Lorsque la France établit dans Afrique du Nord en 1830, elle ne savait pas exactement ce qu'elle y venait faire, en quoi elle ne différait sans doute pas beaucoup des autres peuples colonisateurs ;
toutes les entreprises coloniales ont eu d'humbles commencements et si le maréchal de Bourmont ne se doutait pas des conséquences lointaines de la capitulation d'Alger les émigrants de la " May Flower " ne prévoyaient pas davantage les Etats-Unis actuels. Le but atteindre s'est peu à peu précisé par la connaissance des facteurs géographiques et historiques de l'entreprise par l'évolution qui est produite depuis trois quarts de siècle en France, en Europe et en Algérie même. Aujourd'hui s'il a encore beaucoup d'obscurité dans les destinées de la Berberle notamment en ce qui concerne le rôle futur des indigènes et le degré de civilisation auquel ils sont susceptibles d'atteindre, du moins les grandes lignes de l'édifice algérien se laissent clairement entrevoir. Il s'agit d'arracher ce pays la barbarie, de mettre en valeur sous toutes leurs formes les richesses du sol et du sous-sol : c'est le problème économique. Il s'agit aussi d'introduire dans la colonie des hommes de notre sang, d'y faire prédominer notre langue nos idées et nos mœurs, de franciser la contrée en même temps qu'on la civilise : c'est le problème ethnique.
Selon qu'on attachera plus ou moins d'importance au premier ou au second de ces objectifs, on portera un jugement tout fait différent sur notre œuvre algérienne. Voici enfin qu'un ouvrage considérable vient nous apporter quelque clarté : c'est le rapport de Mr de Peyerimhoff sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895. On trouvera consignés les
résultats d'une vaste enquête ordonnée par Mr Lépine, poursuivie sous MM Laferrière et Révoil et achevée sous Jonnart. Pour chacun des 300 centres ou groupes de fermes créés de 1871 à 1895 on a
étudié l'origine des terres et des colons, le mouvement de la population, la situation économique des colons et des indigènes, constituant ainsi une série de notices monographiques qui forment en
quelque sorte le dossier de chaque centre. Ces indications sont reprises dans des tableaux annexes et des graphiques qui montrent année par année, les résultats de la colonisation officielle. L'enquête
vaut surtout par le rapport dont Mr de Peyerimhoif l'a fait précéder et où il en dégage les conclusions. L'auteur qui a été pendant plusieurs années, directeur de l'Agriculture du Commerce et de la Colonisation a vécu l'œuvre coloniale avant de la décrire ; il a collaboré personnellement et efficacement à une des plus belles tâches qui puissent tenter un Français aujourd'hui ; il s'est passionnément dévoué à l'Algérie et a marqué sa trace lumineuse et durable Bien qu'il fût tenu à une certaine réserve par sa situation, son livre est d(une belle sincérité, œuvre d'historien et non de fonctionnaire. I
Ce sont des agriculteurs et qui n'ont jamais vécu que de la terre. La conquête, la répression des insurrections, l'application de la législation foncière, les transactions officielles ou privées ont mis aux mains de l'état ou des Européens une partie importante du territoire ; sous diverses formes les indigènes gardent la propriété du reste ; un devoir de haute morale autant que notre intérêt bien compris nous commandent non seulement de ne pas les refouler, mais de les associer à notre œuvre économique. L'émigration française est nécessairement très faible, car les ressorts habituels des puissants mouvements d'émigration ne peuvent jouer avec ampleur dans un pays comme le nôtre, où la population s'accroît très lentement et où l'existence est facile.
L'émigration espagnole et italienne est au contraire très forte et les mêmes lois naturelles qui contiennent le Français précipitent vers l'Afrique du Nord, par une pente naturelle, les prolétaires des péninsules de l'Europe méridionale. En résumé surface utile restreinte par la nature et déjà occupée par les indigènes, faible émigration française et forte émigration espagnole, telles sont les raisons qui
permettent d'affirmer que, sans la colonisation officielle il n'y aurait pas de peuplement français en Algérie. Comme le dit Mr de Peyerimhoff " en face du Berbère laborieux et attaché au sol… et du Bas-Latin acclimaté, dur au travail et peu exigeant, la présence en Algérie d'une démocratie rurale française constitue une sorte de paradoxe ; la nature des choses y contredisait ; il y a fallu pour le meilleur succès de l'œuvre nationale, la volonté du prince tenace et bien servie " (1).
Sans intervention de l'état, peut-être l'œuvre économique aurait-elle été accomplie, à coup sur l'œuvre ethnique ne pouvait l'être.
Sans doute la conception qui tend actuellement à prévaloir dans nos colonies tropicales et que Mr Paul Masson a excellemment définie (2), regarde la colonisation agricole européenne comme une erreur économique et un danger politique. Mais cette conception est inapplicable dans l'Afrique du Nord comme l'expérience l'a montré. La période la plus significative à cet égard, est celle qui va de 1861 à 1871, la seule pendant laquelle la colonisation officielle ait été réellement abandonnée, la concession gratuite interdite, le système des grandes concessions seul pratiqué. C'est la période où Napoléon III, prenant le contre-pied des idées de Bugeaud, déclare que l'Algérie n'est pas une colonie mais un " royaume arabe ". Et il faut admirer ici la puissance des formules, car ce que l'on condamne si sévèrement sous le nom de " royaume arabe " est autre chose que ce qu'on admire ailleurs sous le nom de protectorat. Pendant que la politique des nationalités aboutissait en Europe à la guerre de 1870, la politique du royaume arabe, son prolongement en Algérie, aboutissait à l'insurrection de 1871. En même temps, pendant que le peuplement français était entravé, l'élément étranger s'accroissait.
L'expérience faite en Algérie de 1861 à 1871 est confirmée par l'exemple de la Tunisie, où, ces dernières années, l'on était soigneusement abstenu d'imiter les méthodes algériennes et de faire du peuplement français. Aussi n'y trouve-t-on que 1700 propriétaires français, la plupart absentéistes et ne résidant pas sur leurs terres ; presque nulle part on n'y voit de petits cultivateurs français. Ainsi la nécessité de la colonisation officielle nous semble certaine, parce que les colons sont comme une garnison civile qui marque fortement notre empreinte sur le pays ; puis et surtout parce que, si nous n'introduisions pas des éléments français, nous ne pouvions empêcher les éléments espagnols et italiens de se porter vers la Berberle d'un mouvement aussi spontané que celui de l'eau qui coule . Sans la colonisation officielle, nous étions donc réduits à faire les frais de la soumission du pays et de sa mise en valeur au profit des peuples de l'Europe méridionale. Mieux aurait valu dès lors l'évacuation, telle qu'on la proposait dans les premières années du règne de Louis-Philippe.
II
Si l'intervention de l'état était nécessaire, on ne peut affirmer qu'elle ait toujours été bien conduite. Sans doute bon nombre des défectuosités tiennent au caractère même de l'œuvre, à ce elle présente forcément d'artificiel. On ne peut demander à une administration, si bien dirigée qu'elle soit, d'avoir la même initiative, les mêmes façons de faire qu'un particulier guidé et bridé par son intérêt personnel. Une fois résolue la question de principe, il importe de se demander si les terres doivent être concédées gratuitement ou vendues. L'enquête ne fournit guère de réponse à cette question car la concession gratuite a été à peu près le seul système pratiqué en Algérie jusqu'en 1904.
La concession gratuite coûte très cher ; elle risque de n'aboutir qu'à des résultats précaires, car il ne sert de rien accorder la terre à qui n'a pas les capitaux indispensables pour la mettre en valeur ; elle
tend à donner un pli fâcheux à l'esprit du colon ; disposé à tout attendre de l'état plutôt que de son initiative personnelle ; elle expose l'administration à la tentation de faire des terres de colonisation une monnaie électorale. La vente présente trois grands avantages :
elle permet de faire appel à des éléments économiques variés et en général supérieurs à ceux que recrute la concession gratuite ;
elle attache le propriétaire à la terre qu'il a payée d'un lien plus solide que le don administratif ;
elle permet à la colonie de rentrer dans une partie de ses débours.
Mais la vente risque d'être moins efficace au point de vue du peuplement ; la vente aux enchères exclut pratiquement les immigrants ; la vente à bureau ouvert avec obligation de résidence ne prête pas aux mêmes objections, mais la concession gratuite constitue dans certains cas aux yeux des immigrants cette prime décisive qui lève les hésitations et entraîne les volontés. Il est frappant que dans les colonies anglaises, où le principe de la vente des terres à prix fort avait, semble-t-il, la valeur d'une institution, on a vu, au cours de ces dernières années, introduire presque partout l'octroi
gratuit du " homestead " (Canada Queensland Western Australia). Devenir propriétaire pour rien, tel est évidemment pour beaucoup de petits immigrants le motif déterminant, Mr de Peyerimhoif propose de pratiquer concurremment la concession gratuite et la vente et même, dans certains cas, de les associer : on concède gratuitement une partie du lot et on vend le reste au concessionnaire à des prix fixés d'avance et avec tempéraments (4). C'est une méthode fort ingénieuse.
En pareille matière, il n'y a pas à tenir compte des théories de l'orthodoxie économique ; tout est question d'espèces et non de principes.
La création de centres a été aussi vivement critiquée. On dit que c'était un système coûteux, tyrannique, gênant pour les colons, au rebours du bon sens et de la leçon des pays neufs, où, dit-on, la pénétration se fait par zones et où l'habitation est au cœur de l'exploitation. Jules Duval disait que le village compact de Algérie venu avant terme, copié sur ceux de France est contraire à l'esprit rural et ne favorise que les cabarets, l'oisiveté, le jeu. Il y a dans ces généralités une grande méconnaissance des faits locaux. " Ce n'est pas assez de rappeler l'origine méridionale de la plupart des colons pour expliquer le goût qu'ils paraissent avoir de vivre groupés. Le souci de la sécurité, celle des biens beaucoup plus que celle des personnes, les y amène dès le début ; une grande commodité les y retient par-dessus toutes les autres causes (5), notamment la présence de l'eau amenée à grands frais par l'administration. " Avec la dispersion, écrivait le Dr Warnier, tout ce qui constitue la vie de l'homme civilisé devient impossible plus d'écoles, plus d'églises, plus de routes, plus de police rurale, plus de tournées protectrices de la gendarmerie, plus de service postal ; éloignement du prêtre, du médecin, du maire, du notaire, du juge. Au lieu de tous les avantages de la colonisation concentrée, on a l'isolement au milieu de la barbarie (6). " La création de centres était nécessaire pour transplanter en Algérie des paysans français et leur faire la vie supportable. Rien n'empêche d'ailleurs de les associer aux fermes en proportions variables. " Le lotissement type d'un périmètre devrait comprendre des concessions groupées autour de l'emplacement urbain et entourées elles-mêmes d'une couronne de lots de ferme (7). "
L'essentiel est d'obtenir la meilleure utilisation possible des terres et des crédits Il ne convient pas d'étendre outre mesure la superficie des concessions, comme le réclame quelquefois l'opinion algérienne ; leur trop grande étendue, si paradoxal que cela puisse paraître, peut être une cause d'échec pour la colonisation et de ruine pour le colon tenté de louer sa terre aux indigènes au lieu de la mettre lui-même en valeur. Ce n'est pas alors un colon c'est un rentier. " Et ce n'est pas un rentier heureux dit Mr de Peyerimhoff car sa rente est modesteet sans chances d'augmentation. Une étendue de 40 hectares de bonnes terres avec un jardin et quelques facilités de parcours, permet au colon travailleur et industrieux de vivre largement. Ce n'est
pas assez de 80 hectares pour faire vivre celui qui donne à louer ses terres prix d'argent ou aux deux cinquièmes (8) ". II faut offrir au colon assez de terres pour réussir en travaillant, pas assez pour vivre autrement et craindre autant de dépasser cette surface que de rester en deçà. L'égalité du lotissement est ailleurs une chimère qu'on a trop longtemps poursuivie ; on doit tenir plus de compte de la valeur des terres que de leur étendue et distribuer le territoire comme le fait la Direction de l'Agriculture en Tunisie, dans les conditions pratiques les plus favorables à la colonisation, en juxtaposant, chaque fois qu'on le pourra, les concessions gratuites et les propriétés à vendre, ces dernières d'inégale dimension.
Les représentants des colons algériens s'efforcent de leur faire attribuer le plus grand nombre possible de lots dans la distribution des concessions. Sans doute les règlements prescrivent formellement que la proportion des Algériens ne dépasse pas un tiers pour deux tiers immigrants. Mais cette proportion été souvent modifiée dans la pratique. Les Algériens servent en quelque sorte de moniteurs aux immigrants et il est bon d'en maintenir un certain nombre ; la proportion ne doit pas être trop forte sous peine de transformer une œuvre nationale en œuvre électorale. Les crédits de colonisation ont été parfois détournés de leur but et sous prétexte d'améliorations, d'anciens centres sont devenus le budget supplémentaire des communes en peine de compléter leur vicinalité, leur alimentation en eau, ou leur bâtisse. On reproche à la colonisation officielle de coûter fort cher mais si on veut connaître son prix de revient réel il faut faire disparaître une foule de dépenses parallèles groupées sous son nom ce qui n'est pas toujours facile. D'après Mr de Peyimhoff, les dépenses
réelles se sont élevées à 37 millions pendant la période 1871-1895 pour 655 familles métropolitaines, représentant 25 171 personnes, ce qui met le prix de revient de immigrant (défalcation faite des
Algériens) à 110 fr par famille et 485 fr par tête (9).
Tout compte fait, le principal reproche qu'on puisse adresser aux méthodes algériennes, c'est d'avoir manqué de souplesse et de variété, d'avoir été trop uniformes, de n'avoir pas assez tenu compte des conditions naturelles qui conseillaient ici la concession gratuite, ailleurs la vente ; ici les villages, ailleurs les fermes ; qui demandaient que l'étendue des concessions fût différente suivant le degré de fertilité et suivant les cultures à entreprendre. Le décret de 1906 qui remplacé celui de 1878 donne ailleurs à l'administration beaucoup plus de latitude et la possibilité de mieux faire.
III
Si imparfaite et si coûteuse qu'elle soit, l'œuvre de la colonisation officielle se justifie suffisamment à nos yeux du moins, pourvu qu'elle donne des résultats ethniques et économiques. A-t-elle obtenu ces résultats ? Est-elle au contraire comparable à la besogne d'un jardinier qui s'obstinerait à planter des arbres obstinés à mourir ? Toute la question est là. La réponse impossible avant l'enquête que nous analysons est aujourd'hui plus facile. Au point de vue des déchets, il faut distinguer deux catégories répondant à des causes différentes entraînant des conséquences diverses et ne portant pas sur le même contingent ; la ligne qui les
sépare est celle de l'échéance du droit au titre définitif de propriété, qui marque, pour le lot de colonisation, le passage du régime spécial au droit commun. Au moment de la délivrance du titre définitif le déchet atteignait 628 familles dont 756 immigrants et 872 Algériens, soit 1224 100 immigrants 1337 Algériens 1140. Ces chiffres sembleront à quelques-uns la condamnation de la colonisation officielle : tel est pas notre sentiment ; ils ne nous paraissent indiquer ni un triomphe exceptionnel, ni un échec complet.
A ne juger qu'à l'effectif actuellement présent dans les centres le rendement ethnique de la colonisation officielle on se tromperait beaucoup. C'est que les centres ont essaimé (11) : la population française n'a pas dépéri, elle s'est déplacée. Le fils de colon est partout en Algérie et pour avoir quitté le centre où tel des siens travaille encore, il n'est pas perdu pour l'œuvre nationale. Le colon malheureux lui-même, et qui a lâché pied devant une tâche trop lourde, demeure le plus souvent dans la colonie. On a tenté, au cours de l'enquête, d'établir un relevé relatif au sort ultérieur des colons qui ont quitté leur concession : l'imprécision des résultats a amené à l'abandonner. Il se dégageait cependant des documents fournis, que le retour en France était exception. C'est la conclusion que fait ressortir une enquête partielle sur les 1183 familles alsaciennes-lorraines : 387 possèdent encore leur concession, 519 ne l'ont plus mais sont restées en Algérie ; 277 seulement ont quitté l'Algérie ou ont disparu (12). En Algérie, ce sont les villes qui sont cosmopolites ; la campagne est française. Au recensement de 1901, sur une population rurale de 199 000 personnes, on comptait 104 000 Français d'origine (13). Cette forte occupation est d'autant plus rassurante pour l'avenir, que notre race transplantée en Algérie semble reprendre une vigueur nouvelle. La natalité qui atteint des taux que la métropole ne connaît plus depuis un siècle, est plus forte dans les centres de colonisation que dans les villes. En France dans le calcul des dimensions à donner aux bâtiments scolaires, on compte 12 enfants par 100 habitants, en Algérie on en compte 16 et dans beaucoup de centres agricoles cette évaluation se trouve rapidement insuffisante. La colonisation officielle a donc fourni, sinon une solution sans défaut, du moins la meilleure que révèle l'expérience, à ce problème capital : fixer sur une surface donnée, demeure et dans le moindre temps le plus grand nombre possible de Français. Avant tout
autre point de vue, le centre de colonisation doit être considéré et apprécié comme un séminaire de notre race.
Les résultats économiques de la colonisation officielle (14) sont encore plus difficiles à dégager que les résultats ethniques. A ne retenir que les deux principales cultures, les céréales et la vigne, on constate que les centres de la période 1871-1895, représentent un peu plus du quart du vignoble total de la colonie et beaucoup plus du tiers des surfaces emblavées par les Européens : sur ses 643 000 ha, on compte aujourd'hui 277 000 ha de céréales, 49 000 ha de vignes, 8 000 ha de jardins ; les instruments agricoles représentent une valeur de 13 millions de fr et les constructions une valeur de près de 67 millions. La valeur de la production annuelle, céréales et vins seulement, peut être évaluée 55 millions de fr. Mr de Peyerimhoff croit équitable de diminuer ce chiffre d'un tiers pour tenir compte des cultures tant européennes qu'indigènes, antérieures la création des centres et des terres de colonisation privée comprises par erreur dans certaines statistiques ; c'est là une évaluation forcément très arbitraire. En sens inverse, il faut tenir compte de l'appui apporté par la colonisation officielle à la colonisation privée : elle formé les nœuds d'un filet à larges mailles dans lesquelles cette dernière est venue intercaler. Si les terres ouvertes à la colonisation officielle avaient pu être accessibles aux particuliers, ceux-ci, Mr de Peyerimhoff l'admet volontiers, seraient arrivés dans le même espace de temps à en tirer autant de produit brut ; mais les conditions sociales auraient sans doute été différentes. D'ailleurs, l'état de la propriété indigène, l'absence de voies de communication et de moyens d'alimentation les leur fermaient pour la plus grande part.
A notre avis on ne peut guère envisager séparément les résultats économiques de la colonisation officielle. On les trouvera bons ou mauvais selon le jugement que l'on portera sur la situation économique générale de l'Algérie. Ce n'est pas ici le lieu étudier cette situation. Une polémique qui eu un certain écho dans la colonie s'est élevée à ce sujet, entre Mr Em Macquart (15) et Mr de Peyerimhoff. Si on en croyait Mr Macquart, la prospérité de l'Algérie serait toute de façade et cacherait des maux très profonds. Nous ne partageons nullement cette manière de voir, bien que Mr Macquart ait cru pouvoir invoquer notre témoignage à l'appui de ses dires (16). Sans doute dans un pays à peu près exclusivement agricole comme l'Algérie, l'enrichissement est lent. Le président de la Délégation financière des colons, Mr Bertrand, rappelait récemment dans cette assemblée le mot de Gasparin que l'agriculture est l'art de se ruiner honnêtement ; mais il est lui-même un exemple du contraire et Mr de Peyerimhofï cite un assez grand nombre d'exemples de colons venus les uns avec quelques milliers de francs, les autres avec rien et qui possèdent aujourd'hui de 100 000 à
350 000 fr de terres. Sans doute aussi, la crise de la viticulture a atteint profondément l'Algérie dans un de ses produits essentiels. Cependant, malgré cette crise et malgré d'assez mauvaises campagnes de céréales, la production, le commerce, les recettes des chemins de fer, sont en
progression constante. Si on accorde Mr Macquart que la France est un pays riche et l'Algérie un pays pauvre, il faut ajouter immédiatement un correctif nécessaire est que la France est un vieux pays tandis que l'Algérie est jeune et que ses ressources, si elles ne sont pas incommensurables, sont bien loin être mises en valeur. De là le sentiment de légitime confiance qui anime les Algériens ; on trouve ce sentiment très justifié lorsqu'on revoit la colonie après quelques années absence et on constate les remarquables et rapides progrès qu'elle a accomplis.
La colonisation a pu s'effectuer sans qu'il n'en résulte des troubles graves dans la vie des indigènes. Il est possible et il est tout fait désirable qu'elle se résolve finalement dans la conciliation des intérêts des Européens et des Musulmans ; en attendant la terre qui été donnée aux colons, il bien fallu la prendre aux anciens habitants. Si on se souvient que dans le même temps leur nombre croissait de plus de 100 %, on apercevra d'un coup les données principales d'un problème assez délicat (17). Dans un petit nombre de cas défavorables la colonisation pu entraîner des conséquences fâcheuses le déracinement des populations et la formation un prolétariat agricole. Mais presque partout où la réduction du patrimoine des indigènes est excessive, cette réduction été l'œuvre de la colonisation privée et non de la colonisation officielle. Dans l'ensemble, la société indigène, que considère sa vitalité, le produit de ses récoltes ou son cheptel, ne paraît pas présenter de signes de dépérissement. Fait jusqu'ici inconnu, à ne considérer que la valeur des transactions, les indigènes ont pendant ces six dernières années acheté aux Européens plus de terres qu'ils ne leur en ont vendu : tandis que les Européens achetaient aux indigènes 125 000 ha pour 14 millions de fr, ils leur vendaient 81 000 ha pour 15 millions. Et pour assurer aux Européens un gain de 50 % au point de vue des surfaces, il faut l(énorme appoint des achats du département d'Oran sans lequel les deux autres marqueraient un déficit visible (18).
Les résultats économiques et ethniques de la colonisation, son influence sur les indigènes, diffèrent profondément d'une région à l'autre de Algérie et dans une même région, d'un point à un autre. La réussite est aussi en raison inverse de la prise plus ou moins forte que les indigènes ont sur le sol Les conséquences de la pénétration de la société indigène par la colonisation varient du tout au tout. Les populations clairsemées, imprévoyantes et paresseuses s'effacent devant la poussée européenne ; ailleurs au contraire, et notamment chez les Kabyles, c'est la colonisation qui est étouffée par les indigènes nombreux, laborieux, fortement attachés à la terre et qui la rachètent au besoin à des prix supérieurs à sa valeur réelle. La comparaison entre la province d'Oran et la province de Constantine est saisissante à ce point de vue.
Mr de Peyerimhoff est trop éclairé pour croire la toute-puissance des mesures administratives en matière de colonisation ; elles sont peu de chose à côté des grands phénomènes économiques dont
dépend, au fond, la prospérité d'une colonie. L'histoire de la viticulture algérienne le montre assez ; l'invasion du vignoble français par le phylloxéra, est en somme, la véritable cause du développement de la colonisation française dans Afrique du Nord et du succès même de l'œuvre de peuplement.
Le dernier mot reste finalement aux forces obscures de la nature qu'on nous permettra bien appeler les facteurs géographiques. Peut-être, et c'est le seul reproche, qu'on pourrait faire à son livre, Mr de Peyerimhoff n'a-t-il pas assez montré l'influence prépondérante de ces facteurs. Les résultats ethniques et économiques apparaîtraient beaucoup plus clairement, meilleurs ici, plus médiocres là, s'ils étaient classés par régions au lieu être fondus dans un tableau d'ensemble où les contrastes s'atténuent, où les bons centres ont à payer pour les mauvais. De même l'influence sur les indigènes ne saurait se traduire par une moyenne, puisque dans certaines contrées, les indigènes ont vendu presque toutes leurs terres, tandis qu'ailleurs ils ont racheté les terres de colonisation. IV
La colonisation officielle nécessaire et efficace dans le passé n'a pas complètement achevé son œuvre et doit être continuée dans l'avenir. Il ne faut pas oublier en effet, que tandis que le peuplement français ne s'opère que par un effort, les étrangers peuplent spontanément. C'est à la colonisation officielle que nous avons dû avoir pu contre-balancer ici leur influence, mais il ne faut pas que l'œuvre soit un seul instant interrompue. Au dénombrement de 1901, sur une population municipale européenne de 583 000 individus, on comptait 121 000 Français d'origine nés en France,
171 000 Français d'origine nés en Algérie, 71 000 étrangers naturalisés, 220 000 étrangers (dont 155 000 Espagnols) (23). Dans les 171 000 Français nés en Algérie, il faut faire assez largement la part des enfants d'étrangers nés eux-mêmes dans le pays ou naturalisés de longue date et surtout celle des mariages mixtes qui sont si fréquents. Si le décompte exact pouvait être établi et même en ajoutant à l'effectif français, celui des militaires non indigènes, il est probable que le nombre des Français de race pure, présents en Algérie, ne dépasserait pas 250 000.
On peut dire que les trois cinquièmes de la population européenne sont heure actuelle, soit entièrement, soit pour une très forte part, de sang étranger (24). Cette proportion n'est pas en elle-même alarmante, mais pour rendre l'immigration étrangère inoffensive, il faudrait un courant annuel régulier d'environ 6000 immigrants métropolitains : il n'y a nulle impossibilité à le créer et à l'entretenir. D'autre part, les régions intérieures qu'on n'a pas abordées ici, n'offrent que peu de ressources, aussi bien aux colons, qu'aux indigènes eux-mêmes. Dans le Sud plus encore que dans le Nord, les
surfaces qu'occuperait la colonisation ne seraient obtenues, en général, qu'au prix d'une gêne considérable pour les indigènes agriculteurs ou pasteurs. Quant à la possibilité de remplacer dans toute l'Algérie intérieure, l'industrie pastorale par l'agriculture, nous croyons que c'est pure chimère et que cela suppose une méconnaissance complète de la réalité. Dépassera-t-elle sensiblement ces limites ? Nous ne le croyons pas. Quand on parle de " doubler l'Algérie agricole " (26), on exagère, croyons-nous, du tout au tout. Nous ne pensons pas que la limite traditionnelle du Tell et des steppes telle que nous nous sommes efforcés de la définir (27), puisse être beaucoup déplacée. On invoque les résultats obtenus dans le Sersou (28) et dans les Maalifs : d'abord, on a peut-être un peu exagéré ces résultats et les témoignages ne sont pas unanimement optimistes en ce qui concerne l'avenir de ces régions où durant ces dernières années, les récoltes ont beaucoup souffert des gelées tardives : puis le Sersou a toujours été considéré comme faisant partie du Tell ainsi que nous avons rappelé nous-mêmes (29). L'exemple de la Tunisie orientale ne prouve pas davantage, car cette région basse et chaude, n'a absolument rien de commun avec nos hautes plaines algériennes où les froids sont trop accentués pour que les céréales puissent profiter des pluies hiver et où la végétation interrompue en été par la sécheresse, l'est en hiver par la gelée et la neige (30). Encore moins peut-on parler de la plaine de Bel-Abbés dont les conditions ne ressemblent en rien à celles des steppes (31).
Quant à la méthode de la jachère cultivée et des labours préparatoires, nous sommes bien loin de nier son efficacité pour suppléer au déficit des pluies et relever les rendements. Mais si celte méthode été récemment perfectionnée, elle a de tout temps été pratiquée : les indigènes eux-mêmes, que leur paresse empêche et empêchait surtout autrefois de donner à leurs terres de suffisantes façons aratoires, savent bien, un de leurs proverbes le dit, " que le sage bine, tandis que le fou arrose ". Il ne faut donc pas exagérer les conséquences de ces améliorations. Est-il besoin d'ajouter que nous souhaitons de tout cœur et très sincèrement que l'avenir nous donne tort et donne raison à notre contradicteur (32).
Mais plus ample informé et abstraction faite de certains cantons assez limités, nous croyons que l'effort de la colonisation dans les années qui vont suivre, consistera plutôt à resserrer les mailles du réseau déjà existant qu'à l'étendre beaucoup vers le Sud. Il ne faut donc pas perdre de vue un instant le peuplement français de la colonie ; il faut continuer et achever cette œuvre que Mr de Peyerimhoff a si bien décrite et qui fait en somme beaucoup honneur à ceux qui l'ont entreprise et poursuivie sans défaillance.
AUGUSTIN BERNARD
" La colonisation et le peuplement de l'Algérie d'après une enquête récente ". In : Annales de Géographie. 1907,
t. 16, n°88. pp. 320-336. doi : 10.3406/geo.1907.6842
1. Rapport p 165. |
Mis en ligne le 14 mai 2013