Après avoir évoqué les premiers engagements du C.E.F lors de l'hiver 1943-1944, nous voudrions vous présenter ici la campagne menée par les troupes françaises sous les ordres du général Juin en mai et juin 1944, campagne qui allait aboutir à la rupture des lignes de défense allemandes de Cassino et permettre une avance décisive vers Rome.
Souvent présentée comme une victoire française, elle a pourtant laissé un goût amer, à tel point qu'on parfois parlé de " victoire oubliée ", voire de " victoire inutile
".

La fin des opérations alliées (février-mars 1944)

A/ un contexte critique

La première bataille de Cassino avait été un échec coûteux pour les alliés qui s'étaient montrés incapable de percer ou déborder la ligne Gustav. Les gains territoriaux étaient minimes, les pertes élevées, de quoi rappeler aux généraux américains et britanniques le très mauvais souvenir de la Grande guerre. Pire encore, le débarquement d'Anzio, censé favoriser l'offensive alliée, était un échec et loin de régler le problème, en avait créé un nouveau. Cette tête de pont devait menacer les défenses allemandes, et elle aboutissait au résultat strictement inverse. C'est elle désormais qui était menacée. Il apparaissait donc nécessaire de monter désormais une attaque pour soulager la pression exercée sur elle. La nouvelle offensive fut menée avec des moyens considérables. Les bombardements massifs de l'artillerie et les pilonnages de l'aviation écrasèrent le village et le monastère de Cassino. Deux milles tonnes de bombes et quatre heures de canonnade furent dépensées…en pure perte. C'est d'ailleurs à cette occasion que les aviateurs américains commirent une tragique erreur en attaquant le Q.G du Corps expéditionnaire installé à Venafro, le 25 mars 1944. " Les bombes tombent en pleine ville. Cette fois, y a de l'abus. On peut admettre qu'une vague se soit trompée mais il est inadmissible de renouveler cinq fois la même erreur ; ça rouspète ferme contre les Américains, on savait qu'ils étaient de mauvais fantassins, si maintenant leurs aviateurs se mettent de la partie, ils réussiront à nous tuer plus de monde que les Boches ne nous en tuent ". Les positions britanniques avaient été, elles aussi, touchées et les positions d'artillerie néo-zélandaises avaient particulièrement souffert : 75 tués et plus de 250 blessés. Le résultat du matraquage effectué sur le village et le monastère était surtout très contestable sur le plan militaire. Il avait contribué à créer une obstruction totale de la zone accentuée par la multiplication des cratères de bombes qui se transformaient en autant de fossés antichars. En clair, au lieu d'annihiler les défenses allemandes, il n'avait fait que les renforcer.

Une troisième attaque menée par les Néozélandais fut repoussée. Le général Clark avait demandé à Juin le " prêt " d'un régiment de tirailleurs pour appuyer cette attaque, demande qui fut rejetée au vu des faibles moyens du CEF. Juin refusait surtout un gaspillage supplémentaire de ses ressources humaines. Pour lui, la stratégie prônée par le commandement allié menait à une impasse. Il était parfaitement impossible pour les Anglo-Américains d'exploiter leur supériorité matérielle. La vallée du Rapido avait été inondée par les Allemands empêchant le déploiement des chars qui s'embourbaient au premier tour de chenilles. Le verrou de Cassino tenait donc toujours, repoussant un à un tous les assauts. Pour les Allemands, cela représentait un succès défensif incontestable qui amena l'état-major allié à marquer une interruption dans les opérations.
C'est dans cette situation critique que le C.E.F allait se faire remarquer en renversant le cours des événements. " Il faudra attendre le printemps pour monter une nouvelle offensive. Ce sera celle de la victoire, et cette victoire sera celle du général Juin ".


Cette photo, prise à Cassino, permet de voir comment s'articulait la défense de l'armée allemande autour de groupe de combat combinant parachutistes (Fallschirmjäger) et canons automoteurs. Retranchés dans les ruines du monastère et les caves bétonnées du village, ils offrirent une résistance acharnée à tous les assauts alliés, ce dont la propagande nazie sut habilement tirer parti. Bundesarchiv.

B/ La nouvelle montée en puissance du C.E.F et les défis à surmonter

Le général Juin dispose d'un outil militaire qui a été notablement renforcé depuis son arrivée sur le sol italien. Les deux premières divisions débarquées en hiver avaient reçu l'appoint d'un groupement de tabors et de la 4ème D.M.M. La 1ère D.F.L, rebaptisée pour la circonstance 1ère D.M.I, arrivait à son tour. Certes, ses soldats et ses officiers étaient pour la plupart des gaullistes convaincus et la cohabitation avec les hommes de l'armée d'Afrique n'était pas forcément évidente mais c'était de rudes combattants, motivés et prêts à en découdre, et qui comptaient dans leurs rangs de nombreux coloniaux. Il n'en demeure pas moins que la situation des Français reste encore délicate à cette époque.

Ils représentent une masse de près de 100.000 combattants mais l'ensemble est relativement hétérogène et encore fragile. A côté de vétérans de l'armée d'Afrique et des troupes coloniales, on trouve de nombreux appelés, des réservistes frisant parfois la cinquantaine, des volontaires engagés d'A.F.N ou évadés de France. Ils constituent un ensemble bigarré, où les traditions de la " grande muette " qu'est l'armée ne sont pas toujours respectées, en particulier quand la politique fait son apparition. Entre pétainistes, giraudistes, gaullistes, les relations sont tendues et même volcaniques. Pour Juin, il s'agit d'en faire un ensemble cohérent et soudé. On a beaucoup parlé de " l'amalgame " réussi par le général de Lattre en France en oubliant que Juin dut faire face à une situation qui n'était guère différente. Il doit, en outre, se préoccuper de l'état d'épuisement des grandes unités engagées lors de la campagne d'hiver (2ème D.I.M et 3ème D.I.A). Les pertes ont été lourdes et il est urgent de mettre le C.E.F au repos. Ce dernier quitte donc ses positions des Abruzzes pour être relevé par les soldats polonais du général Anders. Les unités sont dispersées entre Salerne et Naples pour reconstituer les effectifs, compléter les armements et surtout améliorer l'entrainement sur l'équipement américain qui a laissé parfois à désirer. Les unités du génie ont ainsi reçu des recrues ayant moins de trois mois de services et qui manquent totalement d'expérience. Il s'agit d'une pause qui doit permettre une remise en condition physique et morale des unités qui apparaît plus que nécessaire.

Ces semaines passées à l'arrière du front amènent les hommes à décompresser et posent du coup la question du maintien de la discipline. Afin de favoriser l'esprit combattif, Juin prescrit de multiplier les exercices à balles réelles dans les unités d'infanterie et de blindés. Des revues et des cérémonies, parfois grandioses, comme celle organisée par le général de Monsabert à Pompéi, sont destinées à fortifier l'esprit de corps et à impressionner la population italienne. Les rapports sur l'état de la discipline montrent cependant que les unités doivent se soucier de l'alcoolisme répandu chez les hommes, et pas seulement chez les Européens. La consommation de Kif est également avérée chez nombre de soldats et sous-officiers marocains. Les relations sexuelles posent aussi le problème du contrôle des maladies vénériennes. Celles-ci mettent en effet " hors de combat " un nombre conséquent de militaires. Sergent au 4ème R.T.M, Guy Martinet rappelle que six officiers de son bataillon auraient ainsi été évacués pour raison sanitaire. Bien que peu glorieuse, le recours au BMC (Bordel Militaire de Campagne. Ndlr)apparaît comme une nécessité. Cela n'empêche pas les hommes d'avoir affaire à une prostitution généralisée dans toute la région de Naples. Cette pratique suscite la compassion ou le mépris mais marque les combattants qui en sont témoins. Affecté au service de santé, le jeune Georges Kopp en a laissé un témoignage bref mais poignant : " Je sais que ces pauvres gens étaient privés de nourriture, qu'ils manquaient de beaucoup de choses. Mais la rencontre fréquente de pères de famille offrant leur femme ou leur fille en échange de quelques rations dépassait tout de même l'entendement. J'en garde un souvenir pénible ".

Si les corps sont fatigués, les cœurs et les âmes le sont aussi. Maintenir le moral c'est maintenir le lien avec l'Afrique du Nord mais la logistique ne permet pas un acheminement régulier du courrier et des colis envoyés par les familles. Les hommes se plaignent de manquer d'informations et réclament davantage de journaux. Les permissions sont rares et surtout le général Juin se révèle très hostile à un courant Italie-AFN qui, pour lui, aurait un impact très négatif : " S'il s'amorce, cela ne manquera pas de créer dans les unités de l'avant un effet plus pénible que les pertes du champ de bataille. Il faut limiter au maximum les renvois doublement préjudiciables à la valeur combattive de l'avant ".
En raison de leur rôle de spécialistes et d'encadrement, les Européens sont trop précieux pour qu'on les laisse partir. La question est d'autant plus délicate que l'envoi depuis l'AFN de renforts d'origine européenne est très limité, et d'abord réservé aux armes " savantes " : artillerie, génie, blindés. La gendarmerie est amenée ainsi à rejeter la plupart des demandes d'engagement volontaires sur le front italien. Le stress post-traumatique est également présent, mais surtout le " cafard " est un adversaire tenace. Certains hommes craquent et parfois désertent. Voici l'exemple du soldat Gilbert L. Affecté au CEF, il bénéficie d'une permission exceptionnelle de 6 jours pour le décès de son épouse survenu à Oued Taria (département d'Oran). A l'issue de la cérémonie, il ne se présente pas aux autorités militaires et il est déclaré déserteur. Les mesures d'internement décrétées contre des proches dans le cadre de l'épuration en AFN ne calment pas non plus les esprits. L'attitude de la population indigène en Algérie et au Maroc inquiète nombre de soldats. Mais c'est surtout les difficultés matérielles et les problèmes de la vie quotidienne de leur famille qui l'emportent de loin dans les préoccupations des combattants. Troubles frumentaires, agitation dans les campagnes, pénurie et marché noir reviennent régulièrement dans les nouvelles familiales et donnent l'impression que les autorités françaises ne contrôlent plus les territoires d'Afrique du Nord. L'encadrement français a pourtant tenu, et si les officiers, d'active et de réserve, mettent un point d'honneur à rester au front, il est juste de souligner que les simples soldats ont en majorité accompli leur devoir. Comme le reconnait Juin lui-même : " Les Français du rang ont tous fait preuve d'un réel esprit de sacrifice. Il est réconfortant de le constater ". Certes, mais ces Français du rang se font rares, en raison des pertes, des démobilisations ou de le remise à disposition de fonctionnaires.

Pour contrer la crise des effectifs, une mesure conçue comme un pis-aller est l'envoi de volontaires féminines. Au plus fort de la campagne d'Italie, elles sont près de 3000 à servir dans les services techniques et sanitaires : secrétaires, " Merlinettes " des transmissions, " Chaufferettes " des compagnies sanitaires, infirmières. Tolérées plus qu'acceptées, ces jeunes femmes, et même jeunes filles (certaines avaient à peine 18 ans) suscitent l'admiration pour leur courage mais suscitent également la gêne dans un monde masculin où leur présence apparaît complètement incongrue. L'opinion publique en AFN, en particulier en Algérie, a d'ailleurs du mal à se résoudre à voir des femmes partir à l'armée. Le retentissement qu'a la mort de l'une d'entre elles, Marie Loretti, tuée en février alors qu'elle évacue des blessés, montre à quel point il y a une transgression des codes. Fait exceptionnel, la défunte, épouse d'un sous-officier de tirailleurs, est décorée à titre posthume de la médaille militaire par le commandant en chef du C.E.F. Il ne s'agit pas d'octroyer à ces femmes un statut de combattantes mais l'idée s'impose peu à peu qu'elles ont bien un statut militaire. Il est à noter que leur présence rayonnait au-delà du cercle des troupes françaises. Engagée au sein du CEF, Solange Cuvilier rapporte dans ses souvenirs qu'une équipe de reporters du magazine américain life fut ainsi autorisée à faire un reportage sur ces ambulancières françaises, " seules femmes présentes sur le front ".


Conductrice-ambulancière, 8ème bataillon médical, Italie, 1944. Illustration tirée de l'ouvrage the French army 1939-1945, Osprey publishing, 1998. Comme pour la plupart des combattants du C.E.F, la tenue est américaine, agrémentée d'insignes français. Seuls les personnels de la 1ère D.F.L ont des tenues d'origine britannique


Voici justement une photo publiée à l'époque par le magazine " life ". Attitude décontractée, mèche blonde sous le calot, lunettes de soleil, la mise en scène est faite pour enlever tout caractère guerrier à la photo. C'est le célèbre reporter Robert Capa qui réalisa ces clichés des " French drivers ".

La bataille du Garigliano et la course vers Rome

En avril 1944, nullement découragé par l'échec de l'hiver, Juin repartit à l'assaut de l'état-major allié, bien décidé à rallier à ses vues les généraux Clark et Alexander. Il préconisait une manœuvre d'aile par le sud de Cassino à travers les monts Arunci. A ses yeux, il était plus facile de passer par une montagne insuffisamment gardée que par une plaine semée de mines. Les Allemands considéraient, en effet, la zone impraticable et inaccessible à une armée moderne, et n'y avaient pas déployé de forces importantes. Elle était donc accessible à ces troupes rustiques et manœuvrières qu'étaient les Goums, " la revanche de l'homme sur la mécanique et le blindage " disait leur chef, le général Guillaume. Les goumiers sont, à ce moment, l'arme de choc de l'armée française. A l'origine, ce sont des supplétifs chargés de mission de police mais ils sont devenus une composante à part entière des troupes de l'armée d'Afrique. Ils trainent avec eux, depuis la guerre du Rif mais surtout depuis la campagne de Tunisie, une solide réputation de pillard et de violeurs mais aussi de combattants farouches, amateurs de baroud et de butin. Certains officiers jouent d'ailleurs sur l'ambiguïté de cette image pour chercher à impressionner les Allemands mais aussi les Italiens pour lesquels beaucoup d' " Africains " ont un solide mépris. Cela n'est pas sans agacer les généraux Guillaume et Juin qui estiment qu'une telle attitude finit par nuire à l'image de l'armée française en donnant prise aux arguments de la propagande allemande. Ce sont des guerriers, bien plus que des soldats et ils ne vont pas tarder à prouver leur valeur. Les unités du C.E.F quittent, en effet, début mai leurs zones de repos et opèrent une concentration en vue d'une nouvelle offensive dont elles sont destinées à être le fer de lance.
L'offensive est prévue pour la nuit du 11 mai 1944. Aucune préparation d'artillerie ne doit la précéder afin d'assurer la surprise.


Goumiers en position dans les ruines de Monte Cassino. Ils portent leur tenue caractéristique de laine brune rayée. Equipement et armement sont américains (casque modèle 1917, mitrailleuse calibre 30). Il s'agit là encore d'une mise en scène plutôt que d'une image prise sur le vif. Source : Life magazine.

A/ les combats du Garigliano

Le récit que le général Chambe a laissé de la campagne d'Italie donne une bonne vision des opérations menées par le CEF à partir des considérations de l'état-major. Couplé aux témoignages des combattants, il permet de mieux comprendre les épreuves que les militaires français eurent à subir car ce succès fut coûteux.

Protégées par des écrans fumigènes, les troupes françaises traversent le Garigliano à la faveur d'une étroite tête de pont organisée par les troupes britanniques et se lancent à l'attaque dans la nuit du 11 mai. En dépit de la surprise, les troupes allemandes s'accrochent sur leurs positions et au soir du 12 mai, le bilan est maigre, la rupture du front n'a été obtenue nulle part. " Que de pertes ! Le champ de bataille était couvert de morts et de blessés. Deux sections entières du 4ème Tirailleurs marocains avaient été surprises au cours de leur assaut sur les pentes du Cerasola par des lance-flammes, les tirailleurs affreusement carbonisés ".
Le général Juin, nullement découragé par ce premier échec, décide de relancer ses hommes à l'assaut. Cette fois-ci, l'artillerie lourde du CEF appuie l'attaque de tous ses tubes (28 batteries de 155).


En 1944, la " Royale " ne dispose pas d'assez de bâtiments et met à disposition de l'armée une partie de ses effectifs comme ici ces canonniers marins chargeant leur pièce de 155 GPF. Leur batterie a été intégrée à la Réserve Générale mise à disposition du C.E.F.

A l'aube du 13 mai, le CEF repart à l'attaque. En début d'après-midi, une brèche de 9 km est ouverte dans le dispositif allemand qui n'a plus de réserves à opposer à l'assaut français. Cette fois, l'élan est donné. De leur côté, les Américains fonçaient le long de la mer afin de tendre la main à leurs troupes bloquées à Anzio. Les Britanniques de la 8ème armée et les Polonais s'emparaient enfin de Cassino qui ne présentait plus aucun intérêt maintenant que les Français tenaient les hauteurs. Témoin des faits, Bernard Simiot, qui a troqué l'habit du colon pour celui d'officier de goumiers, a laissé un tableau exalté de cette période : " Malgré la fatigue (…) les soldats du CEF combattaient et marchaient sans répit, ivres de poursuite, de bruit, de soleil, de victoire. (…) Le visage plâtré de terre, on les voyait cheminer sur les routes (…) secouant leur misère pour acclamer Juin et ses généraux passant en trombe dans les chemins défoncés qui menaient aux premières lignes ". C'est au cours d'une de ces reconnaissances en première ligne que Juin manque d'ailleurs de se faire tuer dans une embuscade comme l'indique le récit suivant :
" Marche arrière (…) De nouvelles balles nous frôlent, cinglant la carrosserie de la jeep. L'une d'elle, on le saura plus tard, passe entre le dos du général Juin et mes genoux. Le chauffeur exécute l'ordre avec sang-froid. C'est un Français, un pied-noir d'Alger. (…) Il commence à avoir l'habitude des coups durs mais celui-là est le plus sérieux ".


Les photos en couleur ne sont pas encore courantes en 1944. Ce cliché vous présente des tirailleurs montant au front dans le secteur du Garigliano. Le casque Adrian français et la tenue vert olive américaine sont caractéristiques des régiments d'infanterie du C.E.F et confèrent aux soldats de l'armée d'Afrique une allure reconnaissable au premier coup d'œil.

La rupture de la défense allemande rendait désormais possible l'avancée vers Rome et, par delà, le Nord de l'Italie. Ensuite, tout était possible. Mais rien ne se passa comme Juin l'aurait souhaité. La stratégie alliée avait déjà été fixée depuis 1943. Les Américains voulaient une attaque frontale sur les côtes françaises en Normandie suivie d'un second débarquement en Provence, l'Italie ne constituait qu'un front secondaire destiné à fixer des troupes allemandes et à prouver à Staline la bonne volonté des Alliés. C'est en France que le second front devait s'ouvrir, pas au nord de Rome. Pour le général Juin, au contraire, il fallait foncer vers les cols du Tyrol et la Vénétie, entrer en Istrie où on pourrait tendre la main aux partisans royalistes serbes du colonel Mihaîlovitch. Et ensuite pourquoi ne pas pénétrer en Autriche ? Les perspectives étaient illimitées. Or pour la lourde machine logistique qui s'était mise en route, il n'apparaissait plus possible de changer les plans établis. Malgré le soutien de Churchill et du général Alexander, Juin vit sa proposition rejetée. Autre blessure : le C.E.F lui était retiré pour être confié au général de Lattre, chef de l'armée B destinée à devenir la 1ère Armée. Juin n'avait pas démérité mais il payait le prix des manœuvres politiques et militaires qui s'opéraient à Alger.
Malgré sa déception, Juin allait faire bonne figure et assurer ses fonctions jusqu'au bout.

B/ Rome et la fin de l'aventure italienne (juin-Août 1944)


Même en battant retraite, l'armée allemande reste un adversaire coriace. 27 mai 1944, un blindé léger du 4ème RSM a sauté sur une mine et le chef de char est évacué par ses hommes d'équipage. ECPAD

La marche vers Rome fut parfois assimilée à une véritable course, chaque commandant d'armée revendiquant pour lui-même l'honneur d'entrer avec ses troupes dans la " Ville Eternelle ". Alexander entendait voir l'armée britannique mise à l'honneur mais ce sont les Américains qui remportèrent la compétition. Louis Bertheil souligne d'ailleurs que ce ne fut pas une victoire " à la loyale ", Clark organisant de savants embouteillages pour bloquer le 13ème Corps britannique. Le 4 juin au soir, la 88ème Division d'infanterie U.S entrait à Rome. Le général Clark fit honneur à Juin en le prenant dans son véhicule de commandement.

C'était un triomphe mais un triomphe incomplet. En cherchant à tout prix à entrer dans Rome, les Américains venus d'Anzio avaient manqué leur jonction avec les Britanniques. Cela avait permis aux troupes allemandes d'opérer leur retraite sur près de 250 Kilomètres sans voir leurs lignes de communication coupées. Les bombardements aériens avaient fait des dégâts mais les alliés étaient passés à côté d'une victoire complète comme en Tunisie. De plus, ce triomphe était bien éphémère car le débarquement qui se produisit en Normandie le surlendemain éclipsa complètement cet événement. Surtout, il posait désormais pour le C.E.F la question de l'utilité de sa présence dans la péninsule. De Lattre ne cachait pas qu'il souhaitait au plus vite disposer des unités du CEF pour les engager dans le débarquement de Provence prévu en Août.


13 juin 1944, la 2ème D.I .M défile à Rome. Malheureusement, la France ne le voit pas, tous les yeux sont braqués sur la Normandie où depuis une semaine les armées alliées ont débarqué.

Les opérations se poursuivirent pourtant en Toscane pendant encore deux mois. La défense allemande s'était raidie, s'arcboutant sur une nouvelle ligne fortifiée. Pour la Wehrmacht, il s'agissait désormais de tenir et non plus de reculer. En conséquence, les opérations menées par l'armée française furent aussi coûteuse en vie humaine, voire même plus, que sur le Garigliano. Chose qui apparaissait absurde à beaucoup d'hommes alors que la France entamait sa libération. La 1ère DFL perd ainsi de nombreux soldats dans les combats retardateurs qui lui livrent l'arrière-garde allemande. Un légionnaire de la 13ème D.B.L.E en a laissé ce souvenir : " les boches astucieux forment de petits groupes dans le genre du nôtre. Sur les corps des tués, nous avons trouvé leurs consignes. (…) leur mission ? Retarder l'avance ennemie. Sans grands risques, ils attendent le vainqueur, l'assassinent de loin, le contre-attaquent à l'occasion, le sonnent toujours, et se regroupent dans la nuit quinze, vingt kilomètres en arrière. Ces gars doivent s'amuser comme des fous. Ils se battent en terre étrangère. Qu'ont-ils à ménager ? ".

La dernière page de gloire du CEF fut la libération de la ville de Sienne, au début du mois de juillet 1944, à qui fut épargnée le drame des bombardements et des destructions. Le général de Monsabert avait donné une consigne destinée à devenir célèbre : " pas un obus sur la ville " ! Belle attitude qui méritait de passer à la postérité. Les armées foulant le sol de la péninsule n'avaient guère eu de telles attentions jusqu'alors ; " Pauvre Italie (…) Les Allemands (…) cassent tout pour se défendre ou se venger. Les libérateurs nivellent le reste pour économiser leurs soldats ".

Le 22 juillet, au soir, toutes les unités du CEF étaient retirées du front. L'armée française laissait ses frères d'armes continuer la lutte en Italie. Pendant onze mois, Américains, Polonais, Britanniques allaient se briser sur la " ligne gothique " dans l'indifférence générale. Désormais, pour les " Africains ", une autre campagne allait s'ouvrir et une autre page d'histoire s'écrire.

3. La mémoire de campagne d'italie


Vues de la nécropole militaire de Venafro où reposent les corps de 4000 combattants européens et musulmans du C.E.F.

A/ Une victoire trop cher payée ?

La campagne d'Italie a été, pour l'armée française, une des plus meurtrières, si ce n'est la plus meurtrière de la seconde guerre. Sur les 120.000 combattants qui y ont été engagés, on compte 41 365 tués, blessés, disparus. Le tout en six mois de combat. Certes, on n'en est pas aux 900 morts par jour de 14-18 mais le CEF, pour reprendre l'expression du général Chambe, n'aura ménagé ni ses efforts ni son sang. Les cadres, en particulier, qu'ils soient européens, ou rappelons-le, musulmans ont été particulièrement sollicités et les pertes ont été lourdes. L'heure n'est plus aujourd'hui à l'héroïsation de la guerre et toute évocation ou sanctification du sacrifice pour la patrie ou l'honneur apparait déplacée. On tombe même dans la victimisation outrancière, en voyant dans les morts de l'armée d'Afrique une chair à canon coloniale sacrifiée à la place des Français (quand on ne pense pas à la place des Blancs). Cela a fait oublier combien les Français d'A.F.N mais aussi les Musulmans avaient pu donner de leur sang dans cette guerre, en particulier les officiers et les sous-officiers de réserve. Qui se souvient aujourd'hui du fils du Pacha de Marrakech, le lieutenant Medhi El-Glaoui, tué dans son char aux portes de Rome ? Qui se souvient des aspirants de Cherchell dont près de la moitié étaient des " pieds-noirs " ? (on me pardonnera l'anachronisme, cette expression n'existant pas encore).

Cela nous amène à soulever une question : quel a été l'impact, à long terme, de la disparition de ces jeunes ? Leur mort a constitué une perte irremplaçable pour les sociétés d'Afrique du nord. En effet, ils constituaient une élite, sociale et scolaire, qui n'a pas pu être remplacée et qui a cruellement manqué dix ans plus tard pour défendre, par l'épée ou par la plume, les Français d'Afrique du Nord lorsque la métropole a commencé à se détourner d'eux. Chez les Musulmans, la perte n'en était pas moins dure puisqu'elle touchait des enfants de notables, instruits, éduqués à la française, francophones et francophiles. Il y aurait là un beau travail de sociologie historique à creuser. Mais n'oublions pas aussi les simples soldats. Rappelons-le, il n'y a pas de ségrégation et les appellations ne correspondent aucunement à un caractère ethnique. Un tiers des tirailleurs sont européens, et, là aussi, les pertes sont lourdes. Roland Cabanel dont nous avons à plusieurs reprises cité le témoignage signale ainsi qu'il reste moins d'une dizaine d'hommes parmi la soixantaine d'Européens présents dans sa compagnie au début de la campagne. Incontestablement, la campagne d'Italie a redoré le blason de l'armée française mais ce fut au prix de lourdes pertes. Les unités qui débarquent en France n'ont plus la même valeur, en particulier parce que beaucoup de cadres ont disparu. Or, dans une armée où les troupes coloniales comptent des indigènes, ces cadres qui connaissent leurs langues et leurs usages constituent un relais indispensable. Le cas le plus polémique fut celui des goumiers.

B/ Une victoire ternie ?

Passé le moment d'ivresse de la victoire, les autorités françaises eurent très vite à prendre en compte la question de la conduite des troupes coloniales, et surtout celles de l'armée d'Afrique. Tirailleurs et goumiers furent, dès l'hiver 43-44 dans les Abruzzes, accusés des pires méfaits : viols, pillages, assassinats. Ces plaintes, relayées par les autorités italiennes pendant la guerre, puis par des partis politiques italiens après-guerre, n'ont cessé d'empoisonner les relations diplomatiques entre les deux pays pendant plus de vingt ans. A l'été 1947, plus de 20.000 demandes d'indemnisations avaient été adressées aux services français et italiens. Evidemment, les officiers français se sont toujours défendus d'avoir pratiqué une politique de terreur vis-à-vis de la population italienne. Mais le malaise fut entretenu par leur volonté de minimiser parfois ou relativiser ces comportements. La pratique de la razzia, courante dans le Riff, pouvait expliquer le goût du pillage. Les viols n'étaient pas niés mais les autorités militaires françaises considérèrent que leurs troupiers musulmans servaient de bouc-émissaires commodes, d'autant plus que la justice militaire sévit à de multiples reprises lorsque ces crimes étaient avérés. Il n'empêche…le néologisme Marocchinate ( littéralement « maroquinades ». Ndlr) est le triste témoignage du réel traumatisme qu'a connu la population italienne. Et cela a contribué à ternir l'image de ces formidables guerriers qu'étaient les combattants musulmans de l'armée française.

C/ Une victoire oubliée ?


Timbre éditée par la poste à la mémoire du CEF à la fin des années 60. Difficile de trouver aujourd'hui un tel rappel de notre histoire militaire dans les pratiques de nos institutions.

Ce qui est aujourd'hui le plus douloureux pour les derniers combattants du C.E.F est de voir que le souvenir de leur sacrifice et de leur victoire s'estompe de nos mémoires. Faut-il incriminer la politique de l'Etat ? En partie mais pas complètement. En effet, contrairement à ce que beaucoup de Pieds-Noirs peuvent penser, De Gaulle n'a pas cherché à faire disparaitre le souvenir des " Africains ". La Vème République des débuts, met au contraire en avant le souvenir de l'Italie et du débarquement de Provence. La mémoire gaulliste de la guerre est une mémoire combattante qui accorde une grande importance à la geste militaire. Le tournant est à chercher dans les années 70 quand le France commence à s'enfoncer dans une mémoire doloriste centrée sur la déportation et la collaboration. Quant à l'enseignement, il se détourne lentement mais sûrement de " l'histoire-bataille ". Symbole de cette situation ; le fait que le célébrissime concours de la Résistance n'a pas évoqué depuis des années un thème d'histoire militaire. Et il faut bien chercher pour trouver un manuel scolaire de Première ou de Terminale évoquant le C.E.F ou la Première armée. Comme leurs pères de l'armée d'Orient et de Salonique l'ont été en 1915-1918, les anciens d'Italie ont été les victimes d'un " front secondaire " tombé dans l'oubli. Injuste mais partagé par d'autres. Les Britanniques ont, en effet, connu le même phénomène. Savez-vous que Nancy Astor, première femme à avoir siégé au parlement de Londres, appelait les soldats du front italien les D-Day dodgers " les planqués du jour-J " ? Pour elle, les " vrais " combats étaient ailleurs. Voilà qui rappelle furieusement le terme de " planteurs de salades de Salonique " que Clémenceau utilisait pour désigner les Poilus de l'armée d'Orient en 1917.

De leurs côtés, les pays du Maghreb n'ont guère eu l'envie d'exalter un passé militaire où, fait, exceptionnel, colons et colonisés avaient fait cause commune. Le cas est particulièrement patent en Algérie où tout souvenir de la fraternité d'arme entre Européens et Musulmans a été systématiquement effacé.

Alors le CEF a-t-il perdu la guerre de la mémoire ? Rien n'est écrit. Pour avoir vu s'écrouler le Mur de Berlin, je sais qu'il n'y a pas de sens de l'histoire. Rien ne dit qu'un jour la France, " mère des arts, des armes et des lois " ne retrouvera pas le goût de son histoire et de sa gloire. Alors ce jour-là, elle se rappellera que certains de ses enfants ont su se battre… et vaincre.


Alphonse Juin, maréchal de France.

" A sa droite, le bâton de maréchal, de velours bleu clouté d'étoiles. A sa gauche l'épée. Comme celle de Bayard, elle n'a jamais été tirée sans raison, rengainée sans honneur. La lame en est droite, claire et fière, intransigeante comme son âme. C'est une épée de chevalier. En d'autres temps, il eût été fait Duc du Garigliano " (Général René Chambe).

Frédéric Harymbat.
Auteur de l'ouvrage : " Les Européens, d'Afrique du Nord dans les armées de la libération française (1942-1945).
Avec son aimable autorisation.

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Mis en ligne le 13 août 2016

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