
Quant aux 15,000 divers, ce sont des Italiens, des Belges, des Corses et des individus sans nationalité bien connue.

Lorsque le Gouvernement français s'est vu contraint de reculer les barrières de ses premières conquêtes, il a fait un appel aux émigrants. Un grand nombre de nos compatriotes y ont répondu ; les Allemands et quelques Espagnols les ont bientôt suivis, et tous ces éléments divers ont fourni le noyau de la colonie actuelle.
La majorité des Français s'est portée immédiatement, non vers les concessions offertes, mais dans les grandes villes, où l'ouvrage n'a jamais fait défaut aux bons sujets désireux d'employer utilement leurs bras. Ce n'est que bien plus tard que quelques-uns, soit par nécessité, soit par goût, se sont adonnés à l'agriculture aux environs des villes ou dans certains postes avancés. Le plus petit nombre a suivi les colonnes, étape par étape, se fixant où elles s'arrêtaient et s'adonnant à une foule de petites industries. Mais lorsque la soumission successive des Arabes, en ramenant la paix et l'ordre dans l'intérieur, est venue retirer aux grands centres une partie de ces petits corps d'armée qui faisaient vivre les hommes à leur suite, ces derniers commencèrent à s'apercevoir que la voie qu'ils avaient suivie jusque-là, si elle était la plus facile et la plus fructueuse, n'était pas la plus durable, et comme leurs ressources diminuèrent rapidement, ils se trouvèrent bientôt dans la nécessité de rentrer dans la voie, colonisatrice, la voie agricole, et de demander les concessions qu'ils avaient refusées. Elles leur furent accordées ; mais, malheureusement, plus commerçants qu'agronomes, plus mobiles que sédentaires, plus entreprenants que persévérants, dépensiers, aimant le plaisir, enfin, mal dirigés, mal établis dans des lieux malsains, sur des espaces insuffisants, ils réussirent peu et rentrèrent dans les villes. Ceux qui, néanmoins, eurent assez d'énergie, de persévérance pour lutter contre les obstacles qui avaient abattu leurs camarades en Algérie, virent leurs efforts couronnés du succès qui accompagne toujours le travail et la conduite ; et, s'ils ne sont pas encore riches aujourd'hui, ils le seront dès que la propriété individuelle créée en territoire arabe aura déterminé la valeur réelle de la terre et des constructions.

Les Espagnols se sont fixés de préférence, d'abord sur le littoral, où ils ont pu se livrer spécialement à la culture maraîchère, aux travaux dans les ports, ainsi qu'à la pêche. Ce sont eux qui ont créé les jardins potagers qui existent encore aujourd'hui dans la province d'Oran, qu'ils ont alimentée de tous les légumes nécessaires à la consommation de ses habitants. Ces Espagnols, d'une moralité trop contestable, mais intelligents, sobres, économes, actifs, travailleurs infatigables et acclimatés, ont été pour la colonie d'une immense utilité (2). Venus d'abord en petit nombre, ils se sont promptement augmentés, Car tous ont vu leur bien-être croître rapidement dans une proportion bien supérieure à celle des Européens.
Aujourd'hui, ils sont partout où il y a du travail, voire même sur les points les plus éloignés du littoral. J'en sais beaucoup qui, arrivés pauvres, sont riches relativement. Il est donc à regretter qu'ils ne soient pas en plus grand nombre.

(2) Tout le commerce maritime entre l'Espagne et l'Algérie est fait par les Espagnols.

Les Allemands, conduits dans l'intérieur du Tell, s'y sont groupés sur les emplacements désignés par l'autorité ; ils y ont créé des villages. Plus semblables aux Espagnols qu'aux Français, c'est-à-dire sobres, travailleurs et économes, ils ont attaqué le sol et se sont livrés consciencieusement et même avec ardeur à l'agriculture ; enfin, ils ont posé la première piètre, la première base sérieuse de l'édifice colonisateur.
Amenés sans ressources et abandonnés plus tard sans défense sur des points plus ou moins éloignés des centres connus et occupés, ces sympathiques enfants du Nord ont bravé, sans se plaindre, le climat brûlant de l'Afrique ; rien ne les a arrêtés, rien n'a entravé leur persévérance ; ni les pénibles travaux de défrichement, ni les privations, ni les maladies n'ont affaibli leur moral.
Champions d'une cause humanitaire et sociale, sentinelles avancées en même temps que piliers inébranlables de la colonisation, les Allemands, en sauvegardant leurs maigres concessions des attaques des Arabes, ont concouru avec l'armée à la pacification du pays, autant qu'à la prospérité des villes et de leurs habitants. L'insalubrité du sol les a tués, mais non découragés ; quand les hommes tombaient, les rangs se serraient et se reformaient, et tout était dit. Trois générations se sont succédé avant d'obtenir des résultats sérieux, mais aujourd'hui nous leur devons quelques villages, oasis trop peu communes, hélas ! mais monuments indestructibles dont l'existence est et sera pour tous, gouvernants comme administrés, d'un immense enseignement.

Quant aux Italiens, aux Belges, etc., ils se sont disséminés dans les provinces d'Alger et de Constantine, se fixant plutôt dans les villes que dans les campagnes.

Vers 1854 ou 1855, les bases de la colonisation étaient consolidées. L'administration civile, qui avait été associée au régime militaire, traçait une voie nouvelle aux aspirations des Européens; la prospérité croissante des populations urbaines avait fait éclore de nouveaux besoins ; enfin la pacification des nomades du Sud, disposés à nous vendre leurs laines et leurs bestiaux, semblait promettre au commerce sécurité et extension. On s'en aperçut en France, et sans que le Gouvernement eût besoin de lui prêter un grand concours, le recrutement de nos compatriotes, un moment arrêté, reprit spontanément une certaine activité.

Parmi ces nouveaux venus, d'une condition supérieure à leurs devanciers, il est vrai, fort peu s'adonnèrent aux travaux des champs ; la majorité vint dans les villes occuper les emplois officiels, exercer les professions libérales, créer le gros commerce des produits indigènes et surtout augmenter celui de luxe. Elle donna un certain développement aux arts industriels, enfin elle fournit les agents de toutes classes aux différents services publics, particuliers, civils et judiciaires.

C'est au commencement de cette deuxième phase de l'émigration que se sont manifestés les premiers symptômes de la civilisation moderne. Avec l'ère impériale s'est ouverte l'ère morale et intellectuelle, si je puis m'exprimer ainsi, qui traverse la colonie et sous laquelle les mœurs se sont policées progressivement, le respect des lois s'est affermi, la raison et le courage civil ont dompté la force et la brutalité ; enfin les sentiments humanitaires se sont développés.

Aujourd'hui les intérêts ne sont encore que trop divisés, mais les éléments divers dont l'ensemble a formé la colonie sont soudés, une sorte de solidarité morale tacite existe entre les habitants, quels que soient d'ailleurs le degré qu'ils occupent sur l'échelle sociale et la direction qu'ils ont prise.
Un système communal, analogue au nôtre, régit 71 localités, dont 3 préfectures et 13 sous-préfectures, et il n'existe plus que 12 commissariats civils ; des tribunaux de toutes natures sauvegardent les intérêts, les personnes et aident à la transformation morale des grands centres ; des hôpitaux civils sont fondés dans chaque province ; des orphelinats, divers établissements de secours, un mont-de-piété, sont créés à Alger ; 12 journaux au moins se font les organes des vœux des populations. Enfin le système des concessions gratuites est abandonné.

Incontestablement, il y a entre l'Algérie de 1848 et celle d'aujourd'hui une différence énorme, et l'on ne saurait retirer au Gouvernement actuel le mérite de cette grande amélioration sociale. Malheureusement, à côté de cet avantage à constater, il y a aussi de grosses fautes à blâmer.

Depuis quinze années que la colonie a obtenu quelques améliorations, il ne lui en a pas été procuré d'autres, et cependant le développement des institutions doit être constamment en rapport avec le développement moral des masses. C'est cet arrêt subit dans le progrès et ce retard à seconder la colonie dans ses aspirations et sa marche progressive qui fournissent des armes aux adversaires du Gouvernement et les font crier au désastre, à la ruine.

D'un autre côté, les améliorations n'atteignaient pas tous les rouages de la machine ; elles étaient surtout locales, en sorte que si elles apportaient un grand soulagement aux besoins sociaux en général, leurs principaux effets se portaient sur les populations urbaines et non sur les colons nécessiteux des campagnes.

Si, pendant ces quinze dernières années, des travaux publics ont été effectués, ils manquaient de caractère pratique ; ceux qui en étaient chargés ne pouvant, par suite de leurs fréquentes mutations, se bien pénétrer de la nature des besoins à satisfaire, se trouvant entravés dans leur initiative et dans leur action par les commissions de qui ils relevaient ; (3) enfin, étant placés dans l'impossibilité de bien étudier et bien connaître les éléments naturels, tels que rivières, marais, sols, matériaux divers qu'ils avaient à combattre ou à employer.

(3) Quand une route, un pont, je suppose, était à faire, le gouverneur en faisait faire l'étude par les officiers du génie de la localité. Cette étude faite, les plans étaient établis à Alger et envoyés à la direction du génie à Paris ; après plusieurs mois, ces plans retournaient à Alger, si considérablement modifiés qu'il fallait faire une nouvelle étude. Mais l'officier qui avait fait la première sur les lieux avait été changé, et celui qui le remplaçait, souvent enclin à créer à son tour, proposait un nouveau plan qui retournait d'abord à Alger, ensuite à Paris ; parfois il y avait eu dans l'intervalle commencement d'exécution, par suite perte de temps, perte d'argent.

Relizane et Perrégaux sont sorties de terre depuis peu, j'en conviens, mais elles ne constituent pas, à proprement parler, un développement colonial, ces nouveaux centres ne s'étant fondés qu'avec les capitaux et les individus inoccupés du pays ; aussi les villes qui les ont fournis se sont-elles amoindries en raison directe du développement de ces nouvelles créations qui, on le voit, sont des avantages plus fictifs que réels.

Avec un gouvernement local bien pénétré des vrais principes économiques et de l'importance de ses devoirs administratifs envers la colonie, les bras et les capitaux du pays, contraints de s'employer sur place, n'auraient pu être portés à Relizane et à Perrégaux ; et quand un excédant de sève aurait fait surgir de l'arbre colonial ces nouveaux rejetons, c'est à la France et à l'étranger que l'on aurait demandé les hommes et les fonds nécessaires à leur établissement, et alors il y aurait eu développement.

On m'objectera que l'abandon du système vicieux des concessions gratuites est un progrès de l'ordre général ; que, de plus, depuis quatre années, l'Etat tient à la disposition des colons ou des émigrants des terres, mais qu'on ne les lui achète pas ; enfin qu'il a introduit dans le pays deux grands établissements de crédit, la compagnie Fremy-Talabot et le Crédit foncier de France, ainsi qu'une compagnie étrangère qui, en échange d'une importante concession, consacre actuellement 4 millions à l'assainissement des plaines de la Macta et de l'Habra. Et l'on en conclura par suite qu'il est inexact de dire que la base de l'édifice colonisateur, c'est-à-dire les intérêts ruraux, a été abandonnée à ses propres ressources, et que l'autorité locale doit être responsable du temps d'arrêt constaté dans le courant de l'émigration.

A cela je répondrai :
1° L'insuffisant concours des établissements de crédit précités est réservé en général aux grandes villes, comme Alger, Oran, etc., et l'admission tardive d'une société agricole n'atténue pas la faute d'en avoir éliminé plu- sieurs autres (4) ;

(4) En 1863, une compagnie anglaise demandait à s'installer sur les bords de la Tafna, à un point central entre Lalla-Maghnia, poste frontière, Rachgoun, port de mer naturel, et Tlemcen. Elle s'engageait à créer immédiatement sur ce point un village et à le relier au moyen de routes à Rachgoun, à Tlemcen et Lalla-Maghnia. L'avantage était immense pour cette partie de la province et le Gouvernement était disposé à accéder à la demande de la compagnie, quand le général commandant la province s'y opposa de toute son autorité, prétendant ne pouvoir plus répondre de la sécurité de la frontière dès que cette compagnie serait installée. Je m'abstiens de tout commentaire et me borne à faire connaître que dès que cette détermination du général fut connue, un grand mécontentement se manifesta dans toute la population européenne de la province.
2° Si lorsque l'administration militaire donnait des concessions, elles ne lui ont pas été prises, c'est qu'elle a accompagné sa générosité de tant de formes restrictives de toute nature que le public a dû y renoncer (5) ;
(5) Lorsqu'un colon demandait une concession, il s'adressait au général commandant la province ; celui-ci l'envoyait au domaine, qui le renvoyait à l'inspection de colonisation où on lui indiquait deux ou trois terrains vacants ; qu'ils fussent bons ou mauvais, il fallait qu'il en choisît un, et, si le bureau arabe ne contestait pas la domanialité, la pétition était adressée au gouvernement général en passant par la sous-préfecture, la préfecture et la division ; la même perte de temps avait lieu pour le retour, puis le solliciteur prenait possession de sa propriété. La construction de la maison et l'acquisition d'un matériel d'exploitation épuisaient généralement ses capitaux, et comme il n'avait pour toute ressource qu'une terre à défricher, et qu'il manquait d'eau, sa position devenait insoutenable, et bientôt ce malheureux était contraint d'abandonner sa concession. Quand parfois il parvenait à surmonter ces premiers obstacles, il avait bientôt contre lui les mauvaises récoltes, les épidémies qui suspendent les travaux, la mortalité de bestiaux, l'usure et la perte de son matériel, enfin les difficultés de leur renouvellement ou de leur réparation; s'il parvenait à remplir ses greniers, il ne trouvait à vendre ses grains qu'à un prix peu rémunérateur par suite de l'absence de moyens de communication avec les marchés ; si au contraire l'année avait été mauvaise, il achetait cher. Bientôt arrivait forcément la série des emprunts, de l'hypothèque, etc. S'il n'était pas exproprié, il lui était difficile de vendre, car qui eût acheté ce que le gouvernement donne ? Découragé, ruiné, il louait aux Arabes, et l'on sait ce qu'ils payent quand ils payent, et le soin qu'ils prennent des terres. Si enfin plus tard il voulait reprendre son bien ou le vendre, il trouvait sa maison en ruine, et tout l'argent dépensé sur la propriété ne profitait à personne

Si aujourd'hui qu'elle vend ses terres sans restrictions pour donner du développement à la population agronome et attirer de nouveaux émigrants, elle ne trouve ni étrangers ni Algériens pour les lui acheter, c'est que l'instabilité des institutions politiques et la versatilité de la majeure partie des mesures administratives ont paralysé le mouvement des affaires, appauvri les colons en général, et refroidi au dehors les anciennes velléités d'émigration.

En effet, depuis quinze années durant lesquelles nous avons vu naître et mourir cinq ou six régimes différents, les colons, sans confiance dans la vitalité de chacun de ces derniers, n'ont osé rien entreprendre ; ils ont préféré garder improductifs les capitaux qu'ils possédaient encore, que de les aventurer dans des entreprises aidées aujourd'hui et entravées demain par l'autorité.
Eugène Lunel

" La Question algérienne. Les Arabes, l'armée, les colons ". Extrait. Éditeur : E. Lachaud (Paris) 1869
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK8-853 http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30846712z

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Mis en ligne le 29 mai 2013

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