Cette communication a été présentée le 27 septembre 2003 au colloque organisé par le Cercle algérianiste de Bordeaux, intitulé L'après 19 mars 1962 ... et si on en parlait ! Rencontres avec des historiens et des témoins. Les accords d'Evian signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et ceux du FLN étaient censés rétablir la paix en Algérie par un cessez-le-feu dès le lendemain 19 mars à midi. Les Français rapatriés de ce pays sont bien placés pour savoir que la réalité fut très différente, et c'est pourquoi ce nom leur rappelle de mauvais souvenirs qui les empêchent de considérer le 19 mars comme l'anniversaire de la fin de la guerre. Mais avant de pouvoir juger valablement ces accords, il est nécessaire de les connaître, afin d'éviter des erreurs trop souvent commises.
" Un bien étrange document "
Les accords d'Evian étaient un " bien étrange document " [1] de quatre-vingt-treize feuillets [2], qui comprenait un accord militaire de cessez-le-feu, et plusieurs déclarations politiques relatives à l'avenir de l'Algérie et des relations franco-algériennes.
Le cessez-le feu devait mettre fin " aux opérations militaires et à toute action armée " le 19 mars à douze heures, et interdire par la suite " tout recours aux actes de violence individuelle et collective ", ainsi que " toute action clandestine et contraire à l'ordre public ". Seules les forces françaises pourraient circuler librement jusqu'au résultat de l'autodétermination, tout en évitant le contact avec les forces du FLN. Les incidents seraient réglés par des commissions mixtes, et tous les prisonniers seraient libérés.
La déclaration générale partageait les compétences pendant la période transitoire entre un haut commissaire de France, responsable de l'ordre public en dernier ressort, et un exécutif provisoire franco-algérien nommé d'un commun accord, et disposant d'une force locale ; elle promettait un référendum d'autodétermination dans un délai de trois à six mois, proclamait la souveraineté du futur Etat algérien, garantissait les libertés et la sécurité de tous ses habitants, fixait les principes de la coopération entre les deux Etats, du règlement des questions militaires et de celui des litiges.
Plusieurs déclarations particulières promettaient l'amnistie pour tous les actes commis en relation avec les événements politiques avant le cessez-le-feu et l'immunité pour toutes les opinions émises jusqu'à l'autodétermination, l'exercice des droits civiques algériens pour les citoyens français d'Algérie (avec représentation proportionnelle à leur nombre) pendant trois ans avant de choisir leur nationalité définitive, le respect de leurs biens, de leurs droits civils, et de leur religion. Elles prévoyaient aussi la coopération économique et financière, fondée sur la réciprocité des intérêts ; la mise en valeur des richesses du Sahara par un organisme franco-algérien ; la coopération culturelle et technique. Une convention militaire ordonnait la réduction des forces françaises à 80.000 hommes un an après l'autodétermination et leur évacuation totale deux ans plus tard, sauf les bases navales et aériennes de Mers-el-Kébir et Bou Sfer, concédées pour 15 ans, et les sites sahariens d'essais de bombes atomiques et de fusées pour 5 ans. Les litiges devaient être réglés par concertation, arbitrage, ou appel à la Cour internationale de justice.
Ces accords étaient signés à la fin du dernier feuillet par trois ministres français, Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie, et par le vice-président du GPRA Belkacem Krim, qui avait tenu par surcroît à parapher chacun des 92 feuillets précédents. Et pourtant, certains auteurs ont nié l'existence d'accords bilatéraux, et persistent à les présenter comme une déclaration unilatérale du gouvernement français, n'engageant que lui [3]. Cette erreur s'explique par une confusion entre le texte authentique des accords et les " déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l'Algérie ", publiées dans le Journal officiel de la République française du 20 mars sous les signatures du président de la République, du Premier ministre, et des ministres Louis Joxe, Louis Jacquinot, Bernard Chenot et Jean de Broglie, et suivies de plusieurs décrets d'application [4]. En effet, les accords ont été publiés séparément par les deux parties, et avec des différences de présentation significatives.
Aucune des deux versions ne suivait exactement le plan du texte authentique ; celui-ci commençait par le préambule suivant :
Des pourparlers entre les représentants du Gouvernement de la République et les représentants du Front de Libération Nationale se sont déroulés à Evian du 7 au 17 (sic) mars 1962. Cette légère différence de présentation révélait une divergence non surmontée sur la nature et la signification profonde des accords. Pour le gouvernement français, c'était un programme commun proposé par lui-même et par un parti algérien (le FLN) à la ratification des deux peuples, qui en ferait une loi fondamentale de l'Etat algérien [11], lequel n'avait jamais existé, et serait créé par le référendum d'autodétermination. Pour le FLN, c'était un traité entre deux gouvernements, reconnaissant implicitement la légitimité du GPRA. En effet, le général de Gaulle n'avait pas voulu reconnaître formellement le GPRA comme tel. C'est pourquoi le gouvernement français avait d'abord prévu de ne signer aucune déclaration bilatérale avec le FLN, puis de ne signer que le cessez-le-feu, et il s'était finalement contenté de signer le dernier feuillet des accords, puis il en avait publié les textes en leur donnant l'apparence de décisions souveraines unilatérales ; alors que le vice-président du GPRA avait insisté pour en parapher tous les feuillets afin de leur donner celle d'un traité international. Paradoxalement, les deux parties avaient agi contre leurs intérêts. En effet, le GPRA avait tenu à prendre des engagements solennels qu'il n'avait pas l'intention de respecter tous ni toujours, alors que le gouvernement français avait affaibli les accords en ne reconnaissant pas officiellement son partenaire. Les accords d'Evian étaient donc un fragile échafaudage juridique. Pourtant, le fait est qu'ils avaient bien été négociés et signés bilatéralement.
Avant de montrer comment ces accords ont été appliqués ou violés, il faut revenir sur certains aspects du processus qui les a produits (sans vouloir raconter toutes les relations entre de Gaulle et le FLN depuis 1958).
1938 19.
Comme on l'a vu, le début de la déclaration générale se référait au référendum du 8 janvier 1961, suivi et entériné par la loi du 14 janvier 1961, qui avait légitimé le recours à l'autodétermination des populations algériennes, et permis au gouvernement français de la préparer en réglant par décrets l'organisation des pouvoirs publics en Algérie, de façon à créer un organe exécutif et des assemblées délibératives algériennes. Mais cette procédure était illégitime aux yeux de la plupart des Français d'Algérie et des partisans de l'Algérie française, qui en dénonçaient le caractère anticonstitutionnel. En effet, ils n'avaient pas oublié la propagande déployée officiellement durant l'été 1958 par les autorités militaires et civiles en faveur du " oui " au référendum sur la Constitution de la Vème République, qui était officiellement présenté comme un " oui " à la France " de Dunkerque à Tamanrasset ". L'économiste Maurice Allais (bien que partisan du principe de l'autodétermination) démontra l'inconstitutionnalité de la procédure employée par le gouvernement dans le quatrième chapitre de son livre L'Algérie d'Evian. Le référendum et la résistance algérienne (Paris, L'esprit nouveau, juillet 1962) [12], en s'appuyant notamment sur des déclarations du Premier ministre Michel Debré, qui affirmait en 1959 que " les départements d'Algérie et du Sahara font partie de la République au même titre que les départements métropolitains ", et que " aucune transformation en Etats de la Communauté, aucune sécession de la République, ne sont donc constitutionnellement possibles pour les départements et territoires faisant actuellement partie de la République française " [13].
Pourtant, le débat a rebondi dans les années 1990, après la publication de Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 [14], suivis par des études sur L'écriture de la Constitution de 1958 [15], qui ont montré comment celle-ci avait été conçue de manière à faciliter le changement de statut de territoires faisant partie de la République une et indivisible. En 1995, l'ancien magistrat Georges Bensadou a estimé que, selon l'article 72 de la Constitution, l'Algérie était une " collectivité territoriale créée par la loi " (celle du 20 septembre 1947) et pouvait changer de statut pour sortir de la République par l'effet d'une autre loi [16]. En 1998, Jean-François Paya est revenu sur la question du statut constitutionnel de l'Algérie dans la Constitution de 1958 [17], et il a conclu que celle-ci avait bien été conçue pour permettre la séparation en utilisant les articles 72, 73, 11 et 53. On sait que le général de Gaulle avait réservé à l'Algérie, dans son allocution du 13 juillet 1958 [18], une " place de choix " dans la " Communauté plus large que la France " [19] que la Constitution allait bientôt instituer, mais aussi qu'il avait une manière très personnelle d'interpréter " sa " constitution, qui ne faisait pas l'unanimité des juristes. N'étant pas juriste, je préfère ne pas me prononcer sur ce sujet.
Quoi qu'il en soit, le référendum du 8 janvier 1961 était bien un fait politique d'une importance capitale. En métropole, avec une participation de 76,5% des inscrits, le " oui " avait réuni 75,26% des suffrages exprimés. Sachant que le PCF et le PSU avaient préconisé le " non " par crainte d'une tentative gouvernementale de prolonger la guerre en l'algérianisant, les partisans de l'Algérie française ne pouvaient revendiquer qu'une minorité des 24,74% de " non ". Le président de la République n'avait donc pas tort de croire que la grande majorité des Français lui faisait confiance pour mettre fin à la guerre d'Algérie, et que l'ouverture de négociations avec le FLN élargirait encore sa majorité dans le pays. La décision qu'il prit aussitôt après, avec l'accord du premier ministre Michel Debré, de donner la priorité à une négociation avec ses dirigeants sur la création immédiate d'institutions provisoires algériennes était donc logiquement prévisible (surtout après les manifestations nationalistes de décembre 1960 dans les grandes villes d'Algérie).
Au contraire, les résultats du référendum en Algérie n'étaient pas aussi clairs. L'abstention, conforme aux consignes impératives du FLN, avait obtenu une majorité relative de 42% des inscrits, et triomphé dans les quartiers musulmans des grandes villes ; le " oui ", recommandé par les autorités civiles et militaires, 39% (surtout dans les campagnes) ; alors que le " non " prôné par les partisans de l'Algérie française en avait rassemblé 18%, et même obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés dans les départements d'Alger et d'Oran et dans les arrondissements de Bône et de Philippeville. On pouvait en déduire, tout au moins, que la grande majorité des Français d'Algérie n'avait pas mandaté le gouvernement pour mettre fin à l'Algérie française, ni pour livrer le pays au FLN.
Quoi qu'il en soit, les négociations qui s'étaient engagées bientôt dans le secret, puis publiquement le 20 mai 1961 à Evian, n'avaient pas été décidées par " la volonté d'un seul homme, vieillard entêté ", contrairement à l'expression de Maurice Allais [20]. Même si le général de Gaulle prenait " toutes les décisions importantes sans consulter qui que ce soit ", il n'en avait pas moins tenu compte des suggestions venues de son opposition de gauche, prête à lui prêter son appui conditionnel pour mettre fin à la guerre d'Algérie. En effet, la procédure suivie ne fut pas celle qu'avait annoncée le président de la République dans son discours du 16 septembre 1959 (libre choix de leur avenir par tous les habitants de l'Algérie entre trois options, quatre ans au plus tard après le rétablissement de la paix, sans privilégier le FLN qui devrait cesser le feu et rendre ses armes) ; elle correspondit aux propositions faites par des juristes et militants de gauche réunis en congrès à Royaumont (juin-juillet 1960), Aix-en-Provence (décembre 1960), et Grenoble (mars 1961) : négocier avec le FLN sur les conditions du cessez-le-feu, mais également sur les garanties de l'autodétermination, l'organisation de la période transitoire, l'avenir de l'Algérie et des relations franco-algériennes, de façon à présenter un programme commun à l'approbation du peuple algérien. Comme l'écrivit le maire socialiste de Marseille, Gaston Defferre, dans Le Provençal du 5 mars 1962, " la procédure qui a été choisie est exactement celle que nous n'avons pas cessé de préconiser : accord sur le fond et ratification par le peuple algérien à la demande du gouvernement français et du GPRA " [21].
Pour ouvrir ces négociations, le général de Gaulle dut renoncer successivement à des principes qu'il avait longtemps proclamés intangibles : le préalable de la remise des armes (accepté en juin 1960 par le chef de la wilaya IV, Si Salah, mais refusé par les émissaires du GPRA à Melun) et celui d'un cessez-le-feu, remplacé en mai 1961 par une trêve unilatérale des opérations offensives que le FLN dénonça comme un piège, les discussions parallèles avec le MNA de Messali Hadj et d'autres tendances politiques, la limitation de l'ordre du jour au cessez-le-feu et aux garanties de l'autodétermination. Il accepta ainsi de reconnaître de fait le GPRA comme seul interlocuteur valable et comme futur gouvernement probable de l'Algérie indépendante (même s'il refusa toujours, comme on l'a vu, de le reconnaître formellement). Pour relancer ces négociations suspendues après les conférences d'Evian (mai-juin 1961) et de Lugrin (juillet 1961), et pour les faire aboutir, il dut reconnaître la souveraineté du futur Etat algérien sur les deux départements sahariens (5 septembre 1961) et consentir de nouvelles concessions sur les droits de la communauté européenne et des musulmans voulant conserver leur nationalité française [22] dans l'Algérie indépendante. Il obtint en contrepartie un régime transitoire privilégié de binationalité pendant trois ans pour les Français d'Algérie, et des garanties générales de sécurité, censées protéger contre toutes représailles tous ceux qui avaient pris parti contre le FLN en actes ou en paroles :
" Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l'objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison de paroles ou d'opinions en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination. " La rédaction de ces garanties ne prêtait à aucune équivoque, et le FLN savait à quoi il s'était engagé, car le gouvernement français avait fait d'un engagement de non-représailles la condition de la reprise des pourparlers à la fin d'octobre 1961 [24]. Et pourtant, l'idée s'est répandue dès 1962 parmi les partisans de l'Algérie française que celles-ci étaient démenties par des clauses secrètes qui auraient livré les Français d'Algérie et les musulmans fidèles à la vindicte du FLN. D'où venait cette idée ? De révélations faites, peu après la fin de la conférence secrète des Rousses, à André Rossfelder (dirigeant de l'OAS en exil à Rome) par son frère Roger, porteur de valises du FLN. Ce dernier lui aurait apporté " l'essentiel des agréments secrets qui venaient d'intervenir aux Rousses entre le gouvernement et le FLN le 18 février et que le congrès du FLN s'apprétait à discuter ". Ces renseignements comportaient deux parties : André Rossfelder a raconté cet épisode plus en détail dans ses récents Mémoires [27]. On y apprend que son frère ne lui avait pas apporté le texte des prétendus " accords secrets ", mais seulement " quelques lignes griffonnées sur un papier et le reste inscrit dans sa tête ". Il semble bien s'agir de révélations sur le contenu de l'accord préliminaire des Rousses, et sur des décisions déjà prises par le gouvernement (directives données dès le 20 décembre 1961 pour faire face à une insurrection de l'OAS à Alger et Oran [28], licenciement et désarmement des supplétifs musulmans annoncés au Conseil des ministres du 21 février 1962 [29]) qui auraient été communiquées par ses représentants aux délégués du GPRA pour les convaincre. Le rapport présenté par le GPRA au CNRA (réuni à Tripoli du 22 au 27 février 1962 pour autoriser ou non la conclusion des négociations par la deuxième conférence d'Evian) explique pourquoi ce projet d'accord lui semblait acceptable : parce qu'il sauvegardait " les principes intangibles de notre révolution ", qui étaient " aujourd'hui pleinement reconnus par la France ". Celle-ci avait reconnu en fait le GPRA comme futur gouvernement algérien en acceptant " une négociation globale sur l'avenir de l'Algérie ". Dans ces conditions, " l'autodétermination apparaît désormais comme une formalité - à laquelle la France, pour des raisons à la fois politiques et juridiques, reste attachée - , et la question des garanties en vue d'un scrutin libre est devenue celle, beaucoup plus concrète, d'une préparation à l'indépendance. Il ne s'agit plus en effet de déterminer les conditions d'un référendum loyal, ce qui (...) s'avérera toujours quelque peu illusoire, mais de créer en Algérie, dès la proclamation du cessez-le-feu, les conditions psychologiques, politiques et administratives de l'ère nouvelle, l'ère de l'indépendance. C'est sous cet éclairage que prennent tout leur sens, et toute leur portée, l'institution d'un Exécutif provisoire qui doit être contrôlé par le FLN, la mise sur pied d'une force locale indépendante de l'armée française, l'algérianisation accélérée de l'administration dans toutes les branches, etc " [30]. Application ou violation des accords d'Evian
Les accords d'Evian ont-ils été appliqués ? Ils l'ont été formellement. Du côté français, le gouvernement les a aussitôt publiés, avec leurs décrets d'application, et a organisé en métropole (mais pas en Algérie) le référendum du 8 avril 1962, destiné à ratifier les accords, à donner au gouvernement les pleins pouvoirs pour les appliquer, et à l'autoriser à conclure des actes de coopération avec l'Algérie indépendante. Le Délégué général du gouvernement, Jean Morin, fut aussitôt remplacé par le Haut commissaire de France, Christian Fouchet, et l'Exécutif provisoirecomprenant six membres du FLN, trois musulmans indépendants et trois européens libéraux, présidé par l'ancien président de l'Assemblée algérienne Abderrahmane Farès [32], fut installé à Rocher Noir le 13 avril. Sur sa proposition, la date du référendum d'autodétermination de l'Algérie fut fixée au 1er juillet, raccourcissant la période transitoire à trois mois et dix jours. La commission centrale de contrôle déclara le 3 juillet qu'à la question posée, " Voulez-vous que l'Algérie devienne indépendante en coopérant avec la France ? ", environ 5.975.000 votants sur 6.000.000 avaient répondu " oui ". Aussitôt, le président de l'Exécutif provisoire proclama l'indépendance de l'Algérie, et le président de la République française la reconnut. L'Exécutif provisoire resta en fonction pour organiser l'élection d'une Assemblée nationale (dans laquelle les citoyens français d'Algérie obtinrent 10% des sièges), et lui remit ses pouvoirs le 25 septembre 1962 (en même temps que ceux du GPRA) [33]. Mais ce respect formel de la procédure prévue n'avait pu cacher longtemps de très nombreuses et très graves violations des clauses fondamentales des accords d'Evian, qui les vidèrent de leur contenu.
En effet, le cessez-le-feu et la déclaration des garanties furent très vite bafoués. Le dispositif des accords fut rapidement démantelé, d'abord par une insécurité généralisée, puis par des décisions prises par le nouveau gouvernement algérien. Les responsabilités du FLN ont été non moins importantes. On a souvent rendu hommage à la modération dont il aurait fait preuve dans les premières semaines du cessez-le-feu, en empêchant les foules musulmanes de réagir aux provocations de l'OAS. Mais sa modération ne dura pas. A partir du 17 avril 1962, il multiplia les enlèvements de Français de souche européenne à Alger, à Oran, et dans les régions voisines. Ce " terrorisme silencieux " (suivant l'expression de Jean Monneret [36]) visait à démanteler l'OAS ou à riposter à ses provocations sans rompre visiblement le cessez-le-feu [37] ; il devint rapidement incontrôlable, et créa une insécurité dont nul ne pouvait se croire à l'abri, qui déclencha directement l'exode massif des Français d'Algérie.
Dès le premier jour, le FLN prépara sa prise du pouvoir suivant sa propre interprétation des accords d'Evian, mais contrairement à de nombreuses clauses du cessez-le-feu et de la déclaration des garanties. Les troupes de l'ALN sortirent en armes de leurs " zones de stationnement " pour faire de la propagande, lever des contributions financières, faire des réquisitions, et recruter des volontaires pour regonfler leurs effectifs, en appelant à déserter les soldats et supplétifs musulmans de l'armée française, mais aussi ceux de la force locale. Les messalistes furent systématiquement pourchassés et emprisonnés sauf s'ils acceptaient de renier leur parti. Les harkis et autres " traîtres " furent parfois massacrés (dès le 19 mars à Saint-Denis du Sig), ou le plus souvent rassurés par des promesses de pardon, qu'ils croyaient garantir en reversant au FLN leurs indemnités de licenciement ; mais des instructions des wilayas et de l'état-major de l'ALN annonçaient que leur sort serait règlé par la justice du peuple après la proclamation de l'indépendance [38].
Seules les divisions internes du FLN-ALN pouvaient l'empêcher de prendre le pouvoir dès cette proclamation. En effet, les tensions entre ses différentes factions aboutirent à l'échec du CNRA réuni à Tripoli en mai et juin 1962 pour lui donner un programme et une nouvelle direction politique. A la veille du référendum d'autodétermination, le GPRA présidé par Benyoucef Ben Khedda était contesté par le Bureau politique dirigé par Ahmed Ben Bella, et par l'état-major général de l'ALN commandé par le colonel Boumedienne. Après la formation du premier gouvernement de l'Algérie indépendante par Ahmed Ben Bella, les dirigeants algériens s'efforcèrent de mettre fin aux enlèvements de Français et de retrouver les disparus. Ils mirent beaucoup plus de temps à empêcher les massacres d'anciens " harkis ", et continuèrent à les détenir en prison, contrairement aux garanties d'Evian. Bien loin d'encourager les Français d'Algérie repliés en France à revenir, ils forcèrent à s'en aller la plupart de ceux qui avaient tenté de rester, par une politique de nationalisation et de socialisation. En effet, le programme de Tripoli adopté sans débat par le CNRA en mai 1962 - avant la ratification des accords d'Evian par le peuple algérien - les avait dénoncés comme une " plate-forme néo-colonialiste " et un obstacle à la révolution algérienne [42]. Aucun des deux camps qui s'étaient affrontés pendant l'été 1962 ne souhaitait le maintien d'une importante minorité française en Algérie [43].
Enfin, les responsabilités du gouvernement français dans l'échec des accords ne sont pas négligeables. Il les avait présentés comme " la solution du bon sens ", la meilleure solution pouvant sauvegarder dans toute la mesure du possible les intérêts légitimes de la France et ceux de des Français d'Algérie. Puis il a rejeté sur l'OAS toute la responsabilité de leur effondrement. Or, deux constats s'imposent.
Le gouvernement français n'a pas réagi avec la même énergie contre toutes les violations du cessez-le-feu, suivant qu'elles ont été commises par l'OAS ou par le FLN. Dans le premier cas, il a recouru à la force des armes et a fait ouvrir le feu, notamment à Alger du 22 au 26 mars 1962. Dans le second cas, il a été beaucoup plus modéré. La priorité donnée avant même le cessez-le-feu à la lutte contre l'OAS l'a conduit à collaborer avec le FLN, et à minimiser l'ampleur et la gravité des enlèvements jusqu'à la mi-mai [44]. Une grande partie des campagnes a été rapidement abandonnée à l'ALN par le retrait des troupes françaises. Le regroupement et le transfert préventifs des anciens " harkis " menacés vers la métropole ont été refusés, puis ils ont été autorisés sous la pression de l'urgence, mais avec beaucoup de réticence. Dès la proclamation de l'indépendance, l'armée française a perdu le droit d'intervenir sans l'accord des nouveaux responsables algériens, notamment le 5 juillet à Oran [45]. Il y a bien eu deux poids et deux mesures, parce que les violations du cessez-le-feu par l'OAS empêchaient la France de mettre fin à la guerre d'Algérie, alors que celles du FLN-ALN en empêchaient seulement une fin honorable.
D'autre part, le gouvernement a mené de front deux politiques théoriquement incompatibles, la coopération et " l'arrachement ", et il en a cumulé les inconvénients. A plusieurs reprises, depuis son discours du 16 septembre 1959 sur l'autodétermination, le général de Gaulle avait menacé le FLN de refuser toute aide à l'Algérie si la majorité des Algériens optait pour la sécession, et de regrouper tous ceux qui voudraient rester français, puis de les évacuer vers la métropole, pendant que les ressortissants algériens en seraient expulsés. Comme il l'a dit lui-même le 2 avril 1962 au journaliste Raymond Tournoux, " c'est parce que j'ai menacé le FLN de l'arrachement qu'il y a eu la coopération. Si cela devenait nécessaire, je procéderais encore à l'arrachement ". Or, la rapide dégradation de la situation en Algérie l'a conduit à accélérer le retrait des troupes et de la souveraineté française, mais sans remettre en cause la coopération autrement que par des menaces verbales. Il a ainsi donné l'impression d'ignorer ou de minimiser volontairement des actes contraires aux accords d'Evian et incompatibles avec une coopération sereine, pour éviter de constater la caducité des accords. Dans l'hypothèse de " l'arrachement ", la France aurait conservé toute la responsabilité de la sécurité des habitants de l'Algérie qui auraient voulu rester français, puis celle de leur réinstallation et de leur indemnisation. Mais la signature des accords d'Evian a entraîné son gouvernement à se décharger d'une part croissante de ses responsabilités sur des dirigeants algériens qui ne pouvaient ou ne voulaient pas les assumer. Du point de vue des Français et des Français musulmans d'Algérie, il aurait mieux valu que ces accords n'eussent pas été signés [46].
Plus de quarante ans après, comment juger les accords d'Evian ? En Algérie, où le 19 mars est devenu " fête de la victoire ", les reproches formulés dans le programme de Tripoli contre la " plate-forme néo-colonialiste " semblent oubliés. L'ancien président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda, a répété jusqu'à sa mort un bilan triomphal, citant comme premier titre de gloire de la Révolution algérienne celui d'avoir réussi " à déloger du territoire national un million d'Européens, seigneurs du pays " [47]. Mais aujourd'hui des Algériens osent dire que l'Algérie aurait eu intérêt à rester française, ou tout au moins à ne pas chasser les " Pieds-Noirs ".
En France, il est impossible de parler de victoire, à moins de considérer que le seul but des accords d'Evian était de la débarrasser du boulet algérien à tout prix. On comprend aisément qu'une grande partie des rapatriés continuent à les juger illégitimes dans leur principe. Mais il n'était pas nécessaire de croire à la possibilité d'intégrer l'Algérie dans la France pour les juger avec sévérité, comme l'a fait Maurice Allais, partisan d'une véritable autodétermination qui aurait respecté les droits des minorités : d'après-lui, c'était moins les accords d'Evian que l'absence de garanties réelles, de sanctions contraignantes contre leur violation prévisible, qui était condamnable [48].
Mais quoi que puissent en penser les rapatriés, il n'en est pas moins vrai que les accords d'Evian sont la meilleure base légale pour toute action de nature juridique ou judiciaire qu'ils voudraient entreprendre pour la défense de leurs intérêts matériels ou moraux : ils auraient tort de se priver de leur meilleur argument [49]
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Mis en ligne le 1er janvier 2012