Les Pieds-Noirs, 50 ans après
Jean-Marc Gonin - Le Figaro 28/01/2012

Le 28 janvier 2012, Le Figaro Magazine publiait un numéro consacré aux Pieds-Noirs, 50 ans après. Donnant le coup d'envoi à toute une série de parutions qui auront comme thème principal les cinquante ans de l'indépendance de l'Algérie. Nous aurons donc droit au pire comme au meilleur.
Et sans être un grand voyant le pire sera certainement majoritaire.
Témoin cet article. Il est bon de préciser certains raccourcis, résidus d'une désinformation vieille d'un demi-siècle.
L'honnêteté du journaliste n'est pas mise en cause. Il est dans la droite ligne de ce qu'on lui a enseigné, et au milieu de faits avérés, il glisse des affirmations qui sont erronées ou tout au moins, superficielles.
Je livre l'intégralité du texte avec les remarques qui me semblent essentielles.

En 1962, comme si un barrage s'était rompu, 700.000 Français d'Algérie déferlent sur la métropole. Drame national à leur arrivée, cet exode, vu avec cinquante ans de recul, a connu un épilogue heureux : la réussite de leur intégration.

Quelques lignes sur le terme pied-noir. En général, les Français d'Algérie ne l'aiment pas. On leur a collé cette étiquette au moment de l'exode. Ses origines sont contestées. Les uns affirment que le mot remonte aux soldats français débarqués en 1830 qui portaient des guêtres noires. Les autres pensent que le sobriquet vient des colons viticulteurs qui écrasaient le raisin en le piétinant et sortaient du pressoir les pieds noircis par le jus. Quelle que soit son étymologie, l'expression va s'imposer en France et éclipser les autres. En 1962, au moment des accords d'Evian, la métropole les appelle déjà rapatriés (1). Un secrétariat d'Etat aux Rapatriés a été créé l'année précédente, confié à Robert Boulin. Dans la foulée, des décrets ont été publiés prévoyant l'accueil des Français d'Algérie ainsi que leur accès à des aides spécifiques. Mais ce dispositif, copié sur celui mis en place pour les Français du Maroc, de Tunisie et d'Indochine, va être totalement submergé. Depuis la Toussaint 1954, cela fait plus de sept ans que l'Algérie vit dans la guerre. D'abord dans les campagnes puis dans les villes avec, pour ne citer que quelques épisodes, la bataille d'Alger, le terrorisme, les assassinats, sans oublier les fameuses nuits bleues où les explosions succèdent aux explosions. Quand des négociations secrètes, à l'initiative du général de Gaulle, aboutissent aux accords du 18 mars 1962 conduisant à un cessez-le-feu, prélude à l'indépendance, fureur et désespoir se mêlent dans le cœur des Européens d'Algérie (2). L'Organisation armée secrète (OAS), créée un an auparavant dans le but de maintenir l'Algérie française, redouble de violence. À Alger, l'armée impose un blocus au quartier (européen) de Bab el-Oued et en bombarde certains bâtiments. Des soldats français tirent sur d'autres Français rue d'Isly. Pour une immense majorité de Pieds-Noirs, ces combats fratricides, qui s'ajoutent aux exactions récurrentes du Front de libération nationale (FLN), donnent le signal du départ. L'armée n'est plus là pour les défendre (3) et ils refusent de rester dans un pays gouverné par leur ennemi FLN.(4) Les massacres d'Oran (plusieurs milliers de victimes) (5), perpétrés le 5 juillet, jour de la proclamation de l'indépendance, sans que la garnison française n'intervienne, emporteront les doutes de ceux qui hésitaient encore. C'est " la valise ou le cercueil ".

(1) rapatriés : terme impropre pour les européens d'Algérie.
- Définition du Larousse : Personne ramenée dans son pays d'origine par les soins des autorités officielles.
- Définition du petit Robert : Assurer le retour d'une personne sur le territoire du pays auquel elle appartient par sa nationalité.

Les européens d'Algérie sont nés Français sur une terre qui était française (avant les Alpes Maritimes, la Savoie et la Haute Savoie) du 4 novembre 1848 jusqu'au 3 juillet 1962. Ils ont été chassés de leur terre d'origine. Ce vocable ne peut leur être appliqué, sauf à considérer que l'Algérie ne fut jamais française, ce qui est contradictoire avec ce que les membres des gouvernements français successifs ont proclamé plus d'un siècle durant.Voir ici
(2) " fureur et désespoir se mêlent dans le cœur des Européens d'Algérie ",
mais surtout incompréhension. La logique aurait voulu qu'ils fussent conviés à la table des négociations. Il n'en fut rien. Les accords d'Evian ont effacé par leur mise en place, 1 million d'européens (soit 10 % de la population) et un nombre non négligeable de musulmans favorables au maintien de la France. Voir ici
(3) " L'armée n'est plus là pour les défendre ".
Cette affirmation est fausse quant à sa présence physique et à ses possibilités de réaction et de protection des personnes et des biens. Le 5 juillet 1962 à Oran il restait 18 000 soldats français cantonnés dans les casernes avec ordre de ne pas intervenir. En revanche il est vrai que la défense des Pieds-Noirs n'était pas sa priorité et c'est un euphémisme…
(4)"ils refusent de rester dans un pays gouverné par leur ennemi FLN."
Voici un autre aspect de la désinformation. Nous aurions refusé de perdre " nos privilèges " en étant gouvernés par des " arabes " (Ah ! Ce racisme congénital). Ceci ne tient pas car les accords d'Evian prévoyait une représentation européenne au gouvernement de la République algérienne. Simplement, les accords d'Evian n'étaient qu'une déclaration de principe qui ne fut jamais respectée. De plus, le slogan " La valise ou le cercueil " était toujours d'actualité. Voir ici.
(5) Plusieurs centaines de victimes serait plus proche de la réalité. 807 d'après Jean Pierre Chevènement, préfet d'Oran par intérim ce jour-là.

Certains pensent encore revenir pour un vrai déménagement
Entre mars et septembre 1962, villes et villages d'Algérie se vident de leur population européenne comme si un barrage s'était rompu. Des rotations incessantes de navires (6) vers Marseille et Port-Vendres ainsi qu'une noria d'avions déversent près de 700.000 rapatriés sur le sol de la métropole - 70 % de la population française d'Algérie. Rares sont ceux qui ont pu déménager. La plupart sont partis dès qu'ils ont décroché un passage maritime ou un billet d'avion. On a bourré les valises à la hâte et chaque membre de la famille en transporte une ou deux. Certains songent à revenir plus tard pour effectuer un déménagement en bonne et due forme. Mais beaucoup croient ce départ définitif. Dans son émouvant ouvrage La Traversée, l'écrivain Alain Vircondelet raconte: " On savait que sitôt partis, la porte serait fracturée et qu'une famille, peut-être déjà aux aguets, occuperait les lieux. " Ainsi, nombre de portes resteront ouvertes et des voitures abandonnées avec les clés sur le tableau de bord - d'autres, au contraire, incendieront leur véhicule plutôt que de le laisser aux " vainqueurs ".Quand ils embarquent et jettent un dernier regard vers cette terre d'Algérie qui les a vus naître, ces rapatriés éprouvent le goût amer de la trahison. Le gouvernement, remâchent-ils, a précipité leur perte, détruit leur existence et bradé " leur " pays.(7) Jetés sur les routes de l'exil, beaucoup espèrent trouver le réconfort en gagnant la " mère patrie ". C'est De Gaulle qui les a trahis, pas la France, veulent-ils croire pendant leur traversée sans retour. Du moins la France des livres d'histoire et des manuels de géographie. Car ce peuple d'artisans, d'employés, de commerçants, de fonctionnaires cher à Albert Camus n'a, dans sa majeure partie, jamais foulé le sol de l'Hexagone (8). Ceux qui l'ont visité n'y ont souvent passé que quelques semaines de vacances et n'en ont donc rapporté que des souvenirs heureux. Leur vision idyllique ne résistera pas aux premières heures passées sur les quais de Marseille ou dans les salles de débarquement d'Orly. Policiers suspicieux - l'Intérieur traque les hommes de l'OAS - et douaniers pinailleurs transforment les premiers instants en une attente interminable. Les rapatriés découvrent soudain une France marquée par la guerre d'Algérie, mais pas comme ils l'ont été eux-mêmes. Ces Français-là les accueillent souvent mal, parce que des dizaines de milliers d'appelés du contingent ont été envoyés dans les Aurès " à cause d'eux " (9) ; parce que l'OAS a commis des attentats en métropole et qu'on les tient pour responsables ; et parce que des généraux ont organisé un putsch un an plus tôt contre la République.(10) L'hostilité a été amplifiée par une certaine presse et par la propagande communiste, qui les présentent tous comme des " colons ": propriétaires latifundiaires exploitant de pauvres fellahs ou bourgeois nantis dont les Arabes ciraient les chaussures aux terrasses des cafés. En réalité, les trois quarts des Français d'Algérie avaient des revenus inférieurs de 20 % à ceux des métropolitains. Et les riches que le PC brocardait ne représentaient que... 3 % des Pieds-Noirs.(11)

(6) " des rotations incessantes de navires ".
" Si l'on veut parler d'une mise en place de moyens de transports par le gouvernement : " on aura tôt fait de constater à quel point la participation de la Marine nationale à cette exode aura été numériquement marginale pour l'évacuation de la population européenne encore que fondamentale pour celle des harkis… pour le mois de juillet où elle atteint son maximum, elle ne dépasse pas 8% du total. " http://www.frenchlines.com/rapatriement/documents/patrick_boureille_conf_marine_nationale.pdf. L'emploi de la marine nationale ne fut effectif qu'à partir du 11/06/62 au 22/07/62 et assure le rapatriement de 17500 personnes. Le chef de l'état ayant même refusé des initiatives américaines et espagnoles.
(7) " leur " pays.
L'utilisation des guillemets laisse entendre que le pays en question n'était le leur que par le résultat d'une hallucination collective. Un élément allogène n'aurait donc pas le droit de se sentir chez lui sur une terre qui a vu naître 5 générations des siens. Une arrière pensée un peu étrange alors que le droit du sol est instauré sans contestation possible sur la terre de France. Et qu'il suffit qu'un nouveau né voit le jour sur le quai d'un port ou sur le tarmac d'un aéroport de " notre pays ", pour devenir instantanément, citoyen français et de ce fait être inexpulsable. Mais peut être aussi que cette terre française n'est pas non plus " notre " pays puisque nous sommes nés en terre étrangère... Voir ici
(8) " Car ce peuple… n'a, dans sa majeure partie, jamais foulé le sol de l'Hexagone. "
Effectivement, sauf pour secourir la mère patrie en danger. Le père de Camus entre autres, perdra la vie dans le premier conflit mondial. Tous n'ont pas rapporté de " souvenirs heureux ", mais souvent laissé " outre-mer " un être cher ou " rapatrié " cercueils, blessés, gueules cassées et handicapés. Voir ici.
(9) " des dizaines de milliers d'appelés du contingent ont été envoyés dans les Aurès " à cause d'eux " ".
Et à " cause d'eux ", à cause des enfants qu'ils étaient, des dizaines de milliers de Pieds Noirs (16,4 % de la population européenne pendant la seconde guerre mondiale) ont été envoyés, en Tunisie, en Corse, en Provence, en Italie, à Colmar, jusqu'à Stuttgart.
(10) " parce que des généraux ont organisé un putsch un an plus tôt contre la République.
" La révolte des généraux d'avril 1961, baptisée Putsch, n'était pas dirigée contre la République. C'était même tout le contraire. L'Algérie était partie intégrante, depuis 1848, de la République française une et indivisible. La politique gaullienne prévoyait d'amputer celle-ci de 15 départements en contradiction avec la constitution du 4 octobre 58
(Article 2 La France est une République indivisible.), (Article 5 Le Président de la République veille au respect de la Constitution…, Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire..)
Le " Putsch " visait donc à conserver l'unité républicaine et s'opposait à des violations de la constitution. Il fut tenté par des officiers républicains qui tous avaient un passé glorieux au service de la France. On les qualifia de fascistes afin de les déconsidérer pour salir leur entreprise.
(11) Sondage I.F.O.P en 1962 : 62% des français de métropole refusent toute idée de sacrifice à l'égard des "Pieds-Noirs ".

Un quart des biens débarqués ont été volés
Gaston Defferre, alors maire de Marseille, se place au premier rang du " comité d'accueil ". Supporter de l'indépendance, il n'éprouve pas de sympathie pour ces intrus qui débarquent par milliers chaque jour dans la cité phocéenne. Le 2 juillet 1962, dans une interview à Paris-Presse, il déclare : " Au début, le Marseillais était ému par l'arrivée de ces pauvres gens, mais, bien vite, les Pieds-Noirs ont voulu faire comme ils le faisaient en Algérie quand ils donnaient des coups de pieds aux fesses des Arabes. Alors les Marseillais se sont rebiffés. Vous-même, regardez en ville : toutes les voitures immatriculées en Algérie sont en infraction ! "(12). " Halte au péril pied-noir " (13), peut-on lire sur des affiches placardées sur les murs du port. Dans ce climat tendu, des Pieds-Noirs verront même leurs caisses jetées dans les bassins par des dockers CGT... L'historien Jean-Jacques Jordi estime que le quart des biens des rapatriés déchargés à Marseille ont été purement et simplement volés. Le gouvernement n'est pas en reste. Le général de Gaulle observe cet exode avec inquiétude (14) : il discrédite les accords d'Evian qui stipulaient des garanties pour les Français d'Algérie et rejette vers la métropole ses plus farouches détracteurs. Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes, qui a mené les négociations avec le FLN, voit ces arrivées massives comme une catastrophe. Robert Boulin, secrétaire d'Etat aux Rapatriés, tente de minimiser l'événement. En Conseil des ministres, il explique que cet afflux cache un grand nombre de vacanciers qui retourneront en Algérie à la rentrée et que seulement 160.000 Pieds-Noirs sont partis pour de bon... En fait, quelles qu'aient été les arrière-pensées politiques des uns ou des autres, l'afflux soudain de Pieds-Noirs prend le gouvernement et l'administration au dépourvu. Ni le secrétariat d'Etat, ni le ministère de l'Intérieur, ni les préfectures ne sont prêts à y faire face. Le problème est énorme. Il faut loger, nourrir, scolariser des milliers de Français arrivés en six mois. Les plus argentés, une minorité, possèdent une maison ou un appartement en métropole et peuvent s'y installer. Mais que faire des autres ? Quand ils ont encore des liens familiaux, les Pieds-Noirs campent chez des parents. Mais ces solutions de fortune, à cinq ou six dans une pièce, ne sont pas durables. Elles ne font que repousser le problème et grossir les rangs des mécontents. Quant à ceux qui n'ont pas de famille en France - c'est par exemple le cas des Pieds-Noirs d'origine espagnole ou des juifs séfarades -, ils n'ont rien. La question du logement est la plus urgente. Hélas, en ce début des années 60, la France se débat déjà avec ce problème. Les dossiers des rapatriés vont donc épaissir le fichier des mal-logés et s'ajouter aux cohortes de demandeurs de HLM. À l'été 1962, on les héberge dans des internats, vides durant les vacances scolaires, dans des entrepôts désaffectés ou d'anciennes casernes, voire dans de petits hôtels sans confort réquisitionnés par les préfectures. La Croix-Rouge, le Secours catholique, la Cimade (protestante), le Fonds social juif déploient leurs bénévoles pour assister les Pieds-Noirs. Ces " solutions " relèvent toutes de l'expédient ou de la charité plutôt que du plan réfléchi et concerté. Longtemps encore, ils furent des milliers à occuper des logements insalubres en payant des loyers prohibitifs au regard de l'état des locaux. Il faudra des années pour régler le relogement des Pieds-Noirs en France. Le chercheur Yann Scioldo-Zürcher, (15) auteur d'une étude détaillée sur l'intégration des rapatriés d'Algérie (Devenir métropolitain, éditions EHESS), souligne néanmoins que l'État a veillé à ce que les rapatriés n'échouent pas dans les bidonvilles, nombreux autour des grandes villes françaises de l'époque.

(12) " Ils fuient. Tant pis ! En tout cas je ne les recevrai pas ici. D'ailleurs nous n'avons pas de place. Rien n'est prêt. Qu'ils aillent se faire pendre où ils voudront ! En aucun cas et à aucun prix, je ne veux des Pieds-Noirs à Marseille ". "Il n'est pas question de les inscrire à l'école, car il n'y a déjà pas assez de place pour les petits Marseillais. " Gaston Deferre Voir ici.
(13) D'autres aussi : " Pieds-Noirs dehors ! " " Retournez chez vous ! " " Les Pieds-Noirs à la mer ! "...
(14)" Le général de Gaulle observe cet exode avec inquiétude ".
Il ne fut inquiet que lorsque le flot pourtant prévisible (" Quelle hécatombe connaîtrait l'Algérie si nous étions assez stupides et lâches pour l'abandonner " Ch De Gaulle - conférence de presse 1958), devenait irréversible. Il fut indifférent et sourd aux conseils de certains de ses ministres. " Trois cent Français d'Algérie par semaine, ça fait douze cent par mois, à supposer qu'ils soient tous des rapatriés. Ce n'est pas la mer à boire. Ce n'est rien ! " Charles De Gaulle à Alain Peyrefitte
(15) A lire les écrits du chercheur Yann Scioldo-Zürcher, le Pieds-Noirs serait environné des mythes qu'il à lui-même fabriqué pour se donner, inconsciemment (ou non), une posture de victime. Il en va ainsi de la description du monde dans lequel il vécut ; de l'image qu'il s'est construit de la société coloniale dans laquelle il s'octroie le " beau rôle " ; de la négation des efforts humains et financiers incommensurables que fit le gouvernement à son encontre.
Si les aides pécuniaires furent effectivement allouées, le chercheur occulte qu'elles furent versées, souvent, comme des avances et prêts soumis à intérêts, ou des remboursements de frais engagés ; qu'elles furent réglées bien tardivement, non convenablement estimées par rapport à ce qu'elles auraient dû être ; que les versements étalés dans le temps ne tinrent pas compte de l'inflation ; que le pretium doloris ne fut jamais pris en compte. (Voir notre dossier " Indemnisation ").
" que si l'État a veillé à ce que les rapatriés n'échouent pas dans les bidonvilles, nombreux autour des grandes villes françaises de l'époque ". Il n'a pas empêché l'inflation du prix des terrains et des loyers qui ont amplifié la précarité des réfugiés ; les taudis et meublés sordides avec paiement exigé en liquide par des bons français qui eux, ne faisaient pas " suer le burnous ".

Attirés par le climat du midi de la France
L'objectif d'origine - veiller à éviter des concentrations trop importantes dans certaines régions de France - n'a pas été atteint (16). Le midi de la France, notamment le pourtour méditerranéen, concentre la majorité des Pieds-Noirs. Viennent ensuite la région parisienne, puis le Rhône et l'Isère. Une répartition géographique qui révèle deux tendances fortes. Premièrement, beaucoup de Pieds-Noirs ont privilégié le climat. N'oublions pas que cette population composite, mêlant Français, Espagnols, Maltais, Italiens, Grecs, Séfarades, représentait une sorte de concentré de Méditerranée qui n'avait que peu, ou pas du tout, de racines en France. D'où l'envie de s'établir près de la " grande bleue " ou, en tout cas, d'éviter les hivers trop rudes. Deuxièmement, les zones de forte expansion ont accueilli de nombreux Pieds-Noirs. Le constat est vrai pour l'Ile-de-France et la région Rhône-Alpes. Mais il l'est aussi pour les grandes villes du Midi : Marseille, Nice, Montpellier, Perpignan, Toulon. L'arrivée des Pieds-Noirs a correspondu avec le moment fort des Trente Glorieuses, marqué par une croissance annuelle supérieure à 6 % jusqu'en 1965. Ils y prirent leur part.

(16) "Il faut les obliger à se disperser sur l'ensemble du territoire. Leur répartition et leur emploi exige des mesures d'autorité ". (C De Gaulle au Conseil des Ministres du 18 juillet 1962)
" Pourquoi ne pas demander aux affaires étrangères de proposer des immigrants aux pays d'Amérique du Sud ? Ils représenteraient la France et la culture française. " (Georges Pompidou 1er Ministre, au Conseil des Ministres du 18 juillet 1962)
" Mais non ! Plutôt en Nouvelle Calédonie ou en Guyane qui est sous-peuplée et où on demande des défricheurs et des pionniers ! " ch de Gaulle
Voir ici

Dans l'agriculture, une réussite moins harmonieuse
Il est bien entendu très difficile de mesurer la réussite spécifique de la population rapatriée une fois installée sur le territoire de la métropole. A leur arrivée, l'économie française en général et le marché de l'emploi en particulier n'avaient pas forcément besoin d'eux (17). Artisans, petits commerçants, modestes employés, agriculteurs, ils faisaient irruption dans une France en pleine mutation : exode rural, industrialisation, avènement des grandes surfaces commerciales. Au départ, les autorités ont attribué des aides aux indépendants pour qu'ils se réinstallent tout en octroyant des surprimes, substantielles, à ceux qui optaient pour un emploi salarié. La rabbia,(18) ce mot italien utilisé à Bab el-Oued qui signifie rage, animait-elle les rapatriés à leur arrivée? En tout cas, ces Français qui avaient tout perdu ont tracé leur chemin en créant des PME, notamment dans le bâtiment, dans la confection et dans les services. Dans les professions libérales, médecins, vétérinaires, dentistes, avocats, notaires, les réussites sont patentes. Dans le monde agricole, le tableau est moins harmonieux. À côté de grands succès, notamment en Corse avec la viticulture et les agrumes ou sur la Côte d'Azur avec les pépiniéristes, on déplore de nombreux échecs. Les Pieds-Noirs, parfois incités par les pouvoirs publics ou les chambres d'agriculture, ont repris des exploitations abandonnées par des paysans qui avaient gagné la ville. Payées au prix fort, les terres n'ont pas produit les revenus attendus et ont plongé leurs acquéreurs dans les difficultés, voire la faillite. Les fonctionnaires sont un cas particulier. Les administrations les ont intégrés, parfois avec quelques retards dans la carrière, et les agents des organismes locaux ont fini par être réaffectés au sein de services publics en France. Exemple célèbre dont beaucoup de lycéens des années 60 se souviendront: les infirmières des hôpitaux d'Algérie que l'on réorienta vers la médecine scolaire. N'oublions pas la musique, le cinéma et le show-business où les réussites sont légion. C'est vrai pour les Séfarades qui dominent la comédie, au grand dam de certains qui se sentent caricaturés par leur genre d'humour. Mal partis et finalement bien arrivés, les rapatriés auront quand même obtenu de réelles compensations de la République - ce que certains ont semblé oublier. (19) En 1970, le Sénat chiffrait à 26 milliards de francs le total des aides et allocations. Quant aux indemnisations au titre des lois de 1970, 1974 et 1978, elles se montent à près de 29 milliards de francs.(20) Des sommes obtenues de haute lutte, bien après que le Général eut quitté le pouvoir, notamment sous Giscard. Au bout du compte, les Pieds-Noirs n'ont pas " tout " perdu.(21) La France, quant à elle, a gagné des citoyens qui ne demandaient qu'à l'intégrer. C'est une réussite.

(17) Nous venions " manger le pain des Français !! "
(18) Ou Rabia mot espagnol de même signification.
(19) Voir note (15)
(20) Estimation des biens laissés en Algérie 25 à 50 milliards de 1956.
55 milliards d'aides, allocations et indemnisation.
26 milliards réinjectés illico dans l'économie (aides et allocations ont servi à acquérir des biens de consommation de première nécessité) ;
29 milliards d'indemnisation (sans défalquer les intérêts de prêts remboursés).
Cette indemnisation fut si juste et si équitable qu'il fallut rajouter 3 lois (1982, 1987, 2005).
Pour une indemnisation totale en quatre ans, il suffisait d'augmenter le litre d'essence, alors aux environs de 1 Franc, de 1 centime (proposé par M Viard), mais cette augmentation " aurait été mal perçue par le peuple Français ".
Pour mémoire :
La France a fourni à l'Algérie (de 1962 à 1965) une aide équivalente au montant du coût des grands travaux prévus au Plan de Constantine, c'est-à-dire approximativement DIX MILLIONS DE FRANCS PAR JOUR, soit pour ces trois années, PLUS DE DIX MILLIARDS DE FRANCS versés à fonds perdus.
(21) " les Pieds-Noirs n'ont pas " tout " perdu ".
Tout non ! Seulement un pays, leurs maisons, leurs amis, leurs cimetières. Pour certains, leur métier, la vie ou la santé, une fin d'existence dans la misère. Et pour ceux qui ont pu bénéficier d'une indemnisation, environ 70 % de leurs biens. Ils y ont gagné par contre, mépris, racisme et xénophobie, accusations diverses et variées, insultes et autres manquements aux droits de l'homme. De quoi se plaignent-ils à la fin ? Merci donc à la France " grande et généreuse ".

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Mis en ligne le 30 janvier 2012

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