1.La levée en masse
La campagne de Tunisie avait montré la valeur combative des unités de l'armée d'Afrique et le loyalisme des populations locales, françaises ou indigènes. Compte tenu des ressources démographiques des territoires coloniaux, il était possible d'envisager la constitutions de plusieurs divisions aptes à se battre auprès des des Américains et des Anglais. Il fallait cependant les organiser d'après les directives de l'état-major allié qui n'entendait pas voir les Français agir à leur guise.

a) La questions des normes américaines
Suite aux accords d'Anfa conclus entre les Américains et le Général Giraud, l'armée d'Afrique pouvait désormais compter sur l'énorme capacité productive des Etats-Unis pour se voir équipée en matériel moderne lui permettant de faire jeu égal avec les forces américaines et britanniques. Ce rééquipement posait cependant la question délicate du personnel. Le général Giraud avait tablé sur la mise sur pied d'une force initiale de 13 divisions, son idée étant d'engager le plus grand nombre de combattants possibles. Ce plan s'est rapidement avéré irréaliste car il ne prenait pas en compte un aspect ingrat mais essentiel de la guerre moderne : la logistique et l'appui, essentiels dans les organigrammes des unités américaines. Dans le cadre d'une force de 250 000 hommes, il fallait en consacrer au moins 40 000 aux services. Pour les américains, la mise sur pied d'une force militaire efficace ne pouvait ignorer cette évidence et leur refus d'homologuer de grandes unités dépourvues de soutien se heurta à la vision française qui entendait privilégier l'outil de combat. Les souhaits des Français apparaissaient démesurés. Pour satisfaire aux exigences de leur allié, les Français durent dissoudre la 10ème DIC et revoir leurs ambitions, l'accord se faisant sur la mise sur pied de cinq divisions d'infanterie et de trois divisions blindées (soit huit grandes unités correspondant à la tranche prévue par les américains). Le réarmement était à ce prix. Ce qui allait surtout se révéler problématique était le manque de recrues instruites, les unités logistiques absorbant essentiellement du personnel qualifié d'origine européenne. Il fallait en effet, 10 000 français de souche par division blindée, 6 à 7000 par division d'infanterie, 10 à 20 000 pour les réserves générales 1.
A ces chiffres, il convenait d'ajouter les besoins propres de la Marine et de l'Armée de l'Air. Comme il était impossible d'espérer des renforts massifs de métropole, en dehors des volontaires évadés de France et des vétérans des FFL, l'Afrique du Nord devait être le réservoir essentiel. Si la population indigène pouvait constituer un vivier de combattants pour les unités d'infanterie, son très faible niveau de scolarisation (moins de 8,6 % d'élèves dans le secondaire au début des année 30) ne lui permettait pas de fournir les recrues recherchées pour les services techniques nécessaires à la conduite d'une guerre moderne 2 . C'est donc vers les Français d'Afrique du Nord que l'effort allait se porter en attendant que la libération de la métropole permette d'étoffer les unités combattantes.

1 Chiffres cités par J.Vernet , Le réarmement et la réorganisation de l'armée de terre française ( 1943-1945), p.25
2 Statistique citée par Marie Cardinal, Les Pieds-Noirs, p.189

b) Une mobilisation massive
Les classes 1919 à 1945 comprenaient 259 000 hommes mobilisables, sur ce total, combien allaient porter les armes? Selon les sources, les chiffres varient. Le plus communément cité est celui de 176 500 hommes (chiffre fixé au 1er novembre 1944), évoqué par le général Juin dans ses mémoires, soit 16,4% de la population française pour l'Afrique du Nord toute entière 3 . C'est l'Algérie qui fournit le contingent le plus élevé avec 120.000 hommes, vient ensuite le Maroc, 41. 000, et enfin la Tunisie avec 15.500 recrues sous les drapeaux. D'autres estimations poussent le chiffre à 205.000 hommes, soit 19%, et il est vrai qu'il est possible de gonfler les chiffres puisque des recrues jugées inaptes furent parfois versées dans les services auxiliaires alors que des requis civils accomplissaient en réalité un service militaire. Il faut également tenir compte de milliers de volontaires et d'appelées féminines dont le statut militaire mit du temps à se mettre en place . Quoiqu'il en soit, cet effort fut exceptionnel dans notre histoire et dépassa même, en proportion, par son ampleur la mobilisation de la Grande Guerre : « Sur la base d'une population métropolitaine de 40 millions d'habitants, ce pourcentage se serait traduit en France par la levée de 6.500 000 hommes environ. Or en 1918, la France, compte tenu des effectifs venus d'outre-mer, n'avait pu aligner sous ses drapeaux plus de 5.000 000 de combattants ».
Cette comparaison, tirée des mémoires du Maréchal Juin, permet de mieux saisir l'effort qui fut demandé, la portée de la mobilisation ayant dépassé toutes les expériences antérieures. Les plus jeunes répondent en masse et il faut même freiner leur enthousiasme. Pour les réservistes plus âgés, le rappel, on le verra, est plus difficile et le témoignage des archives nuance l'image d'une Afrique toute entière exaltée à reprendre la lutte.

3 Extrait du bulletin de renseignement de l'état-major de la Défense Nationale, général Juin, Mémoires, annexe n°1
La mise sur pied de guerre amena un appel rapide et surtout massif des mobilisables. Pour le seul mois de décembre 1942, les fiches sur la mobilisation en AFN montrent que l'état-major compte au titre des rappels individuels sur 11 720 hommes (Algérie 9.200, Tunisie 820, Maroc 1700) , les rappels collectifs portant sur les classes 1939 à 1934 doivent de leur côté en ramener 11 000 (10.000 pour l'Algérie, 250 pour la Tunisie, 750 pour le Maroc) 4. A eux seuls, les européens représentent la moitié des effectifs appelés ou rappelés. Dès le milieu de l'année 1943, cependant les enrôlements marquent le pas. Alors que l'Armée de terre procède au rappel des classes 1932, 1931 et 1930, les résultats ne sont pas ceux escomptés, les déficits étant de l'ordre de 3/5. En avril 1943, sur 5473 appels individuels, à peine plus de 2.000 hommes rejoignent les dépôts. Pour L' Algérie et le Maroc, les déficits, par rapport aux prévisions, sont respectivement de 55% et 75% 5. L'armée de l'air signale de son côté à la même époque des difficultés similaires, la mobilisation de la classe 35 en Algérie et 34 au Maroc voit 302 demandes d'appel différé pour 850 mobilisables. Comment expliquer ces chiffres ? Dans ces mémoires, Jacques Soustelle y voit la preuve de la duplicité d'une administration « encrassée de Vichysme » qui aurait saboté délibérément les efforts de mobilisation en différant trop généreusement les appels 6 Le Général De Gaulle n'avait pas manqué de pointer les contradictions et les errements se manifestant en AFN : « C'est alors que s'établit en Afrique Française du Nord cet état de chose étonnant où l'autorité(...) se trouvait condamnée à des mesures contradictoires(...) où la mobilisation générale amenait dans les dépôts des foules d'hommes pour lesquels n'existaient ni uniformes, ni équipements, ni armes, où l'on affirmait subordonner tout à la guerre et au combat,pendant qu'une partie des cadres militaires supérieurs délibérait inlassablement » 7. Le portrait à charge est cruel mais ne rend pas compte de toutes les difficultés. Plusieurs facteurs se combinent pour accroitre les difficultés des bureaux de mobilisation : changement de classe par la suite de naissance d'enfant, incorporation non signalée, motifs divers (sursis, disparus, insoumis, rentrés en France). Il faut ensuite tenir compte des réalités économiques qui obligent à maintenir en place un certain nombre d'hommes, on le verra plus loin. Enfin, il ne faut pas négliger le manque de moyens qui amène retards et contre-ordre de tout genre, et les militaires sont les premiers à se plaindre du gâchis et de la perte de temps que cela engendre. Au fil des mois, au fur et à mesure que les unités se constituent et que les pertes creusent les rangs, il apparaît indispensable de rappeler les classes 1929, 1928 , et 1927 ainsi que les réservistes en appel différé. Les inaptes sont eux-mêmes versés dans les services auxiliaires. Progressivement, la mobilisation se porte ainsi jusqu'à la classe 1919, et s'applique en tout à 27 classes d'âge, mettant dès lors sous les armes la majorité de la population masculine entre 18 et 45 ans, appelés et rappelés constituant 72% des français recrutés.
4 Fiche sur la mobilisation en AFN, 20 décembre 1942, SHD, 5P 2
5 Notes du général de Boiboissel sur le rappel des classes européennes 1930, 1931,1932-23avril 1943, SHD, 5P 2
6 Jacques Soustelle, Envers et contre tous, p.238
7 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre.

c) Maintenir les structures économiques et administratives, assurer la sécurité.
Cette mobilisation pose la question du soutien de l'activité économique des territoires d'Afrique du Nord . L'agriculture et l'industrie demandaient le maintien d'un nombre important de spécialistes et de travailleurs qualifiés, faute de quoi on risquait de voir ces territoires paralysés, et l'effort de guerre entravé. L'enjeu était d'autant plus important que l'idée d'un développement économique de l'Afrique du nord, et en particulier de l'Algérie s'était manifestée dans les milieux dirigeants depuis les années 30. La solution fut de mettre un certain nombre d'hommes en appel différé. Quoique mobilisables, ils étaient maintenus dans leur emploi civil. En avril 1943, le Général Koeltz estime leur nombre à environ 25.000.
Le Maréchal juin donne un chiffre légèrement supérieur pour la fin de la guerre, mais la faible évolution des chiffres montre que la ressource européenne a été utilisée à son maximum. En dehors des « déchets », insoumis,déserteurs et inaptes (environ 44.000), voici le tableau dressé par le Maréchal juin des hommes mis en disponibilité en Afrique du Nord entre 1943 et 1945 :

Effectifs mis en disponibilité (1943-1945)
Algérie Tunisie Maroc
Agriculture 2600 380 320
Commerces et industries 4000 230 770
Entreprises de Défense Nationale 3000 800 670
Administrations 8970 3120 3740
Totaux 18570 4530 5500
Soit 10,50% 16,50% 9,6% des mobilisables

Source : Alphonse Juin, Mémoires, tome 1, Alger, Tunis, Rome

C'est au Maroc que les mesures de compression furent les plus sévères, le ratio étant de un colon pour trois exploitations et c'est là que la mobilisation fut appliquée avec le plus de rigueur, seuls 9,6% des mobilisés furent maintenus en appel différé. Si pour l'ensemble de l'Afrique du Nord, le taux de mobilisation atteint 16%, il monte jusqu'à 19% au Maroc. Dans ce pays 41.000 hommes rejoignent l'Armée, 25.000 Français sont appelés entre novembre 1942 et novembre 1944, et 16.000 s'engagent volontairement, devançant l'appel ou se réengageant alors qu'ils ne sont plus mobilisables, ayant dépassé la limite d'âge 8. On peut ainsi citer Jean Mailho (17ans et demi), encore lycéen, Alfred Bauer (17ans et demi), Pierre Simonet, 53 ans, professeur au lycée de Rabat, ou bien le dessinateur Pio d'Amico, réformé depuis 1937. La proportion de« déchets » (déserteurs,insoumis, inaptes) y est la moins élevée des trois territoires d'AFN (12,6% contre 17,3% en Algérie et 24,9% en Tunisie). A l'inverse, l'Algérie et la Tunisie furent des territoires où la mobilisation s'appliqua de façon moins sévère 9. Le développement économique étant plus avancé en Algérie, et le peuplement plus poussé, on peut y voir un nombre élevé de fonctionnaires appartenant à des secteurs jugés vitaux et donc laissés à leur poste ; chemin de fer, police, gendarmerie. Dans le domaine de l'agriculture, il fallait laisser en place un nombre suffisant de colons pour assurer l'exploitation des domaines. Dans l'industrie, les travailleurs qualifiés, les spécialistes sont jugés indispensables même si l'armée lorgne sur eux avec envie, et ce d'autant plus qu'elle se les dispute avec la Marine et l'Armée de l'Air. Les industries minières, pétrolières, du bois gardent leurs travailleurs. Certaines fonctions deviennent rares, et leurs représentants irremplaçables ainsi les chefs comptables qui doivent être au minimum un par entreprise moyenne. La mobilisation pourrait aussi désorganiser les services de l'aéronautique civile et les services d'infrastructure (Ponts et Chaussées en Algérie, Travaux Publics pour la Tunisie et le Maroc, Direction de l'aéronautique Civile, O.N.M, S.T.S, etc) qui tiennent absolument à garder leurs techniciens et spécialistes .

A côté de l'argument économique, il y avait également celui de la sécurité. C'est moins le soulèvement des indigènes que l'on craint que l'action d'agents de l'Axe infiltrés et de militants fascistes. Cela explique le taux élevé de la Tunisie où le grand nombre de ressortissants italiens fait craindre l'éventualité de sabotages et d'action d'une 5ème colonne sur les arrières des armées alliées. La diffusion d'une propagande nationaliste encourageant la dissidence auprès des populations musulmanes apparaît également comme une menace sérieuse. La radio est un instrument que l'Axe et Vichy utilisent pour discréditer l'action des alliés aussi bien auprès des européens que des indigènes. L'antisémitisme, l'anglophobie, l'antiaméricanisme, le rejet de de Gaulle sont les leviers utilisés pour tenter de soulever la population. Le souvenir de l'occupation en Tunisie, même si elle a été brève, amène des tensions entre résidents européens, les Italiens se voyant reprocher leur morgue passée. Ces dissensions expliquent sans doute la forte proportion de « déchets » enregistrés dans ce protectorat, les déserteurs et insoumis sont plus nombreux en Tunisie qu'au Maroc (400 contre 300) alors que la mobilisation y est moins poussée.

8 Chiffres et exemples personnels sont tirés du site www.eduliautey.org, consacré au souvenir des deux guerres mondiales au Maroc. C'est un travail très complet accompli par deux enseignants français avec leurs élèves.
9 Benoit Haberbusch, La gendarmerie en Algérie, p.333-335
A ces facteurs de divisions, source potentielle d'affrontement, il convient d'ajouter la présence de milliers de prisonniers de guerre, à l'issue de la campagne d'Afrique. Leur gestion est également une source de préoccupations 10.
Si beaucoup d'entre eux sont transférés vers les Etats- Unis ou le Canada, plus de 65.000 sont répartis dans toute l'A.F.N et nécessitent l'attention des autorités. Une trentaine de dépôts ont été ouverts en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Parfois utilisés comme main-d'oeuvre agricole, ils sont également employés dans les mines, la reconstruction et même le déminage. Ils ne se montrent pas forcément coopératifs, tels ces prisonniers se mettant en grève parce qu'ils refusent de travailler le Dimanche. Certains sont soupçonnés de vouloir fraterniser avec la population indigène, en particulier les Allemands qui tentent de jouer sur le sentiment anticolonialiste des musulmans. Les Italiens suscitent moins d'inquiétude, leur image guerrière étant des plus médiocre, ils sont d'abord vus comme s'inquiétant surtout de leur conditions de vie. Ils peuvent cependant à l'occasion se montrer agressifs et arrogants, en particulier lorsqu'ils se sentent en situation de force. Les autorités françaises se plaignent ainsi de voir les prisonniers Italiens mis à la disposition de l'armée britannique jouir d'une liberté quasi-totale, ce qui leur permet de chanter et de s'interpeler en se saluant à la mode fasciste. Le soutien que ces prisonniers pourraient apporter à des saboteurs provoque également le soucis des autorités françaises, de plus, les tentatives d'évasion vers le Maroc espagnol ne manquent pas et demandent une surveillance constante de la gendarmerie, et ce d'autant plus que les indigènes ne rechignent pas à aider les fugitifs. Le caïd de Sidi Brahim déclenche ainsi la colère des militaires en recevant des prisonniers évadés non en ennemis mais en invités : « un véritable festin fut servi auquel ne manquait ni vin fin ni cigarettes (...) cet incident a non seulement discrédité l'autorité militaire auprès des indigènes, mais a aussi été un prétexte d'arrogance des prisonniers » 11. Il est donc nécessaire de laisser en place des cadres européens en nombre suffisant pour assurer l'ordre, mais c'est autant de recrues en moins pour les différents corps d'armée qui se disputent alors âprement une ressource rare.
10 Valentin Schneider, Un million de prisonniers allemands en France, p.187
11 Rapport du sous-lieutenant Noël, le 30 juin 1943, La guerre d'Algérie par les documents, p.102
d) mécontentement et marchandages
Ces mesures qui visent à prendre en compte les réalités économiques et politiques de l'Afrique du Nord suscitent cependant le mécontentement. Des différents états-majors tout d'abord de la population ensuite.
Chaque arme se livre, en effet à une véritable chasse aux recrues et aux réservistes, la Marine et l'Armée de l'air se montrant les plus pressantes. Le Général Bouscat souligne les problèmes aigüs de personnel : « les ressources de l'Empire sont faibles, l'armée de l'Air a des disponibilités réduites et ne peut absorber que peu d'indigènes ».
Un rapport du Général de Corps Aérien Mendigal permet de comprendre l'urgence de la situation 12. Il souligne que les effectifs de l'Armée de l'Air sont de l'ordre de 29 400 hommes (personnel d'active et de réserve) et que le déficit d'effectif est de près de 10.000 hommes. S'il est envisageable de combler ce manque par du personnel civil féminin, ou masculin dégagé de ses obligations militaires, il n'en reste pas moins que l'Armée de l'Air doit être en mesure de former près de 1000 équipages par an, en tenant compte d'un taux de pertes de 15% par mois. En attendant que le territoire métropolitain soit libéré et fournisse des effectifs supplémentaires, il ne faut compter que sur les ressources propres de l'Empire. Ce sont les jeunes européens qui sont donc l'objet d'âpres négociations car l'armée de terre les réclame en priorité. Sur les 8.000 jeunes de la classe 1943, seuls 200 sont détachés en tant que volontaires pour être élèves pilotes. Comme on l'a vu plus haut, impossible de rappeler le personnel civil technique cette main-d'oeuvre spécialisée est irremplaçable, aussi est-il fait un appel pressant pour que l'Armée de l'air récupère 1000 jeunes auxquels elle estime avoir droit. De fait si l'Armée de l'Air récupère 10% des recrues, c'est l'Armée de Terre qui se taille la part du lion avec 82%, la Marine ayant les 8% restant.
12 Rapport du général Mendigal, état-major, 1er bureau, SHD, 5P 51
Du côté des civils les réactions sont variées, si les jeunes font preuve d'un enthousiasme frisant l'exaltation, les réservistes plus âgés sont prêts à faire leur devoir mais manifestent parfois un enthousiasme plus modéré et il arrive que les notables cachent mal leur réticence face à des mesures qu'ils n' estiment ni légales ni légitimes. Les autorités civiles n'apportent pas toujours le soutien voulu aux mesures de mobilisation. Suivant les territoires, les résistances sont variables. Nous avons vu que c'est en Tunisie que la proportion de « déchets » (déserteurs, insoumis, inaptes) est la plus forte. En Algérie, c'est plutôt une certaine grogne qui s'exprime à l'encontre des Alliés, les Américains en particulier sont vite montrés du doigt. Après avoir été acclamés, leurs soldats sont parfois dénoncés pour leurs excès et leur inconduite, et leur attitude est vue, à l'occasion, comme celle de troupes d'occupation. Pour les entreprises, qu'elles soient agricoles ou industrielles, la situation se dégrade avec la raréfaction de la main-d'oeuvre attirée par les salaires plus élevés que l'on peut toucher en allant travailler dans les bases américaines. Aux yeux des notables, c'est tout l'équilibre de la société coloniale qui risque d'être remis en cause. Quoiqu'il en soit, l'armée doit faire flèche de tout bois et tous les groupes sociaux sont mis à contribution pour l'effort de guerre, ce qui ne manque pas de susciter polémiques et débats dans une société que les observateurs de l'époque présentent comme très cloisonnée et conservatrice, voire réactionnaire. Le rôle des femmes est ainsi appelé à évoluer, et surtout la législation antisémite, toujours en vigueur, devient inapplicable. Quant aux jeunes que Vichy a voulu endoctriner et encadrer, ils deviennent en réalité l'épine dorsale des nouvelles troupes appelées à libérer le territoire national.

2. L'appel aux femmes ou servir comme un homme.

La participation des femmes est un des aspects peu connus de la guerre. Si l'armée française n'entend pas les engager directement dans les unités combattantes, elle les intègre peu à peu en tant que personnel militaire à pat entière, ce qui ne manque pas de heurter les mentalités.

a) Un apport non négligeable
« Le 23 mars je signais, le coeur gonflé de joie, mon engagement dans l'armée française ,au Train des équipages de la Flotte de Casablanca, serrant avec force la petite plaque de méchant métal jaune qui, sous le matricule 258, concrétisait mon rêve, servir comme un homme » 13.Tirées des mémoires de Solange Cuvillier, jeune Française vivant alors au Maroc, ce court passage rappelle combien l'engagement patriotique a pu également concerner les femmes. En dépit d'un rôle obscur, elles ont accompli des tâches indispensables au fonctionnement de l'outil de guerre qui s'est forgé en Afrique du Nord. Cependant, étant reléguées à des missions de l'arrière, elles n'ont pas été aussi célébrées que les membres des unités combattantes. Elles ont pourtant été présentes sur tous les fronts, et certaines ont payé cet engagement de leur vie, une vie d'ailleurs bien courte car il n'était pas exceptionnel de rencontrer des jeunes filles n'ayant même pas 18 ans.
Ce n'est pas dans le but de promouvoir l'égalité des femmes que l'état-major dut se résoudre à faire appel à elles. Puisque chaque homme était considéré comme un combattant potentiel, il était vital de chercher par tous les moyens à économiser les effectifs afin de ne pas dégarnir les unités au front et les troupes de souveraineté. La solution fut de faire appel à des auxiliaires féminines. Combien furent-elles à servir sous les drapeaux entre 1943 et 1945 ? Dans un ordre du jour datant de 1946, le général De Lattre évoque 14 000 auxiliaires. Dans ces chiffres, il n'est pas facile de faire la part entre les volontaires de Londres intégrées dans l'armée régulière, les volontaires militarisées de la Croix-rouge et les appelées mais cela n'en traduit pas moins une véritable mobilisation.
Mobilisation qui n'est d'ailleurs pas une réelle révolution puisque la loi du 11 juin 1938 envisageait déjà en cas de conflit l'appel à toute la population sans distinction d'âge ni de sexe. Après la défaite de la France, des volontaires se sont organisées au sein des FFL, à l'image des Anglaises s'engageant dans l'ATS (Auxiliary Territorial Service). Aux Etats-Unis, Florence Conrad achète des véhicules et regroupe des volontaires qui rejoignent la 2ème DB de Leclerc où elles forment, avec l'appoint de nouvelles recrues venues du Maroc qui doublent leur effectif, une unité appelée à devenir célèbres : les « Rochambelles ».

13 Solange Cuvillier, Tribulations d'une femme dans l'armée française, p.15
Ces précédents n'empêchent pas une certaine réticence même si la population et l'Armée apportèrent finalement leur concours à une entreprise qui, au départ, choquait quelque peu les mentalités aussi bien civiles que militaires. L'appel à des volontaires se fit d'abord à titre civil. C'est ainsi que le 23 décembre 1942, le journal La vigie marocaine lançait un appel aux bonnes volontés, de nombreuses places de secrétaires et de téléphonistes étant disponibles dans les services de la Sécurité Générale 14 Les conditions étaient d'être française, âgée de 20 à 45 ans, de savoir lire et écrire couramment et de jouir d'une bonne santé. La militarisation ne tarda cependant pas à faire son apparition, l'ordonnance du 6 décembre 1942 reconnaissant un caractère d'opération de guerre à toutes les opérations menées en AFN. Même s'il fallut tout imaginer à partir de pas grand chose, l'organisation se mit progressivement en place entre 1943 et 1944.
14 Document présenté ci-dessous

b) La mise en place des unités féminines
Au sein des troupes d'Afrique du Nord, le colonel Merlin peut être considéré comme un précurseur, dès le 20 novembre 1942, il propose au Général Giraud la création d'un Corps Féminin Auxiliaire des Transmissions : « le personnel ainsi recruté serait entièrement militarisé et serait appelé à servir soit les postes de territoire, soit les postes des grandes unités (échelon CA et au dessus) » 15. L'armée pourrait alors disposer de spécialistes sans dégarnir les unités d'active, grâce à la mise à disposition « d'opératrices, radio-électriciennes, standardistes, télétypistes ». Les « Merlinettes » ne bénéficièrent pas immédiatement d'un véritable statut militaire. Les débuts furent timides mais dès le mois de décembre 42, les cadres se mirent en place avec l'étude de stages pour le commandement et l'instruction tandis qu'un service social était constitué. En janvier 1943, 115 engagées avaient commencé leur instruction en Algérie, le Maroc disposait de son propre centre d'instruction à Rabat, la Tunisie en faisait de même, dans l'ancienne école de cadres de Salambo. Les engagées doivent alors préciser leur voeu d'affectation : formations d'AFN, AOF,ou des armées. La spécialité radio est destinée aux meilleures recrues qui partent à Hydra (Alger), les autres prenant les postes de standardistes ou télétypistes. Pour les opératrices appelées à partir en opération avec le CEF, la formation militaire est prise très au sérieux et l'ambiance laisse peu de place à la fantaisie. Toutes volontaires, ces jeunes femmes découvrent une ambiance faite de discipline et de rigueur. Parmi ces engagées, Paulette Vuillaume en témoigne : « A Hydra, l'entrainement physique sera intensif. Ayant échangé nos tenues françaises pour des paquetages américains, nos treillis d'homme nous donnent des allures de jeunes conscrits, d'autant plus qu'il nous a fallu passer chez le coiffeur pour une coupe obligatoire à la garçonne. Celles qui avaient de longues tresses ont dû les sacrifier » 16. Les opératrices s'entrainent à fonctionner en équipes comptant quatre à six membres, commandée par un sergent, plusieurs équipes pouvant être dirigées par un aspirant ou un sous-lieutenant féminin chef de section. Fait nouveau, on compte une femme à tous les échelons de commandement. Le 27 septembre 1943, le commissaire Duhamel stipule cependant qu' « il n'est pas question d'en faire des soldats, il faut éviter l'exemple de certains pays qui ont fait de la mobilisée une automate » 17. On voit apparaître ici toute la difficulté qu'il y a à définir le rôle de ces femmes que l'armée ne veut pas considérer comme des combattantes et même pas comme des militaires. Elles le sont pourtant.
Une anecdote amusante rapportée par une AFAT (auxiliaires féminines de l'armée de terre. Ndlr) ayant servi en Italie, Mireille Hui, montre d'ailleurs toute l'ambiguïté de leur statut. Le 26 novembre 1943, trois sections devaient embarquer à Mers-el -Kébir à destination de Naples sur un navire hôpital américain. Considérées comme des combattantes et donc susceptibles de violer la convention de Genève qui interdit la présence d'unités de combat dans des installations accueillant des services de santé, nos opératrices se virent refuser la permission de monter à bord et durent embarquer sur un navire anglais, en dépit de l'appréhension des attaques sous-marines 18.
Progressivement, l'idée d'unités féminines faisait pourtant son chemin. L'ordonnance du 22 octobre 1943 organisait la mise sur pied de guerre dans l'ensemble des territoires non occupés et posait la question du statut des femmes dans les forces armées et de leur place en tant qu'unités constituées, unités qui ne cessaient d'ailleurs de s'étoffer.

15 Paul Gaujac, le CEF en Italie, p.131
16 Extrait du témoignage paru sur http://www.milifemmes.org/Articles/merlinettes.htm
17 Organisation et dotation des unités féminines, SHD, 7P 73. L'exemple de l'URSS qui a donné une rôle de combattant à des volontaires féminines dans les blindés ou l'aviation a peut-être nourri cette réflexion
18 Paul Gaujac, op. cit., p.132

A côté des unités de transmission, un effort avait été fait pour l'organisation d'unités sanitaires avec la création de trois centres d'instruction en Algérie (école franco-arabe à Alger, Marengo et Aïn -Kalaa) accueillant une moyenne de 360 stagiaires toutes les quatre semaines. La mise sur pied de ces services avait été grandement facilité par la mobilisation de la Croix-Rouge qui avait mis à la disposition du service de santé de l'armée ses infirmières et conductrices-ambulancières. La Croix-Rouge dispensait aux conductrices sanitaires un enseignement médical sanctionné par l'octroi d'un diplôme. Pour les infirmières hospitalières, il y avait attribution d'une carte donnant l'équivalence d'officier subalterne. La formation militaire était dispensée quelque soit l'emploi : secrétaire, téléphoniste, infirmière, conductrice. Cet engagement patriotique était déjà ancien puisque dès le mois de mai 1941, une section sanitaire automobile avait été placée sous l'autorité de Mlle de Brignac. Constituée de 48 infirmières et de 20 automobiles, elle s'était placée sous l'autorité du service de santé tout en demandant à rester une entité distincte, en conformité avec l'esprit et les statuts de sa fondation. Cette unité devait être dissoute en mai 1943 pour être absorbée par dans le cadre général des sections sanitaires féminines.

A la fin de l'année 1943, comme pour les hommes, le point de saturation pour le volontariat fut atteint malgré les appels à la radio et dans la presse et les conférences organisées dans toute l'A.F.N. Or les besoins ne cessaient de croitre (à elle seule, la Marine ne demandait pas moins de 2 000 auxiliaires), le recrutement par voie d'appel fut instauré, mettant dès lors le personnel féminin sous statut militaire. C'est un décret du 11 janvier 1944 qui porta la création de formations féminines auxiliaires 19. Celles-ci devaient accueillir les mobilisées nées entre 1908 et 1921. Pour éviter un trop grand mécontentement, les autorités exemptaient cependant du service militaire obligatoire les femmes élevant un enfant de moins de 16 ans, les membres des congrégations religieuses tandis que prostituées et délinquantes étaient exclues des formations auxiliaires. Ne pouvaient servir dans les unités en opération que les appelées faisant acte de candidature et les engagées volontaires. L'engagement se faisait pour une durée d'un an au moins et la durée des hostilités au plus, ce qui tend à prouver qu'aux yeux des autorités il s'agissait d'un expédient provisoire destiné à pallier un manque d'effectifs. Tout comme pour la population masculine, il apparaissait vital cependant de ne pas démanteler l'appareil administratif des territoires, aussi les femmes appartenant aux cadres d'une administration publique étaient-elles placées en affectation spéciale. Afin de ménager les susceptibilités, le commissariat à la guerre rappela que l'examen médical des appelées devrait se faire de façon privée et individuelle. Comme les appels portaient en priorité sur les femmes célibataires sans soutien de famille, veuves et divorcées sans enfants, le décret du CFLN fixa un effectif qui ne devait pas dépasser 6000 femmes, l'équilibre des cellules familiales était ainsi préservé. En ajoutant les volontaires venues de Grande-Bretagne qui forment la compagnie des volontaires françaises (créée le 23 septembre 1943 à Alger) et les divers corps auxiliaires existant dans l'Armée de Terre, l'Armée de l'air et la Marine (« marinettes »de la 2ème DB, « merlinettes », « marquises » du 7ème RCA, » conductrice-ambulancières , infirmières, secrétaires et interprètes), de 10 000 à 14 000 femmes auraient porté l'uniforme entre 1943 et 1945 et fourni un concours précieux à l'armée.

19 Commissariat à la guerre, décret portant création de formations féminines auxiliaires, SHD, 7P 73
c) Peurs et fantasmes.
Cela ne va pas cependant sans poser de questions. Dans les témoignages du temps, c'est l'apparente liberté de ces femmes, jeunes et très souvent célibataires, qui semble troubler les esprits et susciter bien des fantasmes : « J'ai hérité d'une ambulance du bataillon médical. Deux « chaufferettes » la conduisent. En blouson américain fort seyant, le bonnet de police sur leur indéfrisable, ces jeunes filles sont amusantes. Mais ces femmes en mal de mari, au milieu de garçons en mal de femme, je les vois, sans être misogyne, d'un assez mauvais oeil, car elles sont désormais sous ma responsabilité... Les ambulancières d'un précédent régiment ont laissé un mauvais souvenir. Aussi accueille-t-on les miennes comme des pestiférés ; je préfère un officier, moi qui suis seule, plutôt que ces filles me dit une vieille bigote qui logea ces dames du 7. Malgré la fatigue, je lui éclate de rire au nez » 20. L'emploi du diminutif peut sembler affectueux mais il révèle aussi la gêne que constitue l'intrusion de femmes dans un univers qui se veut avant-tout masculin et guerrier. Pour ce témoin, c'est sans aucun doute la promiscuité régnant dans les unités qui constitue le principal soucis. L'intitulé « corps féminin » avait provoqué bien des sarcasmes et jusqu'à la fin de la guerre, les rumeurs sur ces femmes-soldats au « service du soldat » sont tenaces.
Le sigle BM (Bataillon Médical) peut lui aussi porter à de grasses plaisanteries lorsqu'on songe à l'existence des BMC, maison close itinérante au service de l'armée, institution peu évoquée dans les documents officiels mais jugée indispensable. Tant qu'à parler de libération, beaucoup pensent que celle-ci commence par les moeurs. Les rapports de gendarmerie témoignent des réaction hostiles de la population qui accueille très mal l'incorporation du personnel féminin et estime qu'on pousse ces jeunes femmes à la débauche 21. Les archives du Corps Franc d'Afrique possèdent une lettre fort révélatrice sur l'état d'esprit du temps et les peurs qui pouvaient tenailler les familles quant à l'avenir de leurs filles 22. Datée du 26 mars 1943, elle est rédigée par un enseignant de Casablanca qui désirait lui-même servir comme médecin-auxiliaire, et explique pourquoi il a tenu à retirer sa fille du corps sanitaire attaché à cette formation : « (...) Je l'ai fait inscrire à l'état-major de Casa, et, pendant quelques jours, j'ai observé le milieu dans lequel elle allait être appelée à vivre. Mon édification fut telle que je l'ai retirée aussitôt et que j'ai suspendu tout désir, de ma part, de faire partie d'un élément aussi pollué. Les jeunes femmes et jeunes filles qui suivaient les cours d'origines très diverses, mais parfois marquées, étaient attirées pour deux choses : l'aventure sexuelle ou le besoin d'argent, et souvent même les deux. je mets à part une petite équipe ambitieuse à la tête de laquelle se trouve une doctoresse étrangère plus que douteuse, et dont l'influence semble assez grande.(...) ».
Le général Merlin était conscient de ces problèmes et s'est attaché à combattre les préjugés, et ce d'autant plus qu'il a voulu constituer une unité de qualité « Ayant besoin de recruter des opératrices d'une instruction supérieure à la moyenne et ne pouvant donc compter sur la masse , je me suis attaché dans toute la mesure du possible à donner au Corps Féminin des Transmissions une tenue morale susceptible de rassurer toutes les familles et de combattre la campagne de dénigrement systématique dont le recrutement féminin était l'objet » 23.
En première ligne, l'ambiguïté demeure sur l'image que ces femmes projette. Présente sur le front italien, Solange Cuvillier souligne la gêne qui fut la sienne de voir les pensionnaires du BMC de la 2ème DIM affublées de tenues kaki, ce qui amena une vive protestation auprès du chef d'état-major de la division. Tout aussi agaçant est le désir des autorités de faire apparaître ces militaires avant tout sous un aspect traditionnel, un reportage photographique montre ainsi une conductrice tricotant sur le marche-pied de son véhicule, vision plus rassurante pour les familles que celle de la boue et du sang. Ces femmes sont pourtant confrontées à la réalité du terrain et à la vision quotidienne de la mort. Le monde de l'armée semble inadapté pour ces nouvelles venues qui apparaissent comme des intruses et pour lesquelles la vie militaire ne peut être conçue que comme une parenthèse. Il n'empêche…, ces femmes auront su remplir leur devoir en gagnant l'estime de leur compagnon d'arme comme le rappela le général d'armée de Lattre de Tassigny : « les volontaires féminines de la Première Armée, quelle que fût leur tâche, ont fait la preuve d'un dévouement souriant, d'un zèle sans défaillance, certaines d'un héroïsme magnifique. Elles peuvent être fières de la part qu'elles ont prise à notre victoire ». A côté de cette reconnaissance officielle , voici quelques lignes tirées d'un journal, elles disent plus que tout discours : « Puis je m'engageais dans les transmissions de la Première Armée Française que je suivis dans les campagnes d'Italie, de France et d'Allemagne et je n'eus plus le temps d'écrire parce que j'avais à peine celui de vivre » 24 Ce court passage rappelle que, même considérées comme des non combattantes, ces jeunes femmes restaient exposées aux risques du champ de bataille, au même titre que leurs compagnons d'arme masculins. Nous pouvons citer en mémoire Marie Loretti, épouse d'un sous-officier de tirailleurs, qui servait au bataillon médical de la 3ème DIA. Elle fut la première infirmière tuée en Italie, le 5 février 1944 alors qu'elle tentait de mettre des blessés à l'abri d'un bombardement à San Ella sur « la route de la mort ». Les deux jambes sectionnées, elle mourut en quelques minutes. Elle eut ainsi le triste privilège d'être la première femme décorée de la Médaille Militaire. La libération de la France vit d'autres femmes tomber dans les combats, ainsi l'aspirant Denise Ferrier, tuée en Alsace à 20 ans. Son corps fut transféré à Alger en 1948 où plus de 2000 personnes l'accompagnèrent au cimetière de Saint-Eugène.
20 Henry Deloupy, Les blindés de la Libération, p.10
21 Benoit Haberbusch, op. cit, p. 324
22 SHD, création du CFA, 5P 18
23 Paul Gaujac, op.cit., p.132
24 Extrait du blog Le blog d'un caillou (tendre), Merlinettes!.htm, avec l'autorisation de son auteur.
Pour ces jeunes femmes qui parfois n'avaient pas plus de 18 ans, voire moins, cet engagement était l'occasion de découvrir l'aventure et de montrer parfois un véritable engagement politique, quitte à s'opposer à sa famille. C'était également l'occasion de s'affirmer dans un monde d'hommes : « On m'apprenait à marcher au pas, à commander. Il fallait avoir de la voix(..)Je suis revenue à Blida, alors là, il fallait graisser son moteur, il fallait changer sa roue seule. On en faisait un point d'honneur, pour les roues, de ne pas avoir besoin d'un homme. On n'avait pas les bras de travailleurs de force mais on le faisait. Les ambulancières se débrouillaient bien » 25. Cet engagement constitua une expérience extraordinaire que bien peu de ces militaires regrettèrent, même si par la suite la position de la France vis à vis de l'Algérie les laissa parfois amères. La misogynie du milieu militaire les a parfois également touchées, en particulier dans le manque de reconnaissance après-guerre. La découverte de la guerre et de ses horreurs, le fait d'avoir à assumer des responsabilités leur a permis par la suite d'aborder la vie avec une plus grande assurance et a permis ainsi à certaines d'entre elles de se lancer dans des études de médecine alors que d'autres voyaient s'ouvrir une carrière dans l'armée à laquelle personne n'aurait songé avant guerre. Leur engagement marque le début d'un long processus d'intégration des femmes dans les forces armées qui allait demander encore un demi-siècle pour voir l'opinion pleinement accepter l'idée de femme-soldat.
25 Extrait de l'entretien accordé par Mme Germaine Giner, engagée dans l'armée de l'air, SHD, AI82 297 1, le 10 juin 1982
Il faut noter que ces auxiliaires féminines, volontaires, affectées en Algérie au transport des militaires rapatriés en Algérie, n'ont pas le droit à pension ou à la carte des anciens combattants car n'ayant pas été affectées sur un théâtre d'opération. C'est, il me semble une injustice pour ces femmes qui avaient mis entre parenthèse, leur vie professionnelle et familiale pendant au moins deux ans. Ndlr.

Servir comme un homme ou préserver sa féminité ?

3.La communauté juive et son entrée dans la guerre.
L'antisémitisme virulent de la Révolution nationale s'était manifesté par l'exclusion des juifs d'Algérie, ramenés à une condition de sujet français, exilés de l'intérieur soumis à toutes les humiliation. La reprise de la guerre leur permet peu à peu de faire évoluer leur situation, alors que la démocratisation de la vie politique en Afrique du nord s'affirme. Le retour à un état de droit facilite surtout leur réintégration dans l'armée.

a) La persistance de l'antisémitisme
Depuis la reprise du combat au côté des alliés, la question de la mobilisation des juifs constituait un véritable casse-tête pour les autorités d'Alger. L'abrogation du décret Crémieu n'étant pas remise en cause et étant même confirmée par le général Giraud, les israélites restaient sujets et non pas citoyens français. Cela n'enlevait pas pour eux l'obligation militaire mais permettait aux autorités de leur appliquer un traitement à part, ne les mettant sur le même pied que les musulmans ou les européens. Cette discrimination à leur égard se vit alors dans le refus de les incorporer dans les nouvelles unités de l'armée française. Même si les mesures d'alerte générale comportaient l'appel des israélites, le général Giraud ne souhaitait guère les voir intégrer des forces combattantes. Le 15 novembre 1942, une note de service du commandant en chef signale qu'ils doivent être affectés en priorité à des unités de travailleurs sans dénomination spéciale, même s'il est précisé que « ce rassemblement (…) ne saurait en aucune façon être considéré comme une mesure vexatoire susceptible d'augmenter les tensions » 26. l'armée refuse ainsi des hommes qui veulent se battre et les relègue à des tâches sans intérêts de terrassement : « imperturbable, l'Etat- Major crée des camps de pionniers. Deux dans des régions désolées, le troisième, on ne sait pourquoi, à Chéragas aux portes d'Alger. Les mobilisés juifs creusent un trou et le bouchent le lendemain. Ils remuent de la terre et ruminent leur rancoeur » 27. A Oued Djer, les hommes sont même loués à des entrepreneurs civils. Hygiène et alimentations sont désastreuses (il est vrai que les recrues de l'Armée ne sont guère mieux traitées). Cette politique était d'autant plus absurde que les juifs d'Afrique du Nord avaient fait preuve du plus grand loyalisme envers la France et que leur engagement patriotique ne pouvait être mis en doute. En 1940, ils forment une part non négligeable des troupes de l'armée d'Afrique, en particulier dans les zouaves et les chasseurs d'Afrique. Ils ont joué un rôle majeur dans la préparation et l'exécution du plan d'appui au débarquement allié le 8 novembre 1942, mais il est vrai que ce dernier point ne joue guère en leur faveur, face à des autorités qui les considèrent comme des rebelles et des factieux. La persistance de lois antisémites dans des territoires ayant rejoint le camp des alliés apparaît comme une aberration. Au camps de Bedeau, les pionniers qui se considèrent comme des internés dénoncent les conditions qui leur sont faites dans un manifeste :
« Nous, juifs, mobilisés à Bedeau déclarons ce qui suit :
Nous détestons le nazisme, nous le détestons parce qu'il torture la France meurtrie et parce qu'il persécute spécialement les juifs. Il y a deux mois est né en nous un espoir immense, celui de reprendre le lutte avec des armes modernes et de contribuer à l'écrasement définitif de l'ennemi de l'humanité. La réalisation de ce voeu nous a été refusée. Rassemblés pêle-mêle, fantassins, artilleurs, cavaliers, nous avons été transformés en pionniers. Certes, nous savons que les pionniers sont absolument nécessaires au combat dont ils partagent toutes les souffrances et tous les risques. Mais qu'on nous ait retiré de nos unités respectives et qu'on nous ait tous transformés en travailleurs, au mépris de l'utilisation de nos compétences, ce fait ne peut avoir qu'une conséquence dans le public : nous présenter comme suspects ou incapables de combattre les armes à la main. Nous déclarons que personne n'a le droit de douter de notre valeur combative ; ce serait insulter à la mémoire de nos ainés qui reposent encore par milliers en terre de France. Nous exprimons le profond regret de nous voir délibérément exclus de la lutte actuelle dont nous demeurons les champions ardents. En 1940, nous nous sommes battus comme français. Depuis, on nous a exclu de la communauté nationale. Ces mesures injustes, nous les avons subies, mais jamais nous n'en avons admis le bien-fondé. Qu'on nous affecte tous automatiquement dans les unités auxquelles nous étions normalement destinées, qu'on nous permette de combattre chacun selon ses compétences, mais dans la dignité comme tout le monde. Qu'on nous le permettent et tous unis nous répondrons présents.
» 28

26 SHD, 11P 257
27 Henri Chemouilli, Une diaspora méconnue, les juifs d'Algérie
28 Norbert Bel Ange, Quand Vichy internait ses soldats juifs
b) Remise en cause et abolition de la législation de Vichy
Ces protestations sont relayées par le professeur Henri Aboulker qui dénonce des dispositions militaires d'inspiration hitlérienne. Le rabbin André Chalom Zaoui écrit également une lettre de protestation au général Giraud. La presse américaine se montre très critique et relaie les protestations du Congrès Juif Américain et du Congrès Juif Mondial. Face aux protestations et aux demandes répétées, l'armée est amenée cependant peu à peu à revoir son attitude. Si les volontaires sont acceptés dans les unités combattantes, ils ne peuvent en aucun cas dépasser 1/5 des effectifs Pour le commandement, le prétexte invoqué est le risque de voir l'animosité des musulmans s'exprimer à l'égard des juifs et d'amener ainsi l'effondrement de la cohésion des unités. Aussi est-il prévu de répartir les recrues entre les divisions coloniales « où leur emploi n'a pas d'inconvénient, en particulier dans les unités blindées », les unités de guet rattachées aux FTA (forces terrestres antiaériennes) et les unités de pionniers. Il est vrai que dans le même temps la propagande ennemie joue sur l'antisémitisme pour discréditer ceux qui essaient de faire évoluer la situation. Captée en Algérie, « France Fidèle » essaie d'exacerber les tensions afin de dresser contre, les juifs européens et musulmans. Leur patriotisme est ainsi remis en cause par les services de propagande de Vichy : « on demeure sceptique quant à la contribution que peuvent apporter les juifs sur le champ de bataille » 29, tandis que nombre de thèmes sont abordés pour dresser l'opinion, emprise communiste en Syrie et au Liban, méfaits du Bolchévisme, exploitation de l'A.F.N par les hommes d'affaire venus des Etats-Unis, trahison des Arabes par l'Angleterre au bénéfice des Juifs de Palestine. Autant d'arguments pour que l'armée reste sur sa ligne de conduite. Vis à vis des anciens cadres d'active radiés par Vichy, les mesures restent discriminatoires et vexatoires, le 30 janvier 1943, une directive stipule qu'il ne peuvent être intégrés qu'à une double condition : avoir été cité ou blessé au cours d'opérations de guerre, être noté favorablement par les autorités hiérarchiques 30. Les jeunes ne sont pas épargnés par cet ostracisme, lorsque le 17 novembre 1942 le public est informé des modalités de rappel des membres des chantiers de jeunesse, les Juifs européens et indigènes ne sont pas concernés. Cette évidente mauvaise volonté explique le succès que le corps franc d'Afrique remporte alors auprès de beaucoup de volontaires, et l'attrait des FFL ne fait que se renforcer. Début 1943, soixante-dix Juifs d'Oran, sous le commandement du capitaine Ben Illouz, rejoignent Tobrouk et se mettent sous les ordres du général Koenig 31.
29 Préfecture de Constantine, centre d'information et d'étude, rapport n° 1363 CIE sur les émissions de « France Fidèle », SHD, 1H 2816
30 Document joint aux archives du Corps Franc d'Afrique, SHD, 11P 257
31 Henri Chemouilli, opus cité.
Autre exemple, celui du lieutenant Lebar qui, avec une quinzaine d'hommes, rejoint la force L de Leclerc. Cette hémorragie ne peut tenir sur le long terme, et ce d'autant plus que l'armée, on l'a vu, a un besoin de plus en plus pressant de spécialistes et de recrues disposant d'un minimum d'instruction scolaire. La confirmation par le général Giraud de l'abrogation du décret Crémieu apparaît comme une catastrophe. L'absence des recrues israélites fait perdre plus de 5000 hommes à l'armée (sur ce total, les classes 1933 à 1940 représentent à elles seules 2600 hommes) à un moment où chaque combattant représente un potentiel précieux. Outre ces arguments pratiques, il faut évoquer l'action de Jean Monnet qui fait comprendre au général Giraud que l'aide américaine est conditionnée à une libéralisation du régime. La libération des prisonniers politiques, l'abrogation de la législation Vichyste deviennent des impératifs.
En mars 1943, le général Bethouart souligne l'incompréhension totale, de la part du public américain, de la situation de l'Afrique française, certaines campagnes de presse menées aux Etats-unis et en Grande Bretagne tendraient à faire croire au maintien d'un régime totalitaire et raciste. A partir du mois de mars 1943, les compagnies de travailleurs israélites sont dissoutes et remplacées par des compagnies de travailleurs indigènes. Le général Prioux émet une nouvelle circulaire signée par l'aide-major général : « Il est précisé à nouveau qu'en exécution de l'ordonnance du 14 mars 1943, relative aux mesures prises à l'encontre des juifs, toute distinction fondée sur la qualité de juif est expressément abolie en ce qui concerne le recrutement, l'avancement aux différents grades, classes, échelons, les affectations ou les mutations des personnels militaires ou civils de l'Armée » 32. Le 5 mai 1943, la réintégration de plein droit des magistrats, fonctionnaires, agents civils et militaires est prononcée. Le 27 mai 1943, par ordre daté du 15 mai, toute discrimination est abolie et les éléments des anciennes compagnies de travailleurs sont répartis dans les différentes formations du corps expéditionnaire en Italie 33. Cet engagement lave l'honneur de citoyens français qui veulent prouver qu'ils savent se battre et permet de démentir des propos antisémites tenaces dans l'opinion publique, voyant dans les israélites des « planqués ». On peut se demander pourquoi des hommes tenus en mépris, bafoués et humiliés, ont pu vouloir autant se battre pour une patrie semblant aussi ingrate. Un ancien combattant, Adolphe Benkemoun,fournit une réponse désarmante de simplicité : « Force est de constater qu'à cette époque, l'instruction civique reçue à l'école et à la maison portait ses fruits. Enfants ou adolescents, nous avons vu nos parents pleurer à l'écoute de la Marseillaise » 34. C'est donc moins en tant que Juif qu'en tant que citoyen français que ces hommes ont voulu se battre. « Juif par solidarité et non par vocation », Jean Daniel a souligné combien il était important de ne pas faire de judéocentrisme 35. Le patriotisme a bien plus joué que le sens de l'identité communautaire, beau démenti au discours de Vichy qui jugeait que l'enseignement des instituteurs de la IIIème République avait pu concourir à la défaite.
32 Romain Durand, De Giraud à De Gaulle, p.18
33 L'intégration de ces hommes ne va cependant pas de soi. Dans son ouvrage sur le CEF, Paul Gaujac rappelle que le général Juin doit intervenir, en septembre 1943, auprès des cadres du 32ème groupe de FTA rattaché à la 2ème DIM pour que les préjugés raciaux ne causent plus de difficultés. Afin de faciliter la disparition de ce « malaise intérieur », il demande le remplacement de certains sous-officiers originaires d'Afrique du Nord par des métropolitains. Nous verrons plus loin que les FFL elles-mêmes ne furent pas exemptes de ce problème.
34 Norbert Bel Ange, op. cit.
35 Jacques Cantier, l'Algérie sous le régime de Vichy, p.363
La persistance de la question juive a contribué à discréditer les autorités héritées de Vichy et a montré dans quelles ambiguïtés l'Afrique du Nord se trouvait. Ces ambiguïtés, on les retrouve justement avec une des institutions les plus symboliques et les plus décriées de Vichy : les Chantiers de Jeunesse.

4. Les chantiers de jeunesse ou l'illustration du double-jeu
Présentée comme l'incarnation même de la volonté de Vichy de régénérer et formater la jeunesse, les Chantiers jouent un rôle important dans la mobilisation des moyens humains de l'A.F.N en fournissant à l'armée d'Afrique un vivier de recrues européennes qui allaient fournir une partie des gradés et des officiers nécessaires à l'encadrement des troupes levées dans le cadre de l'organisation des nouvelles forces françaises.

a) Un outil de valeur inégale mais indispensable
Dans la constitution des unités créées entre 1943 et 1944, l'organisation des Chantiers a joué un rôle important, d'abord par les effectifs qu'elle a mis à disposition des forces armées, ensuite par l'instrument de mobilisation qu'elle a pu représenter. Les différents centres d'Afrique du Nord constituaient désormais autant de point de rassemblement capables de fournir un appoint précieux à l'armée en cours de renforcement. Cependant, contrairement à ce que l'on pourrait croire, les militaires ne considérait pas forcément avec sympathie ces rassemblements de jeunes, comme le rappelle Romain Durand : « l'armée s'inquiétait de certaines tendances apparemment incontrôlables et l'on se demandait s'il ne fallait pas suspecter certains dirigeants des mouvements de jeunesse.(...) Les Chantiers (…) faisaient l'objet d'une certaine jalousie. Leur style, moderne et dynamique, leurs uniformes, très dans la note du temps, leur désinvolture politique et la vantardise de certains de leurs dirigeants indisposaient l'autorité militaire. les cadres des Chantiers donnaient l'impression de vouloir supplanter une armée déconsidérée à leurs yeux. » 36. Van Hecke lui-même a contribué à brouiller les cartes. Soucieux de ne pas susciter la réaction des commissions d'armistice, il a fait attention à ne pas faire des chantiers des casernes de substitution. Si la recherche d'un certain caractère martial est avérée, il ne s'agit pas de transformer ouvertement ces jeunes en militaires. Depuis 1940, les différents groupements, faute d'infrastructures et de ravitaillement, n'ont pas toujours été en mesure de fournir un accueil de qualité. L'image de jeunes guerriers qui s'est forgée après la libération doit être nuancée.
En 1941, des rapports avaient souligné des cas d'insoumission et même d'antimilitarisme 37. En juillet 1942, une note rappelle qu'ils doivent le salut aux officiers, preuve que la toute puissance de la discipline avait de la peine à s'exercer. Suspecté d'être un gaulliste, Van Hecke suscite la méfiance et ses projets grandioses sont vite contrecarrés par l'état-major d'Alger.

36 Romain Durand, De Giraud à De Gaulle, p.18 37 Jacques Cantier, op. cit, p.296. La convocation en novembre 1942 des anciens des Chantiers stipule que ceux qui ne répondraient pas seraient passibles de la cour martiale, preuve que l'état-major ne s'attendait pas forcément à une grande vague de ferveur patriotique ( SHD, notes d'organisation des Chantiers, 7P 76)
b) Une mobilisation sous le signe de l'enthousiasme et de l'improvisation
Dès le 12 novembre 1942, la Dépêche Algérienne et l'Echo d'Alger diffusaient un appel d'incorporation, doublé par la radio, convoquant les jeunes de la classe 42 et qui visaient donc en priorité les membres des Chantiers. Tous ceux qui avaient accompli leur séjour légal aux Chantiers depuis juin 1940 étaient rappelés, à charge pour eux de se munir de vivres et de vêtements et de rejoindre les centres d'instruction. Les sursis d'incorporation accordés pour étude ou à titre agricole étaient supprimés. Cet appel rencontra un large écho. Un témoin oculaire a parlé d'exaltation 38, ce que confirme les documents d'époque. Van Hecke lui-même est obligé de freiner l'enthousiasme de ses garçons : « il convient de rejoindre aux dates fixées et non avant sous peine de créer des embouteillages préjudiciables à tous... Je compte sur les anciens pour donner l'exemple » 39. Vu l'urgence de la situation, il n'y eut guère de formalités et les jeunes sont dirigés vers des installations de fortune situées dans les montagnes où l'enthousiasme et l'insouciance pallient les manques de l'intendance : « le matin après le café pur pois-chiches, la boule de pain à douze, le décrassage, l'équipe se retrouve autour d'un robinet. Pour les dents, nous frottons notre brosse sur une pâte rose contenue dans une boite ronde en aluminium, pour les cheveux , un coup de peigne humide. Cependant l'opération la plus délicate réside dans l'ajustement aléatoire des molletières.(...)Le camp n'a pas de douches. Une fois par semaine, nous descendons à El-Affroun, ce déplacement particulièrement apprécié nous procure l'occasion d'acheter un kilo de dattes chez un mozabite voisin des douches municipales » 40. On aurait tort de voir dans ce témoignage un souvenir de boyscout soumis à une vie rustique. Même s'ils sont jugés parfois frondeurs et indisciplinés,ces garçons ont l'étoffe de soldats et ils représentent un réservoir de dizaines de milliers de combattants potentiels (Van Hecke avance le chiffre de 40 000 dans ses mémoires). Leur valeur est d'ailleurs une réalité dont les cadres de l'armée d'Afrique sont convaincus, certains jeunes se sont montrés très utiles dès le début des opérations. En Tunisie, le groupement 106 de Sbeïtla forme un bataillon de travailleurs qui appuie l'armée française, en Algérie les étudiants sont mobilisés à Bône et Alger pour traduire les manuels techniques en anglais et aider au montage du matériel. L'inexpérience militaire de ces jeunes gens rend impossible leur envoi sur le front tunisien, mais ils constituent une source importante de renfort.
38 Entretien téléphonique avec Mr Etienne Muvien, vivant à Alger et engagé dans l'armée de l'air. Cet enthousiasme a fait oublier la pénurie de ravitaillement. Entre le 20 novembre et le 4 décembre, les effectifs des Chantiers ont quadruplé, voire quintuplé, d'où d'énormes problèmes d'habillement et de subsistances
" J'appartenais à une jeunesse qui n'acceptait pas que la France soit vaincue et humiliée ". Etienne Muvien, décédé le Mercredi 25 Septembre 2013 à l'age de 93 ans.http://www.cagnes-sur-mer.fr/agora/agora_BD/agora_62.pdf (Ndlr)
39 Témoignage d'Edgar Scotti paru dans la revue l'Algérianiste, n°45
40 Témoignage d'Yves Pleven, Souvenir d'un rappelé de 42, revue l'Algérianiste, n°61
Pour les unités en voie de renforcement ou en constitution, c'est en effet un véritable vivier. Pas question de voir ces garçons partir ailleurs après une formation de quelques mois, or il existe de sérieuses concurrences. Il y a tout d'abord le Corps Franc qui, avec sa réputation, attire une jeunesse aussi cocardière que tête-brulée. Il faut compter ensuite avec la fascination qu'exerce la France Libre. Et il y a surtout Van Hecke lui-même qui rêve de se « constituer une petite armée en marge de la régulière », autant dire aux yeux de sa hiérarchie, une garde prétorienne à sa dévotion. Aussi les Chantiers passent-ils à partir du 16 novembre sous régime militaire. Il est vrai que cela se fait à la demande de leur chef mais contrairement à ses souhaits, ils ne forment pas le noyau d'un corps d'armée autonome. C'est la raison pour laquelle seule une unité constituée en sort, le 7ème RCA dont les hommes portent le béret vert de tradition hérité des Chantiers de Jeunesse, le reste des effectifs est dispersé entre le corps franc d'Afrique et, surtout, les grandes unités de l'armée (20. 000 pour l'Armée de terre, 5.000 pour l'Armée de l'air dont 1000 parachutistes, 4.500 pour la Marine), « une véritable foire aux effectifs » 41qui voit ces jeunes être versés à l'aveuglette entre divers corps de troupes, tirailleur, artillerie, génie, etc. Cela ne manque pas de susciter l'amertume. D'abord de Van Hecke qui s'estime spolié, ensuite des jeunes qui s'estiment floués. Ces garçons qui veulent se battre se retrouvent parfois piégés dans des unités où leurs rêves de gloire et d'aventure font parfois long feu. Yves Pleven fait partie de ces déçus : « le 30 décembre, par le chemin de la ferme sortent péniblement du brouillard deux vieux autobus repeints du gris militaire. Ils stoppent devant le hangar. Rassemblement avec le paquetage(...) On est parti de suite. Les camarades de la première voiture nous ne les avons jamais revus. On a dit plus tard qu'ils étaient versés dans l'artillerie. La deuxième voiture s'arrête devant la halle aux tabacs de Blida. Un civil nous fait entrer par une petite porte. Il prend nos noms et demande si nous sommes volontaires pour être parachutistes. Non . Mais où est-on ? Vous êtes dans l'Armée de l'Air ! C'est le grand coup d'éteignoir final sur l'enthousiasme (...) On sait qu'il faut près d'un an de formation pour devenir naviguant ... D'ici là... on allait moisir sur un aérodrome à regarder passer les avions alliés (...). Les uniformes de drap bleu louise sortis de la naphtaline de l'Armée de l'Armistice dont nous sommes dotés ne nous consolent pas. » 42.
Pour les forces armées, par contre, l'arrivée des ces recrues est une excellente chose. les Chantiers apportent des détachements organiques très importants de jeunes, spécialistes ou non, pour la constitution des grandes unités qui s'organisent sur le modèle américain.
41 Yves Pleven, op.cit. Parmi ces jeunes, 3600 furent destinés aux régiments de tirailleurs qui présentaient un déficit important en tirailleurs français, 2000 devaient fournir gradés et spécialistes des régiments algériens, les 1600 restant se dirigeant vers les régiments marocains. (SHD, 7P 83)
42 Yves Pleven, op.cit. L'Armée de l'air tient d'autant plus à ces recrues qu'elle s'est attachée à former dans ses ateliers industriels des jeunes mécaniciens incorporés dans les Chantiers et qu'elles souhaite voir remis à sa disposition. (SHD, 7P 83)
Exceptés 2500 appelés jugés inaptes, les jeunes des Chantiers furent astreints à un programme d'instruction qui visait à une utilisation aussi complète que possible de l'élément français comme spécialiste. Le premier mois consistait en un « débourrage général », le deuxième mois voyait un début de spécialisation des moins bons éléments alors que se poursuivait l'instruction des meilleurs dans le cadre du brevet de chef de section. Le troisième mois, les meilleurs élèves sous-officiers étaient proposés pour le peloton d'EOR (Elève Officier de Réserve) après examen des diplômes. Pour l'état-major, l'armée future d'A.F.N devait être une armée moderne dans laquelle les Français seuls pouvaient tenir les nombreux emplois de gradés et de spécialistes. C'est autour de ces gradés que devaient s'agglomérer les indigènes, seule solution permettant d'avoir l'excellence et le nombre.
Le bilan des chantiers peut donc apparaître mitigé. Tenant à la fois du statut militaire et de l'institution civile, prônant les valeurs de la Révolution nationale mais se voulant un instrument de revanche, ils ont pu dérouter et parfois décevoir ceux qu'ils ont incorporés. Cependant, le souvenir du succès de la mobilisation de 1942 a fait disparaître l'ambiguïté qui a présidé à leur naissance et à leur développement en Afrique du Nord. Par la suite, la part que ces jeunes et leurs cadres, Van Hecke au premier chef, ont pris dans la libération du territoire a contribué à forger un véritable mythe présentant les chantiers comme l'instrument de la revanche.

Frédéric Harymbat , « les européens d’Afrique du Nord dans les armées de la libération, 1942-1945 »
Université de Caen, MasterII recherche, 2012. Prix universitaire algérianiste (2013). Publié chez l’Harmattan (octobre 2014).

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Mis en ligne le 23 novembre 2014

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