Le texte d'un historien sur la fin de la guerre d'Algérie, à l'occasion de la commémoration des accords d'Evian de 1962, a été au dernier moment largement amputé par les Archives de France. L'article risquait, dit-on, de " rouvrir d'anciennes blessures ".

Guy Pervillé n'en revient toujours pas. Professeur d'histoire contemporaine à l'université de Toulouse-Le Mirail, il avait été contacté en novembre 2010 par Hervé Lemoine, directeur chargé des Archives de France, afin de rédiger un article sur la fin de la guerre d'Algérie. Un exercice a priori sans difficulté pour ce spécialiste de la colonisation et de la décolonisation de l'ancien territoire français. Le texte, envoyé une première fois, lui est retourné accompagné de quelques demandes de corrections mineures. L'universitaire les accepte sans protester. Il renvoie son article définitif le 17 juin 2011. Celui-ci devait ensuite paraître dans une publication annuelle éditée par le ministère de la Culture et de la Communication et intitulée Commémorations nationales 2012, une sorte de guide des célébrations de l'année à venir.

80% du texte supprimé

Six mois plus tard, un peu avant Noël, l'historien apprend que le Haut-Comité aux Célébrations nationales, en charge de l'édition de cette revue et qui dépend directement du service interministériel des Archives de France, a décidé de couper 80% de son texte. Guy Pervillé n'a pas été consulté. " J'ai trouvé cela surprenant et tout à fait anormal, a-t-il confié à France-Soir. Je n'avais pas eu de nouvelles depuis six mois... Rien ne me laissait présager cela. ". Pour ce chercheur reconnu, la sanction est incompréhensible : " Je pensais que j'avais tout fait pour traiter ce sujet délicat de la manière la plus objective possible, comme on me le demandait. Il s'agit du premier acte de censure que j'aie subi en quarante ans de carrière ".

Choqué, l'historien décide de poster l'article dans son intégralité sur son blog. Et invite les internautes à le comparer à la version courte disponible sur le site internet des Archives de France. Tous les passages qui pouvaient prêter à controverses - la situation des harkis, le cas des Français musulmans, le rôle réel de l'OAS... - ont été effacés pour ne laisser place qu'à un texte évasif d'une vingtaine de lignes. " Je pense qu'il fallait rappeler les faits pour mieux en discuter. Les censurer ne peut qu'attiser les rancœurs des uns et des autres ", commente Guy Pervillé.

Historiens et archivistes protestent

Très vite, des historiens et des archivistes dénoncent la censure exercée par les Archives de France, placé directement sous la houlette de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture. " Je suis très perplexe du traitement accordé à la "Fin de la guerre d'Algérie " qui n'a droit qu'à une demie-page non signée alors que tous les autres textes offrent un panorama divers de nos meilleurs historiens ", explique une conservatrice générale du patrimoine sur un forum professionnel. Elle parle de " vide sidéral " à propos de la seule et unique phrase qui évoque les violences meurtrières qui ont accompagné et suivi l'indépendance du pays.

Du côté des Archives de France, on admet que " le texte n'a pas été publié dans son intégralité ". Mais la parade est toute trouvée : " Après réflexion, nous avons pensé que cet article risquait de rouvrir d'anciennes blessures. Nous voulons éviter toute polémique, se justifie Philippe-Georges Richard, conservateur général du patrimoine et délégué aux commémorations nationales. Ce recueil est destiné à éveiller la curiosité et le 50e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie n'est un scoop pour personne ", argumente-t-il en précisant que cette décision ne remet " absolument pas " en cause le travail de Guy Pervillé : " Il avait été choisi pour son objectivité et la pondération de son jugement ".

"Il faut se mouiller"

Pourquoi effacer alors les quatre cinquième de son travail ? Xavier de la Selle avance une théorie : " Je ne connais pas les dessous de ce dossier, assure le président de l'Association des Archivistes français. Mais il y a une forme de lâcheté dans la décision du ministère de la Culture qui semble avoir peur de la portée politique du sujet ". Même si de nombreux travaux sur la guerre d'Algérie ont été publiés ces dernières années, le dossier reste en effet encore délicat, et même explosif. Surtout à trois mois du premier tour de l'élection présidentielle. " Il y a beaucoup d'éléments sur la guerre d'Algérie qui doivent être portés devant le public. Il faut se mouiller, confronter les points de vue, renchérit Xavier de la Selle. Censurer tout cela, cela veut dire vouloir occulter les épisodes complexes qui font partie de notre histoire ". Pourtant, pour les Archives de France, la décision de censurer un article à vocation a priori assez confidentielle, est " une question de bon sens, pas de politique ".
Philippe Peter
http://www.francesoir.fr/actualite/politique/guerre-d-algerie-un-historien-censure-par-le-ministere-de-la-culture-177749.html

Le point de vue de Guy Pervillé

J'ai été contacté depuis plus d'un an (novembre 2010) par le directeur chargé des Archives de France, afin de rédiger un article, le plus objectif possible, sur la fin de la guerre d'Algérie dans la publication annuelle du Ministère de la culture et de la communication, intitulée " Commémorations nationales 2012 ". J'ai envoyé cet article à la date prévue, et accepté quelques corrections mineures, avant d'envoyer mon texte définitif le 17 juin 2011. Puis j'ai appris, un peu avant Noël, que mon texte avait été amputé des trois quarts sans que je sois consulté, et qu'il paraîtrait sans ma signature. En effet, le texte publié à la page 56 tient en une vingtaine de lignes (la bibliographie que j'avais fournie se trouve néanmoins à la page 281). Je publie donc ici mon texte complet, pour que chacun puisse juger du procédé, c'est-à-dire de ce qui s'avère être le premier acte de censure que j'aie subi en plus de quarante ans de carrière.

La guerre d'Algérie se termina en 1962, puisque la France finit par reconnaître l'indépendance du pays revendiquée depuis le 1er novembre 1954 par le Front de libération nationale (FLN), mais on ne peut pas indiquer une date plus précise. En effet, la fin de cette guerre impliquait trois critères généralement confondus, mais qui sont restés distincts : la fin des hostilités entre le FLN et la France ; la reconnaissance d'un Etat algérien par la France ; la formation d'un gouvernement algérien capable d'incarner cet Etat.

La fin des hostilités entre le FLN et la France fut la conséquence des accords d'Evian signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et ceux du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ces accords prévoyaient : la formation d'un Etat algérien au terme d'une période transitoire de trois à six mois (durant laquelle l'Algérie resterait gouvernée par le haut commissaire de France coopérant avec un exécutif provisoire franco-algérien désigné d'un commun accord) ; la formation du futur Etat par un processus démocratique d'autodétermination garantissant les droits de tous ses habitants ; et les principes des futures relations de coopération entre les deux Etats. Au terme de cette période, un référendum devait créer l'Etat algérien et ratifier en son nom les accords d'Evian. En conséquence, un cessez-le-feu devait entrer en vigueur le 19 mars à midi.

Le gouvernement français appliqua les accords. Le 8 avril 1962, il les soumit à un référendum en métropole, qui leur donna une ratification éclatante par une très grande majorité des électeurs (64,8% des inscrits et 90,6% des suffrages exprimés). Dès la proclamation officielle des résultats, le 13 avril, fut installé à Rocher Noir l'Exécutif provisoire franco-algérien présidé par Abderrahmane Farès ; et à Paris, le Premier ministre Michel Debré démissionna le 14 et fut remplacé par Georges Pompidou, alors considéré comme un simple exécutant de la politique du président Charles de Gaulle. Le 15 mai, la date du référendum algérien fut avancée au 1er juillet, et ses résultats, ratifiant massivement les accords d'Evian (par 91,23% des inscrits et 99,72% des suffrages exprimés, furent proclamés le 3 juillet.

Mais l'Organisation armée secrète (OAS) avait répondu à l'annonce du cessez-le-feu en intensifiant son action violente contre le FLN et contre les forces gouvernementales. Elle aboutit à un désastre pour la population française d'Algérie (fusillade sanglante de la rue d'Isly, commise par un barrage de tirailleurs contre la foule manifestant en faveur de la population de Bab-el-Oued le 26 mars à Alger), mais l'OAS, bien qu'affaiblie par plusieurs arrestations (dont celle de son chef le général Salan) intensifia son action terroriste jusqu'en juin. L'organisation d'Alger négocia des accords avec le président de l'Exécutif provisoire et le chef des ses membres FLN (accords Susini-MostefaI du 17 juin), mais celles d'Oranie et du Constantinois continuèrent leur action presque jusqu'à la veille du référendum.

Cependant le FLN profita des accords d'Evian pour reconstituer ses forces armées et pour étendre leur autorité sur une grande partie du pays et de sa population. L'armée française s'y opposa jusqu'au 14 avril, puis dut y renoncer. A partir du 17 avril 1962, le FLN déclencha une vague d'enlèvements contre la population française, supposée complice de l'OAS, dans les agglomérations d'Alger et d'Oran, mais aussi dans l'intérieur de ces régions. Le 14 mai la Zone autonome d'Alger, dirigée par Si Azzedine, rompit ouvertement le cessez-le-feu en déclenchant une série d'attentats. C'est alors que le président de Gaulle, tout en demandant au GPRA de les désavouer, accepta l'avancement de la date du référendum algérien au 1er juillet proposé par l'Exécutif provisoire. D'autre part, des enlèvements et des massacres avaient été commis après le 18 mars contre d'anciens "harkis", en violation flagrante des clauses d'amnistie des accords d'Evian ; des tracts de l'ALN saisis par l'armée française faisaient craindre qu'une épuration systématique soit déclenchée après le référendum. Le respect de ces accords par le FLN semblait de moins en moins assuré, car le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), réuni à Tripoli en mai et juin, les avait qualifiés de "plateforme néo-colonialiste", puis s'était divisé entre les partisans du GPRA présidé par Ben Khedda et ceux de ses opposants rassemblés dans un "Bureau politique" par Ben Bella. Mais pourtant le référendum du 1er juillet eut lieu dans l'enthousiasme avec la participation du FLN faisant campagne pour le oui.

Le 3 juillet, la France reconnut l'indépendance de l'Algérie sous l'autorité de l'Exécutif provisoire, qui devait organiser au plus vite l'élection d'une assemblée constituante souveraine ; mais cet exécutif ne pouvait fonctionner sans l'accord du FLN, lui-même divisé depuis l'échec du CNRA de Tripoli. Le 27 juin, les membres du groupe FLN de l'Exécutif provisoire avaient remis leur démission au GPRA, et le président Farès avait remis sa démission au président Ben Khedda le 3 juillet à Alger, mais il dut rester en place pour assurer la continuité de l'administration. En même temps une lutte pour le pouvoir, jusqu'au bord de la guerre civile, se déclencha entre deux coalitions issues du FLN, reconnaissant l'une le GPRA, l'autre le Bureau politique de Ben Bella soutenu par l'Etat-major général de l'ALN (Armée de libération nationale) du colonel Boumedienne (destitué par le GPRA le 30 juin). Absence d'autorité incontestée et compétition pour le pouvoir déclenchèrent de nouvelles vagues d'enlèvements et de violences meurtrières contre des Français d'Algérie (notamment des centaines d'enlèvements à Oran le 5 juillet) et contre d'anciens "harkis". Les troupes françaises accueillirent et transférèrent en France les fugitifs, mais le gouvernement leur interdit de les rechercher sans l'accord des autorités algériennes.

Cette période d'anarchie prit fin à partir de septembre, avec l'élection d'une Assemblée constituante composée de membres du parti unique FLN, qui reçut le 25 les pouvoirs de l'Exécutif provisoire et du GPRA, et qui investit le 26 un gouvernement présidé par Ahmed Ben Bella. Les enlèvements de Français diminuèrent alors, et les enlevés furent recherchés, mais les massacres d'anciens "harkis" durèrent encore plusieurs mois, et leur emprisonnement, sous prétexte d'assurer leur sécurité, près de dix ans.

Les accords d'Evian, voulus par le gouvernement français comme la "solution du bon sens", se révélèrent donc une utopie, qui échoua à ramener une vraie paix en Algérie. Le "rapatriement" des Français d'Algérie, et celui de "Français musulmans" (que le général de Gaulle ne considérait pas comme de vrais Français) s'imposèrent comme des nécessités. De Gaulle maintint aussi longtemps que possible ce qui restait de la politique de coopération pour éviter la faillite de l'indépendance algérienne, en espérant que la France finirait par en bénéficier un jour.
Guy Pervillé. Samedi 7 janvier 2012.

PS : Je ne suis pas à plaindre, puisque mon site me permet de m'exprimer en toute liberté. Le sont bien davantage les responsables de cette publication officielle qui s'efforcent de la réaliser honnêtement, de façon à lui donner un réel intérêt. Je ne les confonds pas avec ceux qui leur ont imposé cette décision inepte, laquelle ne peut que discréditer injustement leur travail en gâchant une très bonne occasion de tenir un langage de vérité sur un sujet encore douloureux, un demi-siècle après les faits. J'aurais apprécié que le ou les responsables de cette décision aient eu l'honnêteté et la simple courtoisie de m'informer de leurs raisons, mais il n'en a rien été. C'est donc à ces derniers que je m'adresse pour leur dire à mon tour (comme Maurice Clavel à la télévision le 13 décembre 1971) : "Messieurs les censeurs, bonsoir !"
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=266

Voici ce qui a été publié dans le recueil des Commémorations nationales 2012, www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/...nationales/...2012/.../fin-de-la-guerre-d-algerie/ D'abord, à la page 56 :

" La guerre d'Algérie se termine en 1962 avec l'indépendance du pays revendiquée depuis le 1er novembre 1954 par le Front de libération nationale (FLN). La fin de cette guerre impliquait trois conditions généralement confondues, mais qui sont restées distinctes : la fin des hostilités entre le FLN et la France ; la reconnaissance d'un État algérien par la France ; la formation d'un gouvernement algérien incarnant cet État.

Les accords d'Évian sont signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Ils sont approuvés à une large majorité (64,8 % des inscrits et 90,6 % des suffrages exprimés) lors d'un référendum organisé le 8 avril 1962 en métropole. Le 13 avril, l'Exécutif provisoire franco-algérien, présidé par Abderrahmane Farès, s'installe à Rocher-Noir. Un second référendum en Algérie, le 1er juillet, se traduit par une ratification massive des accords d'Évian (91,23 % des inscrits et 99,72 % des suffrages exprimés).

Le 3 juillet, la France reconnaît l'indépendance de l'Algérie sous l'autorité de l'Exécutif provisoire. Une Assemblée constituante élue en septembre 1962 reçoit les pouvoirs de l'Exécutif provisoire et du GPRA et investit le 26 septembre un gouvernement présidé par Ahmed Ben Bella.

Pendant cette période, les violences meurtrières se poursuivent et frappent toutes les communautés : Européens et musulmans, civils et militaires. "

Les vingt premières lignes de ce texte sont des emprunts à ce que j'avais écrit, sans mention de leur origine (mais cela valait mieux). Ils correspondent à ce qui a été jugé publiable : le minimum de faits aussi incontestés qu'incontestables. Quant à la dernière phrase, c'est une bouillie informe qui prétend résumer tout ce qui a été coupé (c'est-à-dire l'essentiel de l'article), et dont je ne revendique rien.
Guy Pervillé. Lundi 23 janvier 2012
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=269

NDLR : après vérification ce jour à l'adresse : http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-culturelle/celebrations-nationales/recueil-2012/institutions-et-vie-politique/fin-de-la-guerre-d-algerie, le texte de Guy Pervillé est reproduit complet et conforme à l'original ci-dessus.
Il semblerait donc que les protestations légitimes aient porté leurs fruits.

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Mis en ligne le 02 juillet 2012

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